dim 12 janvier 2025 - 11:01

L’énigme des Maîtres -1- Les portraits énigmatiques

(Lire de le précédent épisode ici)

Les Portraits Énigmatiques

Paris, 8ème arrondissement

Alexander Van De Meïr est un homme qui a de la chance.

Les hasards destinaux l’ont fait naître dans une famille aimante. Sa mère, professeur honoraire de littérature comparée de la Sorbonne, est une femme douce et affectueuse qui lui a toujours manifesté de l’admiration, sans doute excessive mais pas pour l’amour maternel qu’elle lui porte.

Elle le félicite, l’encourage, le louange, l’applaudit dès qu’il est heureux. Il fut son adorable bébé, puis son délicieux enfant, son si créatif et dynamique adolescent et maintenant son « grand », si beau et intelligent. Combien de fois avait-il surpris sa mère qui parlait de lui au superlatif avec ses amies !

Elle continue de s’adresser à lui en ne lui donnant, en privé, que ces petits mots tendres si doux que l’on donne aux enfants. Ils sont un peu ridicules pour son âge, mais ils le remplissent tout de même d’attendrissement en les entendant.

Son père, Pieter, architecte de renom, est connu pour ses sévères exigences tant de ses collaborateurs que de lui-même. Cependant, il se montre toujours affectueux, attentif, compréhensif et bienveillant avec son fils.

Encore célibataire, Alexander est pourtant bel homme. La sensualité de ses traits montre sa générosité, son pas ferme et vif, sa virile détermination ; grande et svelte, sa silhouette atteste une vie saine dont les seuls excès ne pourraient être que ceux de la pensée.

Alexander, n’est pas qu’un séduisant quadragénaire, il est un homme de lettres réputé. Son obsession pour l’art, l’histoire et les mystères du passé l’ont même conduit à faire plusieurs conférences à Harvard sur  Les symboles cachés de l’histoire de l’art, des analyses de messages cachés et de significations d’œuvres  célèbres à travers les âges.

– Poussin chéri ! Alexander se tourna vers la voix câline de sa mère à qui il était venu rendre visite.

Ses parents habitaient non loin de chez lui et c’est toujours avec plaisir qu’il passait les voir, le plus souvent possible.

– J’ai reçu une invitation pour l’inauguration d’une nouvelle galerie de peinture dans le quartier, je n’ai pas le temps de m’y rendre ce soir, ne veux-tu pas en profiter mamour ?

Avec jubilation il accepta le carton d’invitation, curieux de cette nouveauté. Étonnamment, sa soirée n’était pas réservée par une de ses multiples activités.

Paris 20h.

Alexander arrive à pied au 33 rue de la Boétie. Après s’être faufilé parmi les nombreux curieux, il découvre une élégante galerie rococo qui a remplacé récemment un café de quartier.

Les murs sont revêtus de riches panneaux de bois clair, ornés de moulures blanches délicates qui ajoutent une touche classique à l’espace. Des lustres en cristal répandent une lumière douce pour une atmosphère feutrée et sophistiquée.

Les œuvres d’un seul artiste, accrochées avec précision, occupent tous les murs. Encadrées de dorure, elles captent l’attention des visiteurs dès leur entrée. Les œuvres sont dans un style hybride particulièrement novateur. Il s’agit d’un mix de techniques employant à la fois des images animées immersives en perpétuelle évolution issues d’une intelligence artificielle et de collages au sol. Les tableaux sont disposés de manière à créer une sorte de progression narrative mouvante ; le contenu des cadres, s’enchaînant avec subtilité pour former un seul tableau où les lignes de fuite des paysages fantasmagoriques, se continuent sur les voisines. Des animations hallucinantes en sortent, se répandant dans la galerie sur les collages, faisant de l’espace une succession de fascinantes scènes virtuelles de réalité augmentée.

Sur la première dominée par des tons de noir, de gris et de bleu nuit, un personnage solitaire en hologramme marche lentement le long d’un chemin sinueux parsemé d’obstacles. Son corps est partiellement dissimulé dans une obscurité tailladée de stries géométriques, ne laissant entrevoir que des contours indistincts. Autour de lui, on devine des sortes d’arbres dépourvus de feuillage, leurs branches suggérées s’agitent, deviennent des doigts griffus se saisissant des formes sur les collages puis redeviennent des branches.

