mar 03 décembre 2024 - 18:12

Le mot du mois : « Ultracrepidarianisme »

Apelle de Cos (352-308 av. JC.) fut incontestablement l’un des plus grands spécialistes de la peinture dans la Grèce antique, réputé à juste titre pour la finesse de son trait, dans des joutes picturales avec les peintres renommés de son temps, qui ne lui contestaient pas cette primauté.

Mais non moins grande était sa modestie qui le faisait prêter l’oreille en catimini aux commentaires du public sur la qualité de ses œuvres. Voici l’anecdote, devenue proverbiale, qu’en rapporte le naturaliste latin Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle, XXXV. ” Quand il avait fini un tableau, il l’exposait sur un tréteau à la vue des passants, et, se tenant caché derrière, il écoutait les critiques qu’on en faisait, préférant le jugement du public, comme plus exact que le sien. On rapporte qu’il fut repris par un cordonnier, pour avoir mis à la chaussure une anse de moins en-dedans. Le lendemain, le même cordonnier, tout fier de voir le succès de sa remarque de la veille et le défaut corrigé, se mit à critiquer la jambe : Apelle, indigné, se montra, s’écriant qu’un cordonnier n’avait rien à voir au-dessus de la chaussure ! Ne supra crepidam (sandale) sutor (cordonnier) judicaret.” En d’autres termes, à chacun son métier. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées, par exemple.

De cette crepida latine est issu le vocable anglais ultracrepidarian, inventé en 1819 par l’Anglais William Hazlitt, pour stigmatiser quiconque se prend pour un expert en tout domaine et s’autorise à proférer des avis sur tout. En français contemporain, un toutologue.

Comment ne pas repérer dans le “spécialiste en tout” un oxymore, qui serait plaisant s’il ne s’avérait aussi toxique, voire dangereux ? Et qui révèle un abîme de méconnaissance, une incompétence verbeuse, un désir de se faire mousser avec des termes d’autant plus savants qu’ils ne sont ni maîtrisés ni justifiés.

C’est une des pratiques les plus courantes de nos sociétés contemporaines, qui consiste à donner médiatiquement la parole aux célébrités hors de leur domaine de compétence. On y confine souvent au grotesque. Bien pernicieux sont aussi actuellement, avec la parole publique démultipliée sans limite, les ravages que peuvent exercer les “influenceurs” sur la naïveté sans filtre de leurs auditeurs. On rêve de silence modeste et attentif, tandis que chacun y va de son argument pseudo-scientifique, glané dans la rumeur qui s’enfle tous azimuts, et prodigue conseils et injonctions savantes à tout propos et hors de propos. Et les nouveaux Diafoirus de Molière font florès…

Pandémie, complotismes en tous genres… la Terre est redevenue plate, voyons !

Annick DROGOU

Est-ce faire preuve de cuistrerie et de pédantisme que d’aimer ce mot compliqué que j’ai proposé à ma complice Annick de commenter ? Elle seule pouvait en retracer joliment l’origine, car ce mot est en soi une histoire et une leçon de morale. Hélas, c’est un mot chaque jour davantage adapté à notre actualité. Il résume parfaitement un comportement de plus en plus répandu, un mal qui nous guette tous et qui nous a fait oublier un autre mot, le plus simple, l’humilité, cette vertu dont on ne peut se vanter sauf à la perdre.

À la différence du spécialiste, de l’expert, qui sait tout sur presque rien, de plus en plus de commentateurs portent des jugements définitifs bien au-delà de leur domaine de compétences, pratiquant l’ultracrépidarianisme sans complexe. Les pseudo-débats qui envahissent nos écrans sont saturés par ces propos de “toutologues“, ceux qui peuvent parler de tout avec autorité. Modernes Bouvard et Pécuchet, ils assènent ce qu’ils nous vendent comme des vérités, quand ce ne sont que des opinions fragilement fondées.

Aux grands mots, grands maux, du café du commerce généralisé sur les réseaux sociaux et les écrans, gardons-nous donc de tout ultracrépidarianisme. Et si vous avez aimé ce mot, je propose d’inventer le verbe « ultracrépidérer », avec un seul mot d’ordre contre tous les donneurs de leçon et les Diafoirus de l’expertise socio-politique : « Arrêtez d’ultracrépidérer ! ».

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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