(Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre – Découvrir l’Article 1/2)
Reprise de la conversation avec Mathilde, par téléphone, en soirée, huit jours après notre rencontre. J’ai devant les yeux le Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie, que je me suis acheté. Il est ouvert au mot « Rites ». Je suis affolée, je compte vingt pages sur ce mot ! Je me lance, un peu contractée quand même :
- Il y a donc plusieurs rites en franc-maçonnerie…
Mathilde qui m’entend feuilleter mon gros livre et sent mon inquiétude, éclate de rire :
-Et il y a autant de franc-maçonneries que de rites ! Allez Camille, ne vous tracassez pas avec cette question pour l’instant. Retenez seulement qu’au XXIème siècle, il existe une dizaine de grandes obédiences en France, et selon l’historique et les options de ces organisations, quatre rites principaux y sont pratiqués : le Rite Ecossais Ancien et Accepté, le Rite Emulation, le Rite Français et, pour ce qui me concerne, le Rite de Memphis-Misraïm. On verra ça en détail !
Je vous précise que Misraïm veut dire Egypte en Hébreu. Et pour vous qui êtes passionnée d’histoire, j’ajoute que ce Rite de Memphis-Misraïm n’est pas tout à fait une pure création française, en vérité. En effet, les soldats de Bonaparte en question ont découvert au Caire, une minorité religieuse venue du Liban, « Les Druzes ». Une sorte d’antique « maçonnerie » pratiquant les rites hermétiques de ces grands « emprunteurs » qu’étaient les Templiers bâtisseurs, et qui, cinq cents ans plus tôt, sont passés par l’Egypte, au retour des Croisades ! Une fois démobilisés, ces fidèles bonapartistes se sont appuyés sur ces coutumes initiatiques très anciennes pour lancer leur nouveau rite. La méditerranée est un petit monde, finalement…
-En somme, les templiers étaient à la fois des « récolteurs » et des « semeurs » !
-Des « essaimeurs » même, pour reprendre une autre image, avec un jeu de mot. Comme les essaims d’abeilles quittant une ruche pour un autre abri, ces templiers n’ont cessé de se déplacer et de se regrouper dans le bassin méditerranéen, de commanderies en abbayes et en sites divers, pour importer et exporter des « façons de vivre », des cultes et des cultures. C’est le principe même des obédiences qui se sont multipliées et se multiplient encore de nos jours, par segmentation.
-Est-ce qu’on peut dire par là que les Templiers sont les « inventeurs » du concept de loges maçonniques ?
-Ils ont pu y contribuer en tout cas, puisqu’en revenant des Croisades, ils sont montés jusqu’en Ecosse et que le système des loges de chantiers s’y est imposé avec le début de la construction des cathédrales, à laquelle ils auraient participé. Lorsque l’Ordre des Templiers a été dissous, au XIVème siècle, est né en France le Compagnonnage, avec tous ses corps de métiers du bâtiment, sur le principe de déplacements des ouvriers de villes en villes. Il a été avancé par plusieurs historiens que les templiers en sont les créateurs. Mais puisque la transmission orale était la règle des confréries médiévales, rien ne peut vraiment être affirmé aujourd’hui, précisément, par manque documentaire !
-Il y a donc beaucoup de mythes et de légendes autour de la construction des grands édifices et dans l’histoire maçonnique !
-C’est ce qui en fait le charme et l’intérêt, car on sait que l’homme a besoin des métaphores conséquentes, pour se construire lui-même, donc pour produire du sens, en donner à sa vie et à celle des autres. Le but même de la franc-maçonnerie « spéculative » actuelle !
-Ce qui n’est pas une légende, et si je comprends bien, c’est qu’il a existé une maçonnerie « opérative », celle des bâtisseurs de cathédrales, et qu’il existe maintenant la « spéculative », cette maçonnerie de réflexion dont vous me parlez maintenant…
-…Oui, Camille, je vois que vous possédez déjà une belle culture maçonnique, bravo ! Ce sont les historiens qui ont fait cette distinction. Quand la construction des grands édifices religieux à cessé en Europe et en France, au XVIIIème siècle, beaucoup des ouvriers de ces chantiers se sont reconvertis dans le Compagnonnage, qui lui a perduré, au service d’entreprises privées. C’est la religion, et en l’occurrence le protestantisme, qui a imaginé en Angleterre, une nouvelle maçonnerie, je dirais « intellectuelle », à partir de la symbolique des outils du bâtiment. On a vu fleurir alors des loges composées d’architectes, de banquiers, d‘hommes d’églises, de médecins, d’occultistes aussi. Autant de gens qui ont participé à l’élaboration d’un rite maçonnique anglais…
-Et en France ?