C’est avec une évolution des couleurs que le personnage avance sur le même chemin qui se poursuit de tableau en tableau, jusqu’à ce que les tons sombres aient laissé place à une palette de fauves, plus loin de couleurs vives et chaudes, jusqu’à des teintes dorées et des nuances de rose et d’orange et de jaune sur le dernier tableau. Le personnage qui marchait dans l’ombre est désormais représenté au centre de la toile, émergeant de la lumière changeant d’irisation et inondant le plancher par des vagues immersives pour le spectateur selon sa position.

Une musique classique, presque imperceptible, joue en arrière-plan, contribuant au cadre feutré de la galerie.

Le sol en parquet ivoire émet un léger grincement à chaque pas, ajoutant une ambiance aussi délicate que surannée au lieu, en parfait contre-point avec l’œuvre présentée.

Le murmure des conversations des visiteurs, leurs chuchotements et le froissement discret des feuilles des guides d’exposition bruissent discrètement. Les uns, dans leur déambulation mondaine, accompagnent le personnage dans l’immensité ainsi produite, les autres, dans de confortables fauteuils aux formes arrondies, accoudoirs allongés, dossiers rembourrés, dispersés stratégiquement, se plongent dans la contemplation de l’œuvre panoramique ou, pour mieux dire, circulaire.

Au fond de la galerie, Alexander se retrouva près d’un lourd rideau pourpre qu’il écarta, cédant à la tentation. Il découvre une petite salle nue, à peine éclairée par les lumières de la ville pénétrant par une fenêtre grillagée, l’ancien entrepôt du café. Là, il aperçoit deux tableaux retournés contre le mur et, poussé par une curiosité instinctive, les pivote naturellement. Éclairé par la faible lumière, il observe. Dans un petit cadre carré, le plan serré d’une main cherchant à saisir le ciel dans le style de Van Gogh, l’autre tableau est le portrait d’une femme pensive dans un style Renaissance, dont les doigts fins sont posés sous sa gorge. La surprise de leur incongruité de style se lit sur son visage, un léger froncement de sourcils marque son intérêt. 

– Que font-ils ici ? C’est quoi cela ? se demande-t-il intérieurement. Ils sont manifestement une création artificielle récente, non comme des œuvres d’art mais plutôt comme un essai, comme une interrogation sur la posture des doigts particulièrement étrange.

Ce serait un détail pour un observateur distrait, mais l’œil aguerri de l’expert remarqua d’emblée le discret point commun de ces deux œuvres : le majeur et l’annulaire semblaient artificiellement accolés.

A peine sorti de la pénombre, et encore dans ses pensées à propos des mains étranges, Alexandre faillit bousculer le propriétaire de la galerie, Hircine Enhardir.

Le très riche amateur d’art, Hircine Enhardir, vêtu sobrement, un bleuet à la boutonnière, circulait parmi les visiteurs observant avec attention leurs réactions.    

– Cet homme me fait penser au portrait de Casanova qu’en faisait le Prince de Ligne, pensa Alexander : « ce serait un bien bel homme s’il n’était pas laid ; bâti en Hercule avec un teint africain, des yeux vifs lui donnant un peu l’air féroce, plus facile à mettre en colère qu’en gaieté ».

– M’a-t-il vu sortir de la pièce?

Alexander choisit de mimer une courtoisie distante et polie ; après tout l’infraction n’avait pas grande importance. 

– Félicitations Monsieur, c’est audacieux d’installer une galerie d’art à la place d’un café dans ce quartier ; je dirai que c’est une autre dégustation que nous offre ce premier accrochage et…

Laconique, avec un accent roulant les «r», la voix chaude d’Hircine Enhardir l’interrompt suavement.

– J’espère que ce que vous avez vu vous a séduit.  N’hésitez pas à signer le livre d’or de la galerie en sortant. 

– Trop pressé ce colosse pensa Alexander.

Troublé par cette sollicitation, ressemblant tout de même à une invitation à quitter les lieux, Alexander l’accepta cependant bien volontiers. 

Sur une petite table en bois d’acajou, aux pieds alliant un pêle-mêle luxuriant de fruits, fleurs et feuilles dans un style ostentatoire, prévue pour offrir du confort aux signataires, se trouvait, bien au milieu, le grand Livre d’Or couvert de cuir rouge griffé du nom de la galerie en lettres dorées, et un dossier comme posé à la hâte sur le coin de la table. Attiré par cet inattendu, Alexander décida de le feuilleter discrètement.

