ven 22 novembre 2024 - 12:11

Gloire au Travail ? Mon œil ! Eloge de Bertrand Russell, Paul Lafargue, Tom Hodgkinson, David Graeber et tous ceux qui luttent contre l’asservissement par le travail

Un titre un peu long, certes, mais important. Nous sommes dans le Monde d’Après, ce monde sans joie que contre lequel d’autres et moi-même luttons. Mais je pense que nos dirigeants, en plein effet Dunning-Krueger n’ont désespérément rien compris à la situation. Certes, je pourrais m’étendre sur la mondialisation, l’holocauste des vols low-cost, le mal que nous faisons aux écosystèmes et qui force les humains à cohabiter avec des espèces porteuses de virus etc. D’autres le feront mieux que moi. A mon petit niveau d’ingénieur, je me contenterai d’analyser une facette de notre mal-être collectif et de mettre la lumière sur certaines fadaises et autres aberrations que j’entends trop souvent. Je veux parler du travail, du labeur, de l’emploi etc.

Pendant le Confinement (et même après), j’ai lu et pris conscience de pas mal de choses, notamment de notre lien toxique au travail. J’ai lu notamment l’Eloge de l’oisiveté, de Bertrand Russel. Un admirable réquisitoire contre le travail et la valeur travail, déjà dénoncés par Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.
Selon Russell, la civilisation a pu se construire parce qu’une classe dirigeante avait du loisir, pendant que la classe opprimée trimait. Typiquement, la Grèce antique suivait ce schéma. Certes, les esclaves publics (ancêtres des fonctionnaires) faisaient tourner la machine. Ces esclaves étaient parfois mieux traités que des travailleurs contemporains, mais c’est une autre histoire. Toujours est-il que les dirigeants bénéficiaient du loisir instructif, que les traducteurs de Russell qualifient d’otium, un temps d’étude, de recul ou d’approfondissement.
Il faisait également la distinction entre les travailleurs qui déplacent de la matière (les ouvriers, les agriculteurs, artisans etc.) et « ceux qui leur disent comment faire », autrement dit les « analystes symboliques » chers à Marx. A ces deux classes s’ajoutent celles des conseillers (d’autres analystes symboliques), qui expliquent aux donneurs d’ordre comment diriger ceux qui déplacent la matière. Nous avons été conditionnés depuis quelques décennies (les années 60, je crois) à nous placer dans la catégorie des analystes symboliques, afin de bénéficier du loisir propre aux classes dirigeantes. Car dans ce paradigme, le travail manuel, c’est pour les pauvres !

Or, concernant le travail manuel et industriel, nous disposons désormais dans nos usines, du moins celles qui n’ont pas été délocalisées, de machines. Ces robots et automates programmables ont permis un gain de productivité énorme. Au point qu’à objectif de production égal, on peut diviser largement le temps de travail par deux ou trois, et ainsi laisser plus de temps de loisir à l’ouvrier. Russell l’explique dans son Eloge de l’oisiveté, Paul Lafargue aussi, dans l’Eloge de la paresse. Keynes lui-même pensait qu’à partir de 1945, on ne travaillerait plus que deux à quatre heures par jour. Les outils de production permettant largement de couvrir les besoins de la population, il n’y a donc pas lieu de maintenir ce régime de 40 heures hebdomadaires. Et pourtant…

En fait, une idéologie a pris le pas sur les autres : le néolibéralisme. Ainsi les Friedman, Greenspan et autres charlatans en sont venus à instiller l’idée qu’il fallait augmenter les profits des dirigeants d’entreprise ou d’Etats (les deux n’étant pas incompatibles, cf. les USA), cesser de contribuer à l’État et à la communauté et de mutualiser les pertes. Dans cette optique, certains cyniques n’ont pas hésité à fermer des usines françaises pour les relocaliser ailleurs, avec la bénédiction des politiques. On a envie de leur chanter le « Merci patron » des Charlots, tiens… Donc pour augmenter le profit de ces braves gens, qui vont nous expliquer que le travail, c’est une valeur (enfin, celui des autres, qu’ils pillent allégrement, parce que eux, « c’est pas pareil »), il faut trimer toujours plus. Mais pourquoi faire ?

