Vous connaissez très certainement l’auteure Dominique Segalen. Elle nous propose un passage de son dernier roman « Une nuit au parc » aux Éditions DETRAD, puis une analyse du processus créatif du roman.
Recension de Laurent Segalini
Une jeune informaticienne, solitaire et sensible, crée une Intelligence Artificielle bientôt dérobée par un personnage narcissique et sans scrupules pour entraîner son ex-petite amie et son nouveau compagnon dans un escape game « connecté » vengeur, dans la nuit profonde d’un parc d’attraction désert. Le tortionnaire ignore cependant la trame fondamentale de son piège cauchemardesque, dévoilé par bribes : rien moins que le processus de l’initiation maçonnique. Infligé comme un poison, le jeu s’avèrera dès lors, par ses vertus propres, un remède (pharmakon) qui éveillera l’homme qualifié en perdant le « mauvais compagnon ». Il bouleversera également une machine qui y gagnera la première lumière d’une conscience authentique.
Prenant appui sur une thématique qui travaille les fantasmes contemporains (l’IA), l’auteure bâtit un roman qui interroge naturellement le concept d’humanité : s’il est des hommes déshumanisés, certaines machines intelligentes (donc capables de « relier ») ne peuvent-elles à l’inverse parvenir à ce mystérieux frémissement d’où jaillit l’humain ?
S’il faut saluer l’originalité et l’usage romanesque astucieux de la Maçonnerie comme vecteur d’humanisation, on peut certes ne pas partager l’optimisme (bien sûr prudent et circonstancié) de l’auteur et débattre de certains présupposés philosophiques. Il reste que cette Nuit au Parc a le mérite de soulever de manière inattendue certains questionnements qui l’inscrivent de manière originale dans une tradition littéraire plus vaste, dont un large pan de la « science fiction » philosophique renouvelé en son temps par le Frankenstein de Mary Shelley.
Fluide, nerveux, bien construit et finement pensé, le roman généreux de Dominique Segalen sera une découverte pour qui ne connaît que l’œuvre historique de l’auteur, spécialiste de l’Histoire du Droit Humain. Ajoutons que, si le Maçon y trouvera joli grain à moudre, Une Nuit au Parc peut aussi constituer pour le « profane » une première approche, judicieuse et inspirante, de la « substance » maçonnique…
Laurent Segalini
Chapitre 5
Depuis la régie-ouest du parc d’attractions dans laquelle il vient de prendre son poste de remplaçant, Mickaël règle les caméras de sécurité sur la file d’attente. Il zoome sur la foule disparate qui patiente à l’entrée et repère enfin le couple qu’il cherche. La fille et son mec font la queue au guichet d’accueil, derrière une dizaine de jeunes qui gesticulent et parlent fort.
Ils ont mordu à l’hameçon. Au jour et à l’heure qu’il leur a fixé. Aujourd’hui, la partie de chasse est ouverte et il est aux commandes.
Pour Yann, cette soirée inattendue est un moment de récréation bienvenu qui ponctue une semaine bien chargée mais pour Laurence, nettement moins emballée mais qui ne veut pas gâcher son plaisir, c’est un divertissement pour bobos qui retombent en enfance.
Elle aurait préféré aller voir un bon film. Ces parcs d’attractions bourrés de familles qui déambulent en short et baskets, avec des antennes de fourmi sur la tête et le sourire au beau fixe comme si c’était Noël, lui ont toujours semblé aussi incongrus que les cours de rire en ligne ou l’achat de larmes artificielles. Ça sent l’attrape-touristes, le passe-temps estival, l’ennui mortel.
L’employé du guichet à qui Yann remet son invitation, une sorte de barista au sourire peroxydé, lui tend sa tablette pour qu’il scanne le QRCode du parc avec son portable.
— Mademoiselle Manoury et Monsieur Peltier, bienvenue ! récite-t-il sur un ton commercial. Validez ici, je vous prie. Les salles de jeux d’évasion sont groupées dans l’allée R, près du pôle des jeux électroniques. Nous vous souhaitons une agréable soirée ! dit-il en ponctuant d’une courbette.
