De notre confrère resmusica.com – Par Matthieu Roc
Luxe vocal pour la Clémence de Titus de Mozart à Aix-en-Provence
Tous les rôles sont tenus magnifiquement par des chanteurs à l’apogée de leurs moyens : Pene Pati, Marianne Crebassa, Karine Deshayes… mais la direction de Raphaël Pichon à la tête de l’ensemble Pygmalion pose question.
Donné en version de concert, tout doit être fait pour privilégier la beauté sonore d’un opéra. C’est bien le cas ce soir, dans l’acoustique remarquable du Grand Théâtre de Provence. L’ensemble Pygmalion en grande forme développe les couleurs boisées et cuivrées magnifiques des instruments d’époque, encore agrémentées par un pianoforte un rien bavard mais non-envahissant. Le chœur, qui n’a pas une partie très longue ni très difficile, chante avec une précision extrême, de façon investie, avec délicatesse ou dramatisme selon le moment de l’intrigue. La mise en espace de Romain Gilbert, discrète et efficace, profite des très beaux éclairages de Cécile Giovansili Vissiere et porte efficacement l’évolution de l’histoire et des personnages.
Dans le rôle-titre, Pene Pati rayonne. La voix est une merveille de timbre solaire, de souplesse et d’élocution, et il en joue avec un style parfait, des demi-teintes subtiles et des nuances fines. On pardonnera volontiers au ténor un petit coup de savon sur les vocalises, car son interprétation est non seulement superbe, mais fort intéressante : il arrive à donner à son personnage une dimension réellement impériale, mais aussi humaine et fraternelle qui rend enfin intéressant ce personnage, en soi peu évolutif. La tendresse avec laquelle il interroge son ami-traître est étonnamment émouvante.
On ne peut pas ne pas penser à l’analyse de Carl de Nys, qui voyait en Titus un initié franc-maçon : voilà un roi jeune et éclairé, un géant de bonté, une sorte de Tamino qui aurait succédé à Sarastro, et en mission d’aider l’humanité à évoluer.
Face à lui, Marianne Crebassa dans Sextus éclate elle aussi de splendeur. Même niveau de beauté de timbre (mais sombre, velouté et toujours homogène sur tout l’ambitus), même style châtié, mais avec une plus belle aisance encore dans les vocalises. Son interprétation, de surcroit fort digne et dramatiquement crédible, déclenche les succès les plus tapageurs de la soirée. Dans le rôle impossible de Vittelia, on est souvent obligé de renoncer aux graves ou aux aigus. Mais Karine Deshayes, qui évolue en Falcon en gagnant des aigus tout en conservant son beau médium de mezzo-soprano (voir sa dernière Norma à Strasbourg), fait fi de cette difficulté. Ses notes basses ne sont pas « poitrinées », et ses aigus (jusqu’au contre-ré) semblent parfaitement naturels. Pas de problème pour les vocalises, ni pour les écarts vertigineux ! Voilà une Vitellia de première classe, interprétée comme une grande princesse qu’elle est censée être, et non pas comme folle écartelée. Dans les autres rôles, on reste au même niveau d’excellence. Léa Desandre aborde Annius avec une simplicité désarmante, et c’est sans doute elle qui nous donne les moments de beauté mozartienne la plus pure de toute la soirée. Emily Pogorelc fait une très belle Servilia, et Nahuel di Pierro un Publius d’une parfaite stature.
A la baguette, Raphael Pichon use de toutes les libertés que se sont progressivement accordées les chefs dits « baroqueux » : coupures voire longues amputations dans les récitatifs, greffe d’un prélude orchestral venu d’ailleurs pour le deuxième acte, intégration du pianoforte dans la trame de l’orchestre, diverses ornementations vocales plus ou moins signifiantes, et usage immodéré du rubato. C’est sans doute ce dernier point qui est le plus désagréable : de fortes décélérations (par exemple, au milieu de l’air « Parto ») qui vont jusqu’à l’arrêt de quelques secondes, suivis de brutales accélérations. Certes, ces ralentissements expriment quelque chose, comme le doute, le désarroi, et dans les duos le sentiment d’amitié, d’amour, mais la phrase mozartienne est, intrinsèquement, suffisamment porteuse de sens et d’émotion, et n’a pas besoin d’être étirée comme un caoutchouc pour être surinterprétée. Avec tous ces tics et licences importées du répertoire baroque, Raphaël Pichon traite Mozart comme un Vivaldi ou un Porpora. Ce serait acceptable, à la limite, pour Idomeneo, qui est encore un opéra séria « à l’ancienne », mais pas pour la Clemenza, dont Mozart a bien notifié de sa main que ce n’était pas un opéra seria, mais un « opera vera » (sic), un vrai opéra. Le contresens interprétatif est encore plus patent quand on analyse tout ce qui est novateur dans cette œuvre charnière de 1791, et tous les germes du romantisme qu’elle porte en elle et qui annoncent Beethoven, Von Weber, etc. Ce n’est donc pas rendre service ni justice à Mozart que de traiter ce monument testamentaire comme un opéra vénitien de 1715, même si cela plait au public. Et pourtant… Mozart résiste, comme il a résisté à tous les autres traitements qui lui ont été infligés au long des XIXe et XXe siècles. Malgré tous les choix discutables de Raphaël Pichon, la beauté de la musique de Mozart nous subjugue toujours, nous émeut et nous transporte. La soirée se termine en succès, bien mérité pour les valeureux interprètes, mais la question demeure, de savoir comment il faut jouer Mozart de nos jours.
Crédit photographique : Festival d’Aix-en-Provence 2024 — La clemenza di Tito © Vincent Beaume
Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 21 VII 2024.
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : La Clemenza di Tito, livret de Caterino Mazzola d’après Pietro Métastasio. Pene Pati, ténor (Tito) ; Karine Deshayes, mezzo-soprano (Vitellia) ; Marianne Crebassa, mezzo-soprano (Sesto) ; Lea Desandre, mezzo-soprano (Annio) ; Emily Pogorelc, soprano (Servilia) ; Nahuel di Pierro, basse (Publio) ; Chœur et orchestre Pygmalion ; Raphaël Pichon, direction. Romain Gilbert, mise en espace ; Cécile Giovansili Vissiere, éclairages.