Par ailleurs, une autre idée fausse s’est instillée grâce à ces braves gens : toujours augmenter la croissance. Toujours croître, croître, croître. Sauf que, la croissance infinie supposerait de disposer de matière et donc d’énergie en quantité infinie, ce qui n’a aucun sens en sciences physiques. Alors, nous travaillons. Nous déplaçons de la matière ou nous disons à ceux qui déplacent la matière comment ils doivent le faire sans être capables d’en transporter le dixième. Ceux qui ont un emploi sont essorés au maximum, et ceux qui n’en ont pas sont laissés au bord de la route. Pire, avec les conséquences des crises sanitaire et économique que nous vivons, ceux qui ont un emploi devront travailler encore plus quand les plus fragiles (incluant les jeunes) seront sacrifiés. Cette idée nous est répétée à longueur de temps par les charlatans de l’économie et du monde médiatique, ceux-là mêmes qui dirigent des think-tank qu’on entend trop souvent nous débiter les mêmes fadaises, sans recul, sans analyse critique.

Peut-être que le temps de loisir ou d’otium pourrait être utilisé pour se rendre compte que tous ces discours ne sont que calembredaines, et les personnes au pouvoir n’ont aucun intérêt à ce que le peuple s’en rende compte…

Le problème est qu’à force de déplacer de la matière à tout va au nom d’une croissance qu’on suppose infinie, nous allons détruire irrémédiablement notre environnement, déjà bien abîmé. Les transports que nous utilisons chaque jour polluent. Les matériaux de chauffage, les installations industrielles polluent. L’agriculture industrielle pollue. Nous polluons en consommant des objets inutiles que nous croyons indispensables, mais qui se dégradent automatiquement pour nous forcer à les remplacer… Pire, nous travaillons plus pour payer les crédits que nous prenons pour consommer ces machins. L’emploi est devenu un véritable levier de soumission des peuples.

Et pourtant, le Confinement a montré que l’industrie était néfaste pour tout le monde et que s’arrêter faisait du bien (quand on le peut bien sûr… Les « Premiers de corvée » n’ont pas forcément le même avis). Ce moment nous a montré aussi qu’au fond, bien des emplois n’apportaient rien à la société ou, et c’est pire, lui étaient nuisibles. Mais nos caciques au pouvoir préfèrent pratiquer le déni. Il y a un « effort de guerre » à fournir pour leurs profits. Et tant pis pour les travailleurs. Tant pis pour nous tous. Il faut, je cite, « travailler et produire davantage ». Bon, vouloir produire toujours plus avec des ressources limitées, ça ressemble à de la folie… Sauf que cette folie, cette « passion du travail » nous amène à notre propre destruction. Quel dommage de ne pas savoir maîtriser ses passions !

Je pense qu’il est temps d’engager un vrai débat sur le travail et l’emploi. Nous prenons conscience que les emplois les plus utiles sont aussi les plus mal payés et les plus mal considérés. Peut-être que la Franc-maçonnerie peut apporter sa pierre à ce débat que j’appelle de mes vœux ? Nous autres Francs-maçons avons une idée particulière du travail, mais aussi de la tempérance, qui doit nous faire savoir quand nous arrêter, et qui passe par une connaissance de soi et un travail de perfectionnement (le travail de Gloire au Travail). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, peut-être devrions-nous nous battre pour travailler moins et consommer moins, ce qui sauverait le travail ?

« La morale du travail est une morale d’esclave et le monde moderne n’a nul besoin de l’esclavage » écrit Bertrand Russell. Plus que jamais, reprenons notre liberté !

J’ai dit.

Pour aller plus loin :

-Pierre Larroutouru, Dominique Méda : Il faut réduire le temps de travail
Tom Hodgkinson, L’art d’être oisif dans un monde de dingues, Les Liens qui Libèrent
James Livingstone, Fuck work, Champs
Rutger Bretman, Utopies réalistes, Seuil
-David Graeber, Bullshit jobs, Les Liens qui Libèrent

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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