sam 23 novembre 2024 - 11:11

Reliance maçonnique

C’est à la rencontre du bas et du haut de la terre et du ciel que s’est, en tout temps, structurée la puissance du vivre-ensemble. Puissance naturelle, donc, toute en variété et transformation, s’actualisant dans le devenir culturel. Une métaphore géologique traduirait bien cela : ces « ophiolites », stricto sensu serpents de pierre, désignant l’ensemble stratifié de roches magnétiques. Ou pour le dire en un terme propre à la science de l’homme :  habitus, par lequel St Thomas d’Aquin qualifiait la relation existant entre un lieu, un habit et des habitudes. En d’autres termes, culturalisation de la nature et naturalisation de la culture.

Tout cela pour rappeler que sans polémique excessive, il faut manifester un dégoût décidé vis-à-vis de tous ceux célébrant, sans discernement, les idées convenues. Et qui, du coup, ne sont pas à même de saisir que la vie courante, empiriquement se fonde sur les rapports secrets et signifiants s’établissant entre tous les éléments d’un Réel polysémique. Holisme permettant de comprendre cette harmonie d’ensemble que l’on nomme cosmos.

Le principe de tout est dans la relation. Dans la coïncidence des choses et des gens faisant de la vie ce qu’elle est. Être relié, être en relation, voilà bien la poésie éparse donnant tout son sel au donné mondain. C’est cela même qui constitue cet émotionnel indéfini dans lequel tout un chacun se sent de plain-pied avec ce qui l’entoure. D’où la nécessité de saisir ces croisements qui sont comme autant de hiéroglyphes qu’il convient de déchiffrer.

Cette « reliance » fondamentale, c’est-à-dire ce désir d’être avec et d’être en confiance se retrouve avec constance, tout au long des histoires humaines, dans toutes les associations faisant de la fraternité l’élément moteur du vivre-ensemble. Reliance ! Ce néologisme permet de comprendre la complexité ou l’entièreté humaine à partir du partage des affects. N’est-ce point cela cette affectio societatis d’antique mémoire ?

Des hétairies grecques à la Franc-maçonnerie contemporaine, en passant par les différentes gnoses et autres cultes à mystères, la liste est longue de toutes ces sociétés secrètes qui firent fond sur le lien étroit existant entre l’invisible et le visible, l’immatériel et le matériel. Montrant ainsi la correspondance existant entre les hauteurs célestes et les parties obscures de la conscience collective. Relation permettant, au travers du sentiment d’appartenance, d’être à la hauteur du quotidien.

C’est parce qu’elle a su saisir où se nouaient les rapports secrets d’une telle reliance que la Franc-maçonnerie a pu, au XVIIIe ,  être en phase avec l’esprit des temps modernes. Ce qui lui permit, tout au long du XIXe siècle, d’avoir une indéniable performativité et d’exercer une réelle influence sur le devenir social. Très précisément en ce qu’elle sut mettre en musique les points nodaux où s’articulaient les lames de fond animant la société.

Ainsi, avec la sensibilité hétérodoxe, cœur battant de la maçonnerie authentique, elle s’opposa aux dogmatismes institutionnels, privilégiant l’éducation individualiste, le rationalisme, et le  progressisme (progrès infini). On a là le tripode fondateur d’un contrat social aboutissant à la conception d’une République Une et Indivisible. Mais voilà, dans les métamorphoses propres à l’humanité, ces valeurs sociales ont fait leur temps. Elles se sont, peu à peu, saturées. Par usure, d’instituantes elles sont devenues instituées. Et du coup, elles fatiguent et ne sont plus attractives !

D’où la nécessité de savoir mettre en musique l’hétérodoxie d’une autre manière afin de repérer les formes que prend l’imaginaire postmoderne. Car c’est bien cela dont il s’agit : repérer la vie cachée et secrète qui est le fond (le fonds) des sociétés contemporaines. Démarche exigeante, n’autorisant plus à être un Don Quichotte, ce « chevalier à la triste figure », luttant contre des moulins à vent, mais bien au contraire, en référence à la Tradition, savoir lire, c’est-à-dire déchiffrer ou épeler la rhétorique sociale du moment. Ce qui est, et non ce que l’on aimerait qui soit !