Yann le remercie, ôte ses lunettes pour les nettoyer avec le bas de son tee-shirt et invite Laurence à emprunter la promenade qui longe les stands de tir, les tyroliennes, les passerelles oscillantes, les trois-mâts en péril et les sauts de Tarzan.
Comme elle est vissée à son téléphone et ne regarde rien de ce qui l’entoure, il ouvre sur le sien l’application qu’il a téléchargée pour localiser le lieu du rendez-vous : un plan lui indique le chemin. Il est dix-neuf heures trente et le jeu débute à vingt heures, ils ont largement le temps de s’y rendre.
Ils descendent le long d’un canal aménagé où dérive une file de bateaux bondés de familles remuantes et se retrouvent dans la réplique d’un sous-bois plus calme, avec des chants d’oiseaux relayés par haut-parleurs. Les arbres sont vrais, quand même, c’est déjà ça.
Yann est du genre à se détendre si tout va bien, mais là, il est contrarié. Que penser de leur toute première dispute de la veille, pour un détail insignifiant ? Il se sent mal à l’aise comme un acteur minable dans une mauvaise série B, et ça colle avec ce décor en carton pâte. Laurence a peut-être raison, cette soirée n’est pas un plan idéal pour leur dernier jour de congé.
Sa compagne marche d’un bon pas, un peu en retrait, en surfant rapidement sur son téléphone. Elle se laisse jusqu’à demain pour supprimer à tête reposée ses comptes sur les réseaux sociaux qui, de toute façon, ne lui apportent rien.
Le terrain descend mollement vers un carrefour de sentiers balisés. Comme la nuit tombe, une rampe de mini projecteurs s’allume en pointillés le long du chemin et Yann s’oriente d’après les repères signalés sur son écran. Il fait doux pour un mois de mars, mais un vent désagréable se lève, des roulements de tonnerre grondent et l’orage éclate sans prévenir avec des éclairs aveuglants. Bientôt, de larges gouttes plates leur tombent dessus comme des galettes et il ne voit aucun abri pour les protéger.
— Par ici, vite ! s’écrie-t-il en guidant sa compagne dans un décor stroboscopique.
Ils courent sous la pluie qui monte en puissance. Le tonnerre se déchaîne. Trois allées plus loin, se profile leur objectif : un groupe de plusieurs baraques en bois aux façades biscornues. Yann repère la numéro 11, une réplique en réduction d’une maison de style Louisiane lasurée de blanc, les fenêtres en encorbellement garnies de frises brisées à plusieurs endroits. On dirait une caricature de maison hantée, plantée de guingois sur un drôle de talus.
Ils grimpent trois marches et poussent une porte peinte de lettres dégoulinantes, d’un rouge agressif : Qui entre ici ne sait rien encore.
— Bienvenue chez les zombies ! plaisante Laurence qui s’engouffre à l’intérieur en essorant sommairement ses cheveux.
Yann prend les devants :
— On jette un œil par curiosité et on repart si ça ne te dit rien, d’accord ?
— Ça me va, chou. On y est, autant en profiter.
Elle fait mine de lui pincer la joue et son petit regard malicieux le détend d’un coup. Ils s’ébrouent en regardant l’averse crépiter. La porte grince et revient lentement sur son erre.
Yann regarde autour de lui et détaille le vestibule étroit aux murs sombres où s’entassent de vieilles valises, des chaises cassées, une collection de crucifix en ferraille qui débordent d’une caisse en bois vermoulu. Le sol est couvert d’une poussière épaisse dans laquelle s’inscrivent les traces de leurs pas. À droite, une vitrine est bourrée jusqu’à la gueule d’objets hétéroclites.
Plus loin, un sablier et une faucille à lame rouillée sont posés par terre, près d’un squelette adossé au mur, affalé, les pieds écartés, dans une posture un peu ridicule avec son crâne penché en avant, ses longs bras ballants et ses mains posées au sol, paumes en l’air.
