jeu 14 novembre 2024 - 23:11

La Franc-maçonnerie : une institution prise en étau entre théologie et philosophie

« A la lumière de la philosophie, les hommes deviennent des dieux »

Marsile Ficin (Lettres)

Je l’avoue : la tentation est grande, en orientant nos pas vers le passé et l’avenir de la Maçonnerie de faire un court détour par Sigmund Freud ! En effet, ce dernier, au cours de l’élaboration de sa technique psychanalytique va découvrir un concept, admis aujourd’hui de manière générale, de « roman familial » : chaque sujet, dans l’enfance, va imaginer qu’il n’est pas l’enfant de ses parents, mais le fils ou la fille de parents prestigieux qui vont, à l’issu du suspense, les reconnaître et leur donner la place à laquelle ils ont droit.

Evidemment, le principe de réalité va reprendre le dessus et les « géniteurs imaginaires » rangés au magasin des accessoires de l’inconscient et admettre, avec plus ou moins de bonheur, que nous ne sommes que la progéniture de parents faillibles comme nous le redevenons ensuite. Nous sommes plus de la descendance du cordonnier que celle du prince ! Cependant, certains, de manière névrotique, continuerons à entretenir, inconsciemment, cette filiation imaginaire.

Sigmund Freud

Mais, le plus intéressant pour notre réflexion est que Freud attribue aux institutions le même fonctionnement que pour les individus, ce vécu relevant sur un culte et des idéologies que l’on prêterait à de « Grands Ancêtres » à qui l’on finirait par croire. Une sorte de galerie des portraits dans un château qui n’existerait pas !

Bien entendu, vous me voyez venir et vous attendez ma question :

« Mais alors, qu’est-ce qu’il en est du « roman familial de la Maçonnerie » sur lequel elle repose ?!

Pour répondre à cette question, nous nous limiterons à deux approches qui relèvent du mythe, tout en acceptant l’idée que le mythe est une construction nécessaire à la psychologie du sujet et à celui des institutions, de façon à échapper à ce que Lacan appelait « l’horreur du réel » d’où l’imaginaire et le symbolique seraient exclus. Claude Lévi-Strauss avance d’ailleurs l’idée que le mythe est le fondement de toute civilisation pour qu’elle fasse sens, si nous ne voulons pas sombrer dans la barbarie.

I- LE MYTHE DE LA MACONNERIE COMME CREATRICE DE LA REPUBLIQUE ET DE LA LAICÏTE.

Théophile Désaguliers

Une idée, très tardive, voudrait que la Maçonnerie soit la pierre angulaire du concept de laïcité mais, historiquement, cela s’avère douteux. En effet, née dans un pays où ce concept n’existe pas, elle est au contraire rattachée à l’histoire religieuse de la Grande-Bretagne et à l’idéal de créer un lieu d’entente des différentes Eglises réformées après des guerres civiles interminables, notamment entre les Anglicans et les calvinistes. C’est pourquoi nous en retrouvons comme fondateurs : Théophile Désaguliers, fugitif avec son père, pasteur à La Rochelle, pour fuir les persécutions catholiques. Il fut aussi secrétaire de Newton et influencé par lui (Le grand savant n’étant pas Maçon, mais étant lui-même unitarien antitrinitaire !), Anderson, rédacteur des fameuses Constitutions, pasteur écossais et calviniste, John Toland, philosophe, auteur du concept de GADLU que la Maçonnerie naissante adoptera comme symbole d’unité, suffisamment vague pour satisfaire tout le monde !

Naturellement, la mise en place de ce milieu ne concernait ni les juifs ni les catholiques, totalement tenus à distance. Le fonctionnement des loges étant construit sur le modèle des paroisses autonomes du calvinisme. Ce n’est que tardivement que la forme pyramidale se mettra en place, rattachée à la royauté, sous l’influence anglicane à l’intérieur de la Maçonnerie et de l’appartenance d’un grand nombre d’ecclésiastiques dans les loges (Notamment, la présence rapidement permanente des Archevêques anglicans de Canterbury). Digne d’un humour noir, historiquement, les Franc-Maçons seront assimilés aux juifs et persécutés par l’extrême droite, ce qui n’est que le constat de la très importante place donnée à l’Ancien-Testament et dans la constitution même de la Maçonnerie qui, paradoxalement, n’acceptait pas les juifs au départ car non-concernés par ce problème interne des Réformés.

A l’intérieur même de la Maçonnerie se déroulera, plus tardivement, un problème de contre-réforme catholique dont l’auteur en sera Ramsay, protestant d’origine, mais converti au catholicisme par Fénelon et madame Guyon et promoteur des « Hauts-Grades » et d’un très douteux rattachement et ennoblissement de la Maçonnerie à la chevalerie des croisades !

II-LA BONNE DISTANCE A MAINTENIR ENTRE LA FRANC-MACONNERIE, LE SIECLE DES LUMIERES, ET LA REVOLUTION FRANCAISE.