Est-ce paradoxal ? Pas forcément, car la sagesse ésotérique existe. Et revenir aux racines, être ce que dans les Arts poétiques Horace nomme un « laudator temporis acti »[1], c’est faire preuve de radicalité. Et, ainsi assuré, éviter les facilités du verbiage, les délices désuets de l’opinion, ou la doucereuse sentimentalité, qui sont les caractéristiques essentielles de la vilenie contemporaine. Vilénie ne manquant pas de contaminer la maçonnerie en la confondant avec un parti politique. Maçonnerie se contentant de produire des planches « sociétales » à connotation socialiste !

Mais la Maçonnerie de tradition a quelques clefs permettant d’accéder au secret propre au chemin de pensée ésotérique. Elle peut, par la fidélité aux racines donner quelques indications pour entreprendre la quête toujours renouvelée de ce qui est. J’appelle cela l’enracinement dynamique. En la matière, ne plus réduire l’autre au même, mais bien savoir exhausser l’altérité : l’autre de la communauté, l’autre de la nature, ou l’Autre de la déité .

C’est-à-dire repérer qu’un autre tripode est là, déjà, à l’œuvre dans la société officieuse. Et qu’il convient donc de l’accompagner. Ne serait-ce que pour lui faire donner le meilleur de lui-même.

En la matière, revenant aux racines, repérer l’appétence pour l’initiation, montrer que cela se fait en fonction de l’émotionnel, et ce, en usant d’une philosophie progressive. Dès lors, la res publica est diverse. La mosaïque en est l’illustration achevée qui cohére les différences en les laissant être ce qu’elles sont. Voilà l’intemporel trésor des sociétés secrètes. Voilà en quoi, prenant ses assises à partir de ses racines, la Franc-maçonnerie sera en phase avec l’esprit du temps et pourra redevenir le centre de l’union qui est son essentielle vocation.

Pourquoi parler de démarche ésotérique ? Sinon parce que dans le balancement des histoires humaines, au régime diurne de l’imaginaire, succède un régime nocturne (Gilbert Durand).

Et, en ces époques, la postmodernité est du nombre, où prévaut le clair-obscur de l’existence, alors renaît le goût des sensations de l’âme. Donc, celui du mystère. Une phrase de Balzac, dans son romain « Louis Lambert » pourrait nous aider à comprendre cela : « Abyssus abyssum – Notre esprit est un abîme qui se plait dans les abîmes ».

L’impératif des Lumières, dont la dynamique fut impérieuse et, en son temps, salutaire, s’achève en eau de boudin : l’idéologie de la transparence. D’où, en compensation, d’une manière diffuse, l’appétence pour ce qui est caché, voilé. Ne sont-elles pas belles ces fleurs en bouton dont on attend l’efflorescence ? Et dans l’amour les plus doux aveux ne se font-ils pas dans le secret ? Les choses cachées ne manquent pas d’attrait. « Oh nuit, comme il est doux ton mystère ». Et le mystère est cela même qui unit des initiés entre eux.

Allons plus loin. L’indéniable apport de la psychanalyse, dont Freud a jeté les bases, et celui de la psychologie des profondeurs que l’on doit à C.G. Jung, reposent, justement, sur la nécessité de prendre en compte, à côté de la pure raison, ce non rationnel à l’œuvre dans la vie individuelle et collective. Ce qui apparaît de l’iceberg n’étant qu’une toute petite partie d’un ensemble plus vaste.