Défilent, imprimées sur des feuilles standards, plusieurs dizaines de photos de gravures et de tableaux de maîtres, une collection de portraits éclectiques, d’époques et de styles disparates. Pour certains, le lieu où ils sont exposés est manuscrite d’une belle écriture fine et régulière.  Érudit d’art, Alexander reconnaît très aisément les peintres de ces œuvres survenant dans les pages qu’il tourne avec perplexité.

– Mais que faisait ce recueil à côté du Livre d’or ? Avait-il un rapport avec les créations de l’IA. Quel lien peut-il y avoir entre tous ces tableaux d’époques différentes, de lieux différents, de style différent ?

Spécialiste des codes cachés dans l’histoire de l’art, Alexander remarqua qu’à l’évidence ces portraits, avaient de commun la mystérieuse posture des mains.

Comme s’il était pris en faute, Alexander referma le recueil, un peu honteux d’avoir entrouvert ces pages qui n’étaient probablement pas destinées aux visiteurs et, pour justifier sa présence devant la table, signa le Livre d’or avec des éloges convenus.

Hésitant à interroger le galeriste, ne voulant pas avouer qu’il aurait pu commettre une autre indiscrétion en ouvrant un album accidentellement oublié sur la table – Hircine Enhardir ayant peut-être été dérangé au moment où il allait le mettre ailleurs – Alexander jugea plus élégant de partir, prit rapidement congé de son hôte, juste avec des mots de polis remerciements pour son accueil.

À peine dans la rue de la Boétie, Alexander s’interrogeait.

– Avait-il manqué quelque chose en n’osant pas poser la question au galeriste comme Perceval ne la posa pas à Amfortas dans la pièce de Julien Gracq, le Roi Pêcheur? Cette pensée l’effleura se souvenant que le chevalier quitte à la fin du dernier acte le château de Montsalvage sans avoir posé la question qui lui aurait permis d’atteindre le graal arthurien par manque de simplicité, plus sûrement par désir de se singulariser en se faisant le meilleur des chevaliers, se soumettant aux recommandations de courtoisie et de respect envers les autres que Gauvain lui avait inculqué, même dans des situations énigmatiques ou intimidantes.  

Oubliant cette pensée furtive, Alexander, avec une hâte juvénile, accéléra ses pas. Il n’était que pressé de rentrer chez lui pour consigner ce que son hypermnésie avait enregistré, la liste des portraits de cette mystérieuse collection de photos qui l’intriguait comme un jeu.

Alexander, qui connaissait une méthode de mémorisation efficace, ne cessait de se répéter en litanie ce qu’il avait retenu du contenu du carnet replaçant chaque photo sur des parties différentes de son corps. Il souriait en pensant à Cicéron disant de l’Art de la Mémoire qu’il fut inventé dans l’Antiquité par un poète nommé Simonides de Céos. épargné lors d’un éboulement du plafond de la salle où il se trouvait juste avant, le poète aurait été capable d’identifier les corps sans vie des invités défigurés du banquet grâce au souvenir de leur emplacement autour de la table ; il permit ainsi aux familles d’emporter leurs morts. 

–  Moi aussi, je ferai de mon corps une salle de banquet pour faire l’inventaire des photos ! Et il imprégna le souvenir de chaque tableau sur des zones de son anatomie.

 Une fois chez lui, dans son grand appartement chic au 2ème étage d’un bel immeuble haussmannien de la rue du Colisée, tout concentré qu’il était pour ne rien oublier, Alexander se dirigea vers son bureau. Il se saisit de quelques feuilles disposées sur son imprimante et, dans une tempête voluptueuse qui a pour nom son corps de mémoire, il griffonna la liste des portraits entrevus, supputant pour certains le nom des personnages, pour d’autres le nom du peintre Une pensée fulgurante se mêla à son écriture.

– Comment les grosses mains d’Enhardir avaient-elles bien pu tracer les commentaires d’une écriture si fine ?

En rangeant son recensement dans une chemise cartonnée sur laquelle il n’écrit en titre qu’un point d’interrogation, il versa la nuit sur les pages qu’il avait annotées, se promettant d’y revenir le lendemain.

–  À chaque jour suffit sa peine, demain, j’y verrai plus clair.

C’était une façon pour lui de suspendre sa curiosité Débarrassé de ce temple mémoriel, il eut envie reprendre ses occupations habituelles jusqu’au sommeil.

Au matin, absorbé par ses affaires, Alexander, négligea de reprendre ce qui finalement n’avait été qu’un amusement vespéral.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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