ven 22 novembre 2024 - 06:11

Comment, avec Emmanuel Le Roy Ladurie, j’ai sauvé les archives de la franc-maçonnerie française !

En direct du Blog de Pierre Mollier – pierremollier.wordpress.com

Emmanuel Le Roy Ladurie est décédé à l’âge respectable de 94 ans la semaine dernière. Comme beaucoup, adolescent, je l’avais découvert dans son étonnant dialogue avec Bernard Pivot à Apostrophe à propos de son livre Montaillou, village occitan. Ce passage dans l’émission de télévision culte avait transformé un ouvrage d’érudition de l’austère « Bibliothèque des histoires » de Gallimard en bestseller. Il était par la suite devenu l’historien célèbre que l’on sait et un grand notable de l’université. Un épisode singulier me le fit approcher et créa, l’espace d’une demi-heure tout au plus, une inattendue complicité.

En 1991-92, je me consacrais beaucoup à mon DEA à l’École Pratique des Hautes Études et pour cela fréquentais assidûment le fonds maçonnique de la Bibliothèque nationale. Une présence quotidienne en salle de lecture amène à côtoyer de près conservateurs, bibliothécaires et magasiniers et à créer, au fil des jours, des liens amicaux. Un matin, arrivé à l’ouverture même de la salle Mazarine, je sens une certaine émotion et une vraie fébrilité. Je comprends, par les échanges des uns et des autres, que l’on a découvert une fuite dans le magasin qui abrite le fonds maçonnique. On craint que le vieux tuyau ne finisse par céder et provoque une véritable inondation qui détruirait alors les précieuses archives de la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle. Il faut rappeler qu’avant la grande rénovation des années 2000, beaucoup des magasins qui abritaient les collections dataient des années 1930, certains étaient encore équipés en 110 volts avec des interrupteurs en porcelaine. La plomberie du chauffage avait le même âge. Les responsables du Cabinet des manuscrits font aussitôt une note circonstanciée sur l’urgence d’une intervention des services de maintenance pour éviter une très probable catastrophe… mais la vieille dame de la rue de Richelieu a ses procédures et l’appel à l’aide doit franchir tous les niveaux hiérarchiques de la lourde machine bureaucratique. À midi, pas de nouvelles, au milieu de l’après-midi, toujours rien. En dépit de plusieurs coups de fils rien ne se passe et, à la fermeture, après avoir mis quelques bassines, le personnel rentre chez lui en priant que les dieux des archives maintiennent l’intégrité bien défaillante du tuyau et protègent le fonds maçonnique.

Le lendemain, je m’étais inscrit à un colloque organisé en marge d’une belle exposition sur « La cour des Stuarts à Saint-Germain-en-Laye ». La Bibliothèque nationale avait abondamment contribué à l’exposition et son administrateur général, Emmanuel Le Roy Ladurie, représentait son prestigieux établissement. Le colloque avait lieu dans le Palais des Congrès de Saint-Germain-en-Laye, à une encablure du château où Jaques II puis Jacques III avaient symboliquement régné en exil. Une communication était bien sûr consacrée à la possible existence d’une Loge jacobite dans cette époque précoce.

En fin de matinée, après quelques communications déjà passionnantes, l’assistance fut invitée à une pause déjeuner. C’était un temps où les manifestations culturelles disposaient encore d’un peu de budget et nous fûmes conviés à un excellent cocktail. Jeune, et donc affamé, je manœuvrais habilement pour rester proche du buffet et profiter de ces excellents petits fours. J’avais à peine remarqué le monsieur qui me tournait le dos mais qui commençait à s’agiter quelque peu importuné par une personne dont il semblait vouloir écourter la conversation. À un moment, subitement, il opéra une étonnante volte-face et je me trouvais nez-à-nez avec l’administrateur général de la Bibliothèque nationale. « Et vous, cher Monsieur, travaillez-vous dans nos belles collections ? » lança-t-il à l’apprenti-chercheur qui s’empressa d’avaler sa bouchée pour faire bonne figure. Je ne sais ce qui me prit alors, peut-être les quelques coupes que j’avais déjà absorbées ne furent-elles pas étrangères à ma réponse : « Monsieur, l’administrateur-général, articulais-je crânement, je travaille sur le fonds maçonnique avec d’autant plus de zèle que cette exceptionnelle collection risque bientôt de disparaître dans une inondation. » Interloqué, il me demande des explications et je lui dis le peu que je sais. Interpellé, mais aussi sans doute heureux de trouver une bonne raison pour prendre du champ, il enchaîne : « Mais je n’en savais rien, il faut absolument faire quelque chose au plus vite, venez avec moi ». Il faut rappeler que, dans les années 1990, il n’y avait pas de téléphone portable et nous voilà partis dans les sous-sols du Palais des Congrès de Saint-Germain-en-Laye à la recherche d’une cabine téléphonique. Après avoir un peu erré dans les couloirs, nous finissons par la trouver puis fouillons nos poches pour réunir la monnaie nécessaire pour le téléphone à pièces. L’administrateur-général appelle son bureau rue de Richelieu pendant que je reste sagement à quelques mètres devant la cabine. Au bout de cinq minutes, il en sort et me dit « voilà, a priori ça n’a pas encore pété mais on envoie une équipe technique tout de suite. » Je me confonds en excuses de l’avoir embêté avec cette affaire qui était peut-être moins grave que je ne me l’étais imaginé… Il me remercie au contraire d’avoir attiré son attention sur cet incident qui aurait pu avoir des conséquences irréparables. Nous remontons à la surface, il me salue et rejoint sa voiture qui le ramène sur Paris.

C’est le lendemain que je compris que je n’avais pas rêvé. À peine revenus de déjeuner, les responsables du Cabinet des manuscrits virent arriver une équipe technique au grand complet avec chef, sous-chefs et techniciens divers qui exigèrent d’être amenés au plus vite auprès du tuyau défaillant. Deux heures plus tard, ce dernier était changé et l’affaire réglée. Chacun se demandant ce qui avait bien pu se passer pour qu’un appel à l’aide resté presque deux jours sans effet suscite tout à coup un tel déploiement de forces. Quelques-uns furent mis au courant.

Peut-être le tuyau aurait-il tenu encore un jour ou deux ? Sans doute les services de maintenance auraient-ils fini par intervenir ? Nul ne sait. Cet épisode mémorable me permettra en tout cas de raconter à mes petits-enfants au coin du feu comment, avec Emmanuel Le Roy Ladurie, j’ai sauvé les archives de la franc-maçonnerie française !

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