L’instant obscur, la part maudite, le rôle de l’ombre. Voilà ce qu’est la démarche initiatique. Ce dont la maçonnerie de tradition recherche, toujours et à nouveau l’arcane et qui est au cœur même de l’inconscient collectif contemporain. Il est frappant de voir combien l’exigence intellectuelle du moment est totalement indifférente aux certitudes proposées par les grands systèmes élaborés lors de la modernité. Comme l’a rappelé le philosophe J.F. Lyotard, la postmodernité est bien « la fin des grands récits de référence ».

Et du coup, l’on revient, empiriquement, au rôle que joue l’initiation dans la nécessaire socialisation des énergies juvéniles. A l’importance de l’émotionnel, c’est-à-dire de ce que j’ai nommé la « raison sensible », dans la construction personnelle et collective. Ce que la « philosophie progressive » dont la maçonnerie a gardé le secret résume magistralement.

Progressivité : la Vérité n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle est relative, c’est-à-dire vecteur de mise en relation : avec les autres et le monde. Comme le rappelle Martin Heidegger, tout au long de son œuvre, elle est dévoilement momentané, jamais achevé, toujours à refaire. Au plus près de son étymologie grecque : « a-létheia », elle ôte le voile. Mais étant entendu qu’il n’y a dévoilement que parce qu’existe le retrait, ce qui est caché !

C’est ainsi que l’inquiétude contemporaine rejoint la traditionnelle quête de ce qui est caché. Pour le dire à la manière de Fernando Pessoa, dans son inestimable œuvre ésotérique, c’est une « intranquillité » qui, racinée dans le passé, indique les chemins du futur. Et, rappelant que la Maçonnerie est un Ordre secret ou plus exactement un ordre initiatique, il signale que « du reste, tout ce qui se fait de sérieux ou d’important en réunion, dans ce monde, se fait secrètement ».

D’où la nécessité d’une analyse sereine et minutieuse, rappelant la perdurance du caché à trouver dans les moments forts des cultures humaines. Pour ne citer que quelques exemples, c’est bien sûr la quête du Graal, propre à la tradition chevaleresque. C’est ainsi que le rappelle Goethe, qui en savait un bout sur la maçonnerie, dans son Faust, la coupe du roi de Thulé. Ce que l’on retrouvera dans la coupe du félibrige de Frédéric Mistral :

« Coupo Santo        

E versanto

Vuejo Abord

Lis estrambord

E l’emavans difort ! »

(Coupe sainte et débordante, verse à plein bord, verse à flot les enthousiasmes et l’énergie des forts !)

Cette coupe perdue et à retrouver, est cela-même qui donne une ébriété collective. Éternelle recherche dionysiaque des hétairies grecques, ces sociétés au pouvoir occulte ! Quête orgiastique, c’est-à-dire de la passion commune, étant le propre des maçons opératifs du Moyen-Âge, et qui renaît dans l’auberge du « Grill et de l’oie » des loges londoniennes au XVIIIe siècle. C’est bien aussi celle des efflorescences juvéniles postmodernes qui en leurs afoulements rejouent le désir d’un idéal communautaire. Voilà ce à quoi conduit la « reliance » maçonnique. Celle d’un égrégore cause et effet d’un humanisme intégral, d’antique mémoire retrouvant, de nos jours, force et vigueur.


[1] « Être celui qui loue les temps passés »  (Horace)

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Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Michel Maffesoli, né le 14 novembre 1944 à Graissessac, est un sociologue français. Ancien élève de Gilbert Durand et de Julien Freund, professeur émérite à l'université Paris-Descartes, Michel Maffesoli a développé un travail autour de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l'imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines, contribuant ainsi à l'approche du paradigme postmoderne. Ses travaux encouragent le développement des sociologies compréhensive et phénoménologique, en insistant notamment sur les apports de Georg Simmel, Alfred Schütz, Georges Bataille et Jean-Marie Guyau. Il est membre de l'Institut universitaire de France depuis septembre 2008. Il a été initié en 1972,au G:.O:. à Lyon : R:.L:. « Les chevaliers du temple et le parfait silence réunis »

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