Du site blog-glif.fr
« Mes Frères, nous sommes honorés par la présence du Grand Maître.
Je vous invite à le saluer […] en vous réglant sur moi. »
Voilà un moment cérémoniel que tous les Maçons connaissent pour entendre cette injonction du Directeur/Maître des Cérémonies, chaque fois que le Grand Maître de l’obédience, quelle qu’elle soit (ou son Représentant), est en visite dans une loge.
Et à cet appel, tous les FF obtempèrent comme un seul homme, quoi qu’ils puissent penser individuellement de la qualité personnelle du Grand Maître ou de son Représentant. Et d’ailleurs, celui-ci n’en est pas dupe, puisque la réponse quasi mécanique de sa part est : « Mes Frères je vous remercie de vos salutations, qui s‘adressent à la fonction que je représente et non pas à ma personne. »
Cette humilité « officielle » ouvre la réflexion sur le sens que nous accordons aux personnes que nous élisons pour animer la structure maçonnique, de l’échelon loge à celui de la Grande Maîtrise.
Il est clair, nul ne l’ignore, que dans certaines obédiences, la « grandeur » des représentants est parfois entachée par des agissements, des querelles ou simplement des comportements qui nuisent à l’idée que les Maçons se font de ceux qu’ils ont choisis pour les représenter en interne comme en externe. Mais il y en a d’autres, à l’inverse, Vénérables-Maîtres, Officiers, Représentants du Grand-Maître ou Grand-Maîtres, qui donnent à leur charge lustre et considération. D’ailleurs, du point de vue au moins extérieur, la Grande Loge Unie d’Angleterre n’a-t-elle par à son sommet un membre de la famille royale ?
La question qui se pose est de savoir si l’homme Maçon est capable de faire la différence entre l’estime qu’il peut porter à un titulaire d’une charge élective et le respect qu’il doit à la charge. Et de peser les conséquences toujours fâcheuses qu’il y aurait à faire la confusion entre l’institution, à tous niveaux, et les personnes qui l’incarnent.
Ce sujet fait penser à des écrits de Blaise Pascal, intitulée « Grandeur d’établissement – respect d’établissement ».[1] Pascal cherche précisément à résoudre ce dilemme en distinguant institutions et personnalités chargées de les incarner et de les animer.
Écoutons Blaise Pascal pour nous guider dans notre propre réflexion.
« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté́ des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects.
Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité́ réelle en ceux que nous honorons de cette sorte.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles[2].
[…]
J’ai une vénération toute particulière pour ceux qui se sont élevés au suprême degré ou de puissance ou de connaissances. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains[3]. »
Ces réflexions de Pascal soulignent que c’est un devoir de considérer nos « établissements » comme « justes », de la loge à la structure faîtière qui lui donne légitimité d’« établissement » sous son nom. Cette pensée appelle clairement l’attention sur la nécessité de respecter la « grandeur », c’est-à-dire la hiérarchie, « d’établissement » de ceux qui sont chargés de faire fonctionner les institutions maçonniques et de transmettre la tradition maçonnique, quelle que soit l’estime grande ou petite que l’on pourrait avoir pour certains d’entre eux. Et cela, de sorte que, par exemple dans une loge, quel que soit le rang social, intellectuel, moral, reconnu d’un Frère, le respect dû au Vénérable-Maître, même de petite condition, passera toujours avant celui dû par estime naturelle, afin que l’institution reste stable et solide. Il en va de même pour la Grande Maîtrise, quels que puissent être les éventuels reproches que l’on puisse légitimement élever et les possibles frustrations personnelles que l’on puisse, à juste titre, ressentir.
Respecter les « grands établis », c’est préserver l’ordre et la paix de nos « établissements » Et cela, parce qu’il est injuste de la troubler, ce qui donnerait au monde et en interne une image pathétique, dévalorisante, fausse, de la Franc-maçonnerie et de sa raison d’être qui est de constituer une chaîne universelle, solide, de fraternité, au travers de ses institutions.
Blaise Pascal (1623-1662)
ITER, 11/2023.
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Annexe.
Passages in extenso.
« Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté́ des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité́ réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité́ de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles[4].
[…]
J’ai une vénération toute particulière pour ceux qui se sont élevés au suprême degré ou de puissance ou de connaissances. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains[5]. »
[1] Br. 310 / L. 797. Br : édition Brunschwicg, L. : édition Lafuma. Réflexion de Pascal rédigée par son ami Pierre Nicole en 1670 dans un Traité de l’Éducation d’un Prince. Dans les Pensées, les fragments qui annoncent les Discours auraient été transcrits fidèlement par Pierre Nicole. Pascal s’adresse au jeune duc de Chevreuse, le fils du duc de Luynes, proche de Port-Royal. [2] In Second discours sur la condition des grands. [3] In Lettre à Christine de Suède. [4] In Second discours sur la condition des grands. [5] In Lettre à Christine de Suède.
C’est merveilleux