-Cette maçonnerie a traversé la Manche en 1725, et elle s’est d’abord fortement imprégnée de catholicisme au nord de la Loire, puis à l’inverse, de principes laïques purs et durs, après la Déclaration des Droits de l’Homme. D’où une succession d’obédiences et de rites ensuite sur tout le territoire. Et bien entendu, une opposition avec l’Eglise catholique, qui n’est pas encore vraiment apaisée aujourd’hui.
-En résumé, il y a donc eu en France une double pénétration de la franc-maçonnerie. Au début du 18ème siècle, par le nord, avec le rite anglais francisé et cent ans après, par le sud, avec le rite égyptien, aménagé lui aussi, à la française !
-Que l’on a d’ailleurs appelé à sa naissance, « le rite templier », on y revient ! En fait, il s’agissait pour les deux frères Bédarride, concepteurs du rite et anciens soldats méridionaux de Bonaparte devenu Napoléon, de contrer malicieusement à leur façon « l’Art Royal » de ces anglais, restés ennemis dans leur tête de militaires. Avec une maçonnerie à coloration égyptienne certes, mais bel et bien née en France ! Tout cela, c’est du passé et depuis le nouveau millénaire, la Grande Loge Symbolique de France a unifié les rites Memphis et Misraïm, avec ses spécificités, mais dans le cadre reconnu de la maçonnerie française et de ses diverses obédiences ! Mais au fait, Camille, il n’y a que moi qui parle, il faudra que vous me parliez à votre tour de votre métier de journaliste ! D’ailleurs, la lumière, l’écriture et la franc-maçonnerie, ça crée des liens, non ? Et si on se tutoyait toutes les deux, qu’est-ce que vous en pensez ?!
– Oh ! avec grand plaisir, Mathilde, soyons simples…si tu veux bien, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis très longtemps ! Merci pour ce cours d’histoire maçonnique.
– Ah ! on m’appelle sur mon portable… Je te quitte Camille !
Je suis initiée à la Grande Loge Symbolique de France, depuis trois ans maintenant. J’appartiens à l’un des ateliers mixtes de cette obédience, « Les Jardins du Nil », situé dans le 14ème arrondissement de Paris. Hubert – avec qui j’ai beaucoup échangé sur l’Egypte depuis que je le connais ! – et Mathilde, en sont encore respectivement Vénérable Maître et première surveillante. Ils vont descendre de charge dans un mois, juste après mon élévation à la maîtrise, si je suis acceptée à ce degré. Et je regrette déjà qu’ils quittent leur « plateau ».
Ce soir, revêtue comme à chaque tenue de mon aube blanche, et assise parmi mes sœurs et de mes frères – eux en costume sombre et nœud papillon – je laisse courir mon regard et ma pensée…Pourquoi suis-je entrée en maçonnerie ? Cette question surgit pendant la lecture du rituel d’ouverture des travaux, dans ce lieu à la fois étrange et familier, qu’est « ma » loge, où je viens assidument tous les quinze jours. Etrange, par son décor théatro-cultuel : perpendiculaires aux murs, les deux travées de trois bancs, avec nos têtes alignées face à face ; au fond, l’imposante chaire de bois clair, surélevée et parée de deux chandeliers scintillants, où siège la Vénérable Maîtresse ; le sol parquetté et recouvert au centre d’un grand échiquier ; les murs tendus de tissu rouge, ornés d’images égyptiennes, assorties de hiéroglyphes et de lettres hébraïques, comme autant de points d’interrogation. Familier, parce que ces représentations murales des temples majestueux de Louxor et d’Assouan, ces deux grands lions dorés sur leur socle qui encadrent la porte à double battants, cet aigle vert aux ailes déployées suspendu au-dessus, qui semblent chacun observés par l’œil stylisé du Grand Architecte de l’Univers dans son triangle à l’Orient, forment un ensemble d’une somptueuse beauté. Je me sens maintenant intégrée à cette harmonie. Jusqu’à éprouver un sentiment de plénitude quand je lève les yeux vers l’arrondi du plafond étoilé, suggérant l’immensité bleu nuit du cosmos.
