De notre confrère France Culture radiofrance.fr – Par Alexis Magnaval
La couleur, ce langage universel qui exprime nos émotions et façonne nos environnements, semble avoir déserté nos vies. Un monde autrefois vibrant, aujourd’hui dominé par des tons neutres et fades. Sur les carrosseries de nos voitures, les murs de nos villes ou dans nos garde-robes, la couleur cède la place à des nuances de noir, de gris et de blanc. Une tendance qui interroge sur nos goûts, nos habitudes de consommation, et l’influence des avant-gardes artistiques et culturelles.
Jean-Gabriel Causse, designer et auteur de Les Couleurs invisibles, rappelle avec nostalgie les maisons de campagne de nos grands-parents, où chaque pièce affichait une teinte distincte. Aujourd’hui, l’Occident s’est affadi, alors que deux tiers de la population mondiale vivent encore dans des environnements saturés de couleur. Cette évolution n’est pas qu’une question d’esthétique : elle reflète un changement de société.
Une étude britannique sur 7 000 objets du quotidien montre que les noirs, gris et blancs, qui représentaient 15 % des couleurs en 1800, monopolisent près de 50 % aujourd’hui. En 1952, trois quarts des voitures étaient rouges, vertes ou bleues. Aujourd’hui, 75 % sont blanches, grises ou noires. Une carrosserie neutre facilite la revente et réduit les coûts d’assurance, des facteurs pratiques qui influencent les choix des consommateurs et standardisent les produits.
Ce phénomène se retrouve aussi dans les peintures d’intérieur. Aux tons vifs des années 1960 et 1970 succèdent des beiges, gris ou bleus foncés, des couleurs plus neutres et épurées, mais parfois perçues comme fades. Les créateurs de mode, eux, s’habillent presque exclusivement en noir. Jean-Paul Gaultier, autrefois célèbre pour sa marinière bleu et blanc, n’échappe pas à cette règle. Une influence qui se répercute sur le public, qui évite la couleur pour éviter les “fautes de goût”.
Le cinéma n’échappe pas à cette tendance. La colorimétrie s’est affadie ces deux dernières décennies, influencée par le passage au numérique. Si nos écrans éclatent de logos et d’applications colorées, nos téléphones, ordinateurs et télévisions restent dominés par le noir et le gris, contrastant avec les objets multicolores des années 1990.
Ce recul de la couleur a aussi des racines historiques et philosophiques. L’artiste David Batchelor a inventé le terme “Chromophobie” pour désigner la méfiance occidentale envers la couleur, jugée vulgaire, féminine ou infantile par certains théoriciens de l’art. Dès le XIXe siècle, des figures comme Charles Blanc critiquaient la couleur, la reléguant derrière le dessin et les formes. Cette approche a influencé l’architecture moderniste, où le noir, le blanc et le béton prédominaient, avant que Le Corbusier, paradoxalement, ne réintègre la couleur dans ses créations des années 1950.
Aujourd’hui, des designers comme Jean-Gabriel Causse croient en un retour de la couleur. Des personnalités telles que Timothée Chalamet ou Lewis Hamilton attirent l’attention avec des tenues monochromes audacieuses, tandis que la Silicon Valley mise sur des espaces de travail aux couleurs vives. Ce retour à la couleur n’est pas anodin : les teintes influencent notre bien-être, notre développement et notre manière de communiquer. Le rouge incarne le leadership, le bleu inspire la confiance.
Alors que nous entrons dans 2023, les couleurs pourraient bien reprendre leur place dans nos vies, pour redonner à notre quotidien cette vitalité qui nous échappe parfois. Un avenir plus coloré semble se profiler, promettant un monde où l’audace et l’éclat des teintes réenchanteront notre environnement.
Dans ce contexte de réhabilitation des couleurs, il est intéressant de faire un parallèle avec la franc-maçonnerie, où les teintes ne sont jamais choisies au hasard. Depuis ses origines, la franc-maçonnerie attribue aux couleurs une symbolique puissante et universelle. Dans les loges, chaque couleur possède une signification particulière, participant à l’élévation spirituelle et à la transmission des enseignements.
Le bleu, omniprésent dans les loges bleues (ou symboliques), incarne la sagesse, la vérité et la fidélité. Il symbolise le ciel, vaste et infini, rappelant au franc-maçon la quête de perfection et d’élévation morale. Le rouge, quant à lui, est souvent associé aux grades de perfection et aux hauts grades, reflétant le courage, l’énergie et le feu de l’initiation. Ces couleurs, loin d’être décoratives, forment un langage universel que chaque initié apprend à décrypter au fil de son parcours.
Mais au-delà des symboles, la franc-maçonnerie peut aussi être une source d’inspiration pour réintroduire la couleur dans nos vies modernes. Les tenues d’apparat, les décors des temples et les rituels maçonniques utilisent les couleurs pour stimuler l’imagination et éveiller l’esprit des frères et des sœurs. Ce soin apporté à la symbolique chromatique rappelle que les couleurs ont un impact profond sur nos émotions et notre façon de percevoir le monde.
L’affadissement des couleurs dans la société contemporaine pourrait être interprété comme un éloignement des symboles et de la spiritualité. En abandonnant les teintes vives pour des tons neutres, ne risquons-nous pas de perdre une part de l’humanité qui s’exprime à travers elles ? La franc-maçonnerie nous enseigne que chaque couleur porte un message, une vibration, un rappel de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons devenir.
Revaloriser les couleurs dans notre environnement quotidien, c’est réapprendre à voir le monde avec des yeux ouverts à la beauté et au sens. C’est aussi s’engager dans une démarche maçonnique de réconciliation avec les symboles et les valeurs universelles. La loge, microcosme de la société, peut devenir un modèle de réenchantement pour un monde qui semble avoir perdu ses repères chromatiques.
À travers cette réflexion, la franc-maçonnerie peut inviter chacun à réinvestir la couleur comme une source de lumière intérieure et de cohésion extérieure. Redonner vie aux teintes oubliées, c’est réintégrer dans nos vies un langage ancestral, capable d’élever notre esprit tout en ravivant la flamme de notre créativité.
Que ce soit dans les temples ou dans les villes, il est temps de raviver les couleurs pour en faire à nouveau des vecteurs d’harmonie et de renaissance. Si les francs-maçons s’inspirent des symboles pour construire un monde meilleur, la société tout entière gagnerait à redécouvrir la force vibratoire des couleurs et à leur offrir une place de choix dans notre quotidien.