Dans sa vision historique, la Franc-Maçonnerie s’associe volontiers au discours des Lumières et de l’idéologie républicaine et laïque qui découlera de tout un courant de pensée prenant racines bien plus avant dans le monde des idées, car là aussi, historiens et philosophes ont changé largement leur fusil d’épaule sur cette question. Pour ces derniers, en effet, les Lumières ne sont pas celles du 18em siècle qui n’en sont que de pâles répercussions de ce qui va se jouer à la Renaissance avec la redécouverte, via les conquêtes arabes, de la pensée philosophique de l’Antiquité qui va s’opposer, voire s’affronter, à l’hégémonie théologique d’une Eglise catholique, elle aussi minée par des courants contradictoires et qui trouve parfois dans la théologie musulmane ou juive réponse à ses propres questionnements (Averroes, par exemple). Les vrais « révolutionnaires » de cette époque vont être ceux qui vont proposer une conciliation entre théologie et philosophie, souvent des ecclésiastiques (Marsile Ficin, par exemple, qui va christianiser pratiquement Platon et Plotin dans son approche spirituelle !). La Réforme protestante va accentuer les clivages et aussi tout un courant très radical au 17em siècle, à-travers le « libertinage érudit » (Cyrano de Bergerac, Saint-Evremond, La Mothe Le Vayer, Théophile de Viau, Charles Sorel, Gabriel Naudé, Ninon de l’Enclos, etc.), va porter un coup fatal à l’idéologie spirituelle et sociétale du Moyen-Âge. Le 18em siècle et la période révolutionnaire ne feront que récupérer, parfois de façon bien pâle et convenue, les fruits de cette évolution historique qui chemine, de manière souterraine, dans la société française, vers la libre pensée philosophique ou la libre interprétation théologique. La Franc-Maçonnerie britannique, durant ces périodes mouvementées, du fait de ses origines confessionnelles, demeurera dans le fonctionnement classique qu’elle avait mis en place et ce, dans le respect de la hiérarchisation de la société.

Montesquieu, un homme qui avait tout compris, dommage que nous ne le comprenions plus.

Il est un peu comique de voir un certain nombre d’institutions, jouant des coudes pour se réclamer des Lumières alors que leur participation historique est très douteuse (Ce qui est le cas de la Maçonnerie dans une certaine mesure !), mais de surcroît dans un temps où les historiens se posent un certain nombre de question sur l’idéologie qui était sous-jacente. Idéologie, plus portée sur le commerce libéral que sur des idées nobles au service de la liberté de chaque citoyen. Montesquieu (1689-1755) écrit (1) : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix ». Ce qui va se faire jour, en revanche est de deux types : la désintégration chrétienne de l’histoire qui va amener, philosophiquement parlant à l’intérêt pour d’autres cultures : Indes, Monde musulman, monde chinois, dont les artisans seront, paradoxalement, les missionnaires chrétiens (Par exemple, les apports du jésuite Matteo Ricci sur la civilisation chinoise). Mais, en contrepartie, va se développer en Europe l’idée d’une « civilisation européenne » forte de sa population en augmentation, de sa culture, de ses initiatives commerciales. Bientôt va se faire jour l’idée d’imposer au monde son modèle de fonctionnement. Civiliser veut souvent dire domestiquer et le 18em siècle va voir une accélération de la traite des noirs (On évoque le nombre de 12 millions d’africains comme victimes de la traite), dont profiterons aussi, malheureusement, de nombreux tenants des Lumières. A commencer par notre Frère (tardif !) Voltaire. Rappelons qu’en France des villes ont vu leur développement économique croître de façon exponentielle grâce à la traite : nous ne citerons que Nantes, Bordeaux et La Rochelle, où existaient déjà des loges maçonniques. De là à supposer qu’un certain nombre de Maçons profitait des avantages commerciaux liés à ce commerce, cela ne relève pas, hélas, de la diffamation !

Jules Ferry

Les Lumières, d’une certaine manière, vont établir une hiérarchisation civilisationnelle des valeurs et favoriser, ce que nous verrons peu à peu s’installer dans le monde par le biais du colonialisme : Ah les discours républicains de Jules Ferry sur les bienfaits de la colonisation ! En étudiant cette période, nous décryptons qu’à l’intérieur même du mouvement, des critiques dénonçaient déjà les artifices verbaux dont personne n’était plus dupe. La Franc-Maçonnerie, d’une certaine manière, peut, peut-être, se féliciter d’avoir été grandement absente des artisans des Lumières ? …

Mais, durant cette époque de transformation, la Franc-Maçonnerie Française jouera-t-elle ce rôle machiavélique de pourvoyeuse de la Révolution Française que ses adversaires lui-prête allégrement ?! Les statisticiens, les sociologues et les historiens peuvent nous aider à répondre à cette question et là nous sommes loin de l’imaginaire d’un « complot maçonnique » ! Nous savons tous, sans nous rallier obligatoirement à la pensée marxiste, que la Révolution française fut une révolution bourgeoise mais qui, dans sa très large majorité, était ralliée, par ses intérêts, plus à une monarchie constitutionnelle de type britannique qu’à une république incertaine et porteuse de troubles à ses yeux.