Seul un meuble dérange mon vécu sensoriel, l’autel des serments en plexiglas où est posé l’outillage ancestral des bâtisseurs. Je trouve que cette touche de modernité heurte le dessin classique du compas, de l’équerre et de la règle entrelacés. A moins que ce ne soit plutôt ma sensibilité qui s’en trouve heurtée ?! Plusieurs frères et sœurs partagent mon avis sur l’intrusion de la matière plastique dans la loge ! D’autres disent aussi à l’inverse, que la transparence accroche la lumière et accentue la beauté et le mystère des symboles en présence. Il n’y a pas de définition, encore moins de vérité en matière d’esthétique ! Quoi qu’il en soit de ce détail, je quitte toujours la loge, à la fois sereine et tonifiée, avec une sensation de plaisir, depuis ce premier soir mémorable, où j’ai été initiée.
Je suis entrée en maçonnerie, bien sûr conquise par le « discours » chaleureux de Mathilde, auquel s’est ajusté celui d’Hubert, tout aussi convaincant. Et passionné ! Mais il est vrai que, avant même d’entendre leur bons développements historiques, la découverte livresque de la traversée surprenante du temps par cette institution, m’avait déjà frappée. Sans remonter jusqu’au roi Salomon, mais en partant simplement de la maçonnerie spéculative du 18ème siècle, il est à mes yeux rassurant, qu’elle perdure de la sorte depuis trois siècles ! C’est bien qu’elle apporte aux hommes et aux femmes qui la pratiquent de générations en générations, une satisfaction particulière ! Et qu’elle soit utile à la Cité.
Si je m’étais laissé influencer par les « marronniers » des hebdomadaires, présentant régulièrement la maçonnerie comme un vaste réseau affairiste, je n’y serais jamais entrée ! Ma quête n’est pas celle-là. Mon carnet d’adresses professionnelles me suffit pour exercer convenablement mon métier. Mère célibataire, je ne cherche pas non plus un mari, j’ai fait un choix dans ce domaine. Mes trois coups symboliques frappés à la porte du Temple ont été et sont toujours motivés par le besoin d’élargir mon regard et ma pensée sur le monde, en rencontrant ceux et celles des autres. Je suis comblée sur ce plan, dans une loge de quelque quarante frères et sœurs – de 30 à 80 ans passés – aux professions les plus variées et d’opinions les plus diverses. Nous n’y achetons ou vendons pas des produits, mais échangeons des idées. Afin de poursuivre notre construction interpersonnelle, pour mieux vivre, pour mieux être. Avec nous-mêmes, avec les autres.
Les phrases du rituel, égrenées par le jeu des questions-réponses de la Vénérable Maîtresse et des deux surveillants, me renvoient à mon année d’apprentissage. Je me rends compte que, très attachée par métier à l’esthétique, donc aux décors, aux gestes, aux déplacements rythmés des officiers dans la loge, j’ai d’abord mobilisé mes yeux avant mes oreilles ! Aujourd’hui, sur mon banc, je comprends mieux le rôle et le sens du rite et sa mise en œuvre par les paroles prononcées, à chaque tenue. Avec, à la fois l’apaisement que ce cérémonial procure en « dissolvant » l’agressivité venue de la Cité, et l’effet-miroir de la symbolique des outils qui m’a engagé à la rencontre de moi-même. Cette auto observation, cette auto-analyse plus précisément, je l’ai poursuivie au degré de compagnonne. Depuis deux ans, j’ai réussi à prendre un peu plus de distance avec les choses de la vie, en fait à canaliser mon énergie, à hiérarchiser mes activités, et aussi à distinguer l’essentiel du superflu, si