mer 16 octobre 2024 - 15:10

On n’arrête pas de rigoler en Franc-maçonnerie !

(Mais au fait c’est quoi la fonction du rire ?)

« Le secret de l’éternelle jeunesse, c’est une passion anormale pour le plaisir »

 Oscar Wilde (Le crime de Lord Arthur Savile)

Avouons-le, juste entre-nous : La Franc-Maçonnerie ne relève pas d’un humour à tout épreuve ! En effet, les turpitudes du rituel nous plongent dans des abîmes de noirceurs allant du crime à la trahison, d’où l’initié conservant péniblement la tête hors de l’eau, doit surnager pour gagner la rive opposée, celle de la très attendue Révélation « de » ou « en » lui-même.

Femme chic trentaine riant
Femme heureuse et riant les bras croisés. Elle est vêtue d’une robe à manche courte noire.

Que d’eau à affronter ! Ce qui explique, par autoconservation, que de nombreux Maçons sont des humoristes, au rire contagieux et remplacent volontiers l’eau par le vin aux agapes pour rester dans l’aspect miraculeux des noces de Cana, naturellement ! Mais, d’emblée, continuons de mettre notre réflexion sous les auspices de la Bible car, dès la Genèse, pour la première fois, nous entendons parler du rire. Il va se déclencher quand Dieu dit à Abraham qu’il va avoir un fils, lui, centenaire, et de sa femme Sarah nonagénaire et stérile. Bel exemple d’humour noir ! Abraham rit, comme si cela était une blague de mauvais goût : « Il rit et se dit dans son coeur : un fils naîtrait à un centenaire ? Et Sarah, une nonagénaire lui donnerait naissance ? » (Genèse 17-17). Lorsque Sarah en fut informée, elle réagit de même : « Sarah rit intérieurement » (Genèse 18-2). Mais elle n’est pas rassurée, au point de se demander si Dieu ne lui joue pas un mauvais tour et que les voisins vont jaser : « Sarah dit alors : Elohim m’a donné sujet à rire. Quiconque l’entendra rira à mon sujet ». Contre toute attente, l’enfant naît. Il s’appellera « Isaac », « Celui qui rira », en hébreu. Dès la Genèse, retentit le rire de l’homme et celui…de Dieu !

I- Rire suppose la présence du groupe.

poires avec sourires malveillants

Tiens, voilà l’occasion rêvée pour tenter de cerner ce qu’il en est du rire, ce phénomène qui nous différencie de nos lointains cousins animaux : « L’homme est un animal qui sait rire ». Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Mais, il convient d’évoquer un préalable : le rire s’accompagne d’emblée d’insensibilité et il n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. D’une certaine manière, il relève paradoxalement de l’indifférence et c’est ce qui permet d’en constater la nature et le fonctionnement, sans être bousculé par l’émotif. Le comique exige une sorte d’anesthésie du cœur et s’adresser à l’intelligence pure, si cette dernière reste en contact avec d’autres intelligences, car le rire a besoin d’écho : notre rire est toujours le rire d’un groupe. Par exemple, le philosophe Henri Bergson, dans son livre célèbre sur le rire, nous raconte (1) : « Un homme, à qui l’on demandait pourquoi il ne pleurait pas à un sermon où tout le monde versait des larmes, répondit : « je ne suis pas de la paroisse » ! Le rire a une fonction et une signification sociale et doit répondre à certaines exigences de la vie en commun : Le comique naît quand des hommes réunis en groupe dirigent tous leur attention sur l’un d’entre eux, faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence. C’est la maladresse qui crée le comique de la situation non l’homme qui vient bousculer les codes d’un mécanisme bien rôdé. Les films de Charlie Chaplin et Buster Keaton sont alignés sur ce fonctionnement. Dès lors, le rire devient, momentanément, un assentiment à un acte anarchiste qui fait rire, avant que tout redevienne aligné sur les normes du fonctionnement groupal qui est une sorte de raideur mécanique.

II- « Faire rire » relève-t-il du domaine artistique ?