Maximilien de Robespierre (1758-1794)

La Révolution française sera d’ailleurs souvent très brutale envers la Maçonnerie, comme l’exécution de « Philippe-Egalité » par exemple, car elle représentait une concurrence spirituelle au culte de l’Être Suprême de Robespierre et des sympathies souvent affichées pour les Girondins, partisans d’une monarchie constitutionnelle. La Terreur, va jeter sur toutes les routes européennes un grand nombre de Maçons qui vont offrir leurs services aux pays d’accueil et participeront souvent aux activités maçonniques locales, jusqu’à la Restauration qui, rappelons-le, durera 33 ans avant la restauration de la République…

Costume d’un Théophilanthrope, gravure sur acier, XIXe siècle.

Cependant une expérience peu commune mérite de retenir notre attention qui éclaire l’attirance (et la tentation !) de la Maçonnerie pour le religieux : de 1797 à 1801 va se créer une Eglise, les « Théophilanthropes », dont les Maçons seront à l’origine. C’est en effet Jean-Baptiste Chemin- Dupontes (1760-1852) qui sera à l’origine de cette création. Il était membre de la loge « Les neuf soeurs » et sera Vénérable de la loge des « Sept Ecossais réunis », et membre du Conseil du GODF en 1815. Il va s’entourer de personnalités connues (Valentin Haüy spécialiste des aveugles, Dupont de Nemours, Bernardin de Saint-Pierre, Marie-Joseph Chénier, le peintre David, etc.) et publier un recueil de cérémonies religieuses largement inspirées des rituels maçonniques. Cette initiative sera soutenue par la Révolution (notamment par le député Larevellière-Lepeaux) malgré son hostilité pour la Franc-Maçonnerie. L’échec du Culte robespieriste à l’ « Être Suprême », ainsi que la révolte interne de plus en plus forte après l’insupportable épisode de la Terreur va faciliter l’implantation nationale de cette Eglise à qui va être attribuée de très nombreuses églises catholiques, notamment une partie de Notre-Dame ! C’est Bonaparte qui mettra fin aux activités de la théophilanthropie en 1801, en regard de son hostilité pour les intellectuels et son désir de signer un Concordat avec l’Église catholique, afin de justifier aussi son futur couronnement comme Empereur. Nous avons sur les Théophilanthropes des archives considérables, notamment les rituels religieux qui étaient utilisés.

III- LA RAISON DEIFIEE OU UN RETOUR A L’HUMANISME ?

Les Lumières vont, dans leur idéologie, porter la raison comme assise de leur pensée, ce que ne se risquait pas trop à faire la philosophie classique, en connaissant les limites et les dangers. La raison est un concept extrêmement compliqué à cerner : comment se définit-elle et ne risque-t-elle pas de déboucher sur la pire des intolérances. Ne pourrait-on pas imaginer que les pires dictatures sont dans l’application de la « Raison d’Etat » ? L’histoire contemporaine ne fait, hélas, que confirmer notre réflexion.

Saint-Paul

De surcroît, les avancées dans les sciences humaines, notamment la psychanalyse, ne font que confirmer que notre raison est largement cernée par l’inconscient qui dirige en fait notre vie et met à mal notre volonté de la rationalité ou du désir de faire le « Bien et le Beau ». Par exemple, Saint-Paul, dans l’Epitre aux Romains, écrit (7, 15- 19) : « Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par-là que la loi est bonne. Et maintenant ce n’est plus moi qui le fais, mais c’est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi, c’est à dire dans ma chair : j’ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien, car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ». Paul découvre dans ce texte l’existence, en lui, de son inconscient, en lutte contre la rationalité du sujet pour imposer la réalisation de ses désirs instinctuels. Le corps contre l’esprit, dans un combat permanent ! Occupation d’un corps étranger que Guy de Maupassant reprendra dans son roman sur la psychose : « Le Horlà ».

Emmanuel Levinas

Le philosophe Paul Ricoeur nous apporte également un élément de réflexion important : pour lui, l’homme est plongé dans un combat permanent entre la « mêmité » qui serait que les autres soient semblables à moi, donc dans la vérité, et l’altérité et la différence fondamentale et définitive de l’autre, donc le mensonge !

La Maçonnerie devrait donc sortir de sa propre image pour interroger le visage de l’autre (Emmanuel Levinas) afin d’y découvrir, à la fois, un semblable (« Soi-même comme un autre ») mais aussi un étranger, hors vérité, et dont la dissemblance fait toute la richesse. La tolérance quoi !

NOTES

(1) Montesquieu : De l’esprit des Lois. Paris. Classiques Garnier. 2011. Livre XX, 1 et 2.

BIBLIOGRAPHIE

Voltaire : Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Paris. Editions Garnier. 1963.

Darton Robert : L’humeur révolutionnaire. Paris, 1748-1789. Paris. Editions Gallimard. 2024.

Goddy Jack : Le vol de l’histoire. Paris. Editions Gallimard. 2013.

Smith Adam : Lectures on jurisprudence (1763). U.K. Oxford. U.P. 1978.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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