Le jeune homme pense au vieux film en noir et blanc qui l’avait marqué à l’époque, avec ces nuages peints d’un gris grotesque et la Grande Faucheuse qui déambulait comme une âme errante dans la lande, sa faux à la main et son manteau à capuchon noir qui voletait dans la tempête comme un vieux drapeau. Cette image tremblotante, dont l’effet dramatique était accentué par une musique poignante et le hurlement d’un vent déchaîné, avait beaucoup impressionné le gamin qu’il était.
Mais la comparaison s’arrête ici. Le décor de ce jeu est une belle découverte. Il est agréablement surpris par la qualité des matières et les finitions. Au fond du couloir, le plus étonnant est ce grand croquis à la craie d’un coq dressé sur ses ergots, complété par quelques phrases manuscrites sur le mur peint en noir : Si la curiosité t’a conduit ici, retire-toi ! Si l’intérêt te guide, va t’en ! Si tu as peur, ne va pas plus loin !
Dessous, sur un petit bureau, sont alignés un crâne humain, des chandelles, une miche de pain moisie et plusieurs coupelles remplies de poudres diverses. On devine du gros sel et ce qui ressemble à du mercure.
— Tu as vu ça ? dit Laurence.
Du menton, elle désigne une inscription dont la moitié disparaît sous une banderole remplie de poussière : « V.I.T.R. » Le reste est illisible.
— On se croirait dans une soirée d’intégration en fac de médecine. C’est drôle, je me disais qu…
Le fracas que fait la porte en se refermant d’un coup sec, suivi d’un double tour de verrou, les laisse haletants et interdits.
Ils se retrouvent dans le noir, à part une minuscule veilleuse au ras du plafond qui n’éclaire pas grand-chose. (à suivre…)
Partage d’une réflexion de Dominique Segalen sur sa création
L’INSPIRATION ET LE PROCESSUS CRÉATIF
Tout commence par un défi lancé par les Éditions Detrad qui me proposent d’écrire, entre
deux ouvrages historiques, un roman initiatique. L’idée me plaît immédiatement.
La structure narrative du roman initiatique est basée sur des règles précises. Elle comporte :
— Des personnages qui évoluent grâce aux épreuves qu’ils traversent, chacun ayant sa
quête à résoudre : ce sont les héros de l’histoire, qui en ressortiront transfigurés.
— L’intervention d’un protagoniste antipathique : à la fois l’élément déclencheur de la
quête, et l’obstacle à vaincre par les héros pour atteindre leur but.
— Des péripéties, lorsque le héros de l’histoire entre en action pour rétablir la situation.
— Une aide extérieure, qui peut lui être apportée par un personnage inattendu, sur lequel
personne ne comptait au départ.
— Un lieu mystérieux qui incarne un « monde hostile et réaliste » en déstabilisant les héros, pour déclencher chez eux une prise de conscience et une remise en question de leurs certitudes.
— Enfin, le dénouement : l’accomplissement de la quête (ou pas) et les effets obtenus.
Hormis le protagoniste antipathique qui après tout, pourrait être le squelette du cabinet de
réflexion, ce scénario me rappelle l’atmosphère d’une cérémonie d’initiation maçonnique et
le cheminement du profane pour affronter les épreuves, avant de recevoir la Lumière.
Je pose déjà cette ébauche de structure.
LE DÉCLENCHEUR
Pour écrire une histoire, il faut un élément déclencheur qui oriente le thème de l’intrigue. Ce déclic vient d’une conversation passionnante avec mon fils informaticien sur les
technologies numériques, l’Intelligence Artificielle et les escape games, ces jeux d’évasion
grandeur nature très appréciés depuis une quinzaine d’années. Le principe est simple : les
joueurs doivent s’évader d’une pièce close en moins de 60 minutes, ils obtiennent le code de sortie en trouvant des indices et en résolvant une série d’énigmes, et ils sont observés en coulisses par un maître du jeu qui constate leur progrès et les aide, si besoin.
Je trouve intéressant de relier par contraste l’Intelligence Artificielle et le jeu d’évasion issus de notre XXIe siècle, à la Franc-maçonnerie qui date de plus de 300 ans.
D’autant que les trois ont un point commun, l’action se déroule dans un espace fermé : un
ordinateur, une pièce close, une Loge maçonnique. Le genre du récit est tout trouvé, ce sera