humour, rire, comique

Le comique, en dehors d’un travail de type artistique, est donc accidentel et reste à la surface de la personne. Comment peut-il pénétrer à l’intérieur ? Il faut que la raideur mécanique pour se révéler, n’ait plus besoin d’un obstacle placé devant elle par le hasard des circonstances ou par la malice des hommes. Cette intégration définit alors l’ «artiste-comique », celui qui maîtrise la maladresse qui bouscule l’ordre des choses, qui la travaille jusqu’à faire penser au public que l’action est le fruit du hasard, de la distraction. Le comique s’installe dans la personne même qui lui fournit tout : matière et forme, cause et occasion. L’acteur Pierre Richard par exemple, joue avec bonheur un distrait qui amène le bouleversement dans l’ordre établi. Ceux qui, dans la vie normale, déclenchent l’humour par un acte maladroit et déclenchent le rire ne sont nullement révolutionnaires : confus de leur maladresse ils se pressent de « rentrer dans le rang ». Même pour les artistes se fait jour le besoin d’un retour à la normalité. Ce que Oscar Wilde relève dans « Le portrait de Dorian Gray », avec humour bien entendu (2) : « En règle générale, les acteurs mènent les vies les plus banales qui soient. Ce sont de bons maris, ou des femmes fidèles, ou tout ce qu’il y a de plus assommant » ! Existe un rire révolutionnaire, mais il demeure minoritaire, travaillé. Le rire, majoritairement, est de l’ordre de la surprise. Il touche aussi, en dehors des distraits, les naïfs ou les rêveurs candides qu’on mystifient, ces coureurs d’idéal qui trébuchent sur les réalités et que guette malicieusement la vie.

Existe bien sûr une différence entre la comédie et le drame : un drame, quand il nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les incorpore si bien au personnage que leur noms s’oublient, que leurs caractères généraux s’effacent, et que nous ne pensons plus du tout à eux, mais au personnage qui les absorbe. C’est pourquoi le titre d’un drame ne peut guère être qu’un nom propre. En scène, le vice comique a beau s’unir aussi intimement qu’il veut au personnes, il n’en conserve pas moins son existence indépendante, il reste le personnage central, invisible et présent, auquel les personnages de chair et d’os sont suspendus comme « L’avare » ou le « Don Juan »de Molière. Ce que dit notre Frère Oscar Wilde, en faisant une fois encore appel à son humour (3) : « L’originalité que nous réclamons à un artiste, c’est celle du traitement, pas celle du sujet. Seuls les gens qui manquent d’imagination inventent. On reconnaît le véritable artiste à la façon dont il utilise ce qu’il annexe, et il annexe tout ». Le personnage comique l’est, dans la mesure où il s’ignore lui-même. Le comique est inconscient.

III- Du rire comme régulation.

On dit : « Le rire châtie les mœurs », mais nous penserions plutôt qu’il les encadre et les rectifie en les remettant dans le rythme qui se joue entre tension et élasticité qui sont les deux formes complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu. Le rire est une sorte de geste social : par la crainte qu’il peut inspirer (« J’ai peur qu’on rigole de moi » !) il réprime les excentricités et tient constamment en éveil, mais il assouplit aussi tout ce qui pourrait rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Dans ce sens, le rire ne relève pas de l’esthétique pure puisqu’il poursuit un but utile de perfectionnement social général. Il reste en dehors d’un terrain d’émotion et de lutte, dans une zone neutre, où l’homme se donne simplement en spectacle à l’homme.

Le comique commence souvent par le physique, mais qu’est-ce qu’une physionomie comique, d’où vient une expression ridicule du visage, et qu’est-ce qui distingue le comique du laid ? Peut devenir comique toute difformité qu’une personne bien conformée arriverait à contrefaire. Ainsi, en atténuant la difformité risible, nous devons obtenir la laideur comique. Même une physionomie régulière ou harmonieuse n’est jamais parfaite et peut très vite s’altérer par l’émotion, ce qui amène un effet d’humour spontané reflétant une peur latente chez les sujets de rencontrer la perfection chez l’autre. Existe aussi, chez certaines personnes, la mise en scène de leur propre laideur qui devient une « laideur sympathique ». L’acteur Michel Simon a évoqué longuement cette stratégie douloureuse pour lui-même. De manière générale, les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans la mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique. Ce sont plus des indicateurs sociologiques d’un milieu que l’expression d’un sujet. La séduction est essentiellement liée à la surprise de l’au-delà du social, sinon nous restons dans le rire des tentatives de transgression de l’origine dont « Le bourgeois gentilhomme » est l’illustration parfaite ! Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne. C’est donc, par définition même, le rendre comique. L’imitation fait rire. Blaise Pascal, dans les « Pensées » écrit : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance », où pourrions-nous ajouter par les tentatives malheureuses de l’un de vouloir ressembler à l’autre ! Le rire se déclenche quand l’ « ipséité », la nature totalement différente de l’autre, n’est pas respectée. En fait, le rire pointe l’idée du déguisement pour l’homme et pour la société en permanence, où le jeu serait de reconnaître qui se cache sous les oripeaux afin de dire : « Bas les masques ! Je te reconnais ! ». C’est quelque chose qui pourrait aller en parallèle à la logique du rêve chez Sigmund Freud (4), mais un rêve qui ne serait pas abandonné aux caprices de l’inconscient personnel pour devenir une sorte d’inconscient collectif, car vivant dans la société, vivant par elle, nous ne pouvons-nous empêcher de la traiter comme un être vivant, tout en riant du fait que nous savons, qu’elle aussi, ne cesse de se déguiser au sein de la mascarade sociale. Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents. Nous sommes alors dans l’humour du quiproquo. Mais, il faut distinguer entre le comique que le langage exprime et celui que le langage crée. Le second est généralement intraduisible tandis que le premier, le langage lui-même, devient comique. La personne en cause n’est pas toujours celle qui parle, et il y aurait à faire une distinction entre le spirituel et le comique : on attend Godot, on ne parle que de lui, on organise sa vie autour de lui, mais il ne vient jamais ! Samuel Beckett bâtit autour du comique, dont il se sert, le spirituel.

IV- Le rire, ce rien qui fait un bout de chemin avec l’homme dans l’éternité.

Le rire se présente aussi comme le puits de la mémoire : beaucoup de plaisirs présents se réduisent à n’être que des souvenirs passés. La satisfaction de l’homme n’est souvent qu’un sentiment d’enfance revivifié qui nous pousse à un sentiment comique, car est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique. Une sorte de retour à un plaisir fœtal. Notre vie a une dimension théâtrale par le procédé classique de la répétition : elle est une scène permanente dont nous sommes rarement spectateurs et ce sont les autres qui rient à gorge déployée de notre manière de nous donner en spectacle. Mais, méfiance : par instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que penche le spectateur ! Entreprendre un long chemin pour revenir au point de départ sans le savoir, c’est fournir un gros effort pour un résultat nul. Peut-être que le comique pourrait se définir ainsi ? Emanuel Kant écrit : « Le rire vient d’une attente qui ne se résout subitement en rien ». Le rire Zen : une distraction qui nous conduit à l’essentiel ! On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré. On obtient un effet comique quand on affecte d’entendre une expression au propre, alors qu’elle était employée au figuré. Par exemple, on disait devant Boufflers, d’un déplaisant personnage : « il court après l’esprit » et Boufflers avait répondu : « Il ne l’attrapera pas » ! Le rire se déclenche quand quelqu’un parle de petites choses comme si elles étaient grandes : l’exagération devient comique quand elle est prolongée et surtout quand elle est systématique, et aussi quand s’exprime honnêtement une idée malhonnête, vivre des situations scabreuses ou être dans la vilenie, et décrire cela en terme de stricte « respectability » !

L’humoriste se double souvent d’un moraliste qui, se servant de son talent, s’en sert pour réformer l’homme et la société. Henri Bergson, dans son livre sur le rire écrit (5) : « Toute petite société qui se forme au sein de la grande est portée ainsi, par un vague instinct, à inventer un mode de correction et d’assouplissement pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et qu’il va falloir modifier ». Ce qui veut dire que le rire peut devenir un régulateur, par la moquerie, du sujet qui ne rejoindrait pas la doxa du groupe. Au pire, le rire peut devenir un harcèlement, une brimade sociale. Ce que nous trouvons, hélas, parfois dans nos loges. Freud, d’ailleurs, voit dans l’humour un relent d’agressivité venant d’une époque où l’enfant était catalogué en « pervers polymorphe » ! Ce qui nous pousse à rire de nos semblables est leur insociabilité plutôt que leur immoralité.

Cela nous pose la question : « Quel est l’objet de l’art » ? La réponse serait qu’il est de nous faire découvrir une partie cachée de nous-mêmes, ce qu’on pourrait appeler l’élément tragique de notre personnalité. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, dans un champ clos, où notre force s’épuise à se mesurer à d’autres forces. En fait, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses et extérieurement à nous-mêmes, dans le « no mans land » de l’absurdité et, fantômes futiles, pour ne pas avoir peur tout seul, on rit dans le noir. On rit à en crever !

Pour nous départager dans nos différents point de vue sur le rire, laissons le mot de la fin (si j’ose dire !) à Alphonse Allais, grand comique devant l’Eternel, qui nous conseille : « Ne nous prenons pas trop au sérieux, il n’y aura aucun survivant !»…

Juste un souhait : j’espère que « Là-Haut » on va continuer à se marrer !

 NOTES

– (1) Bergson Henri : Le rire. Essai sur la signification du comique. Paris. PUF. 1975. (Page 5).

– (2) Wilde Oscar : Aphorismes. Paris. Editions Arléa. 2008. (Page 56).

– (3) idem (Page 71).

– (4) Freud Sigmund : La science des rêves. Paris. PUF. 1950.

– (5) Bergson Henri : idem (Page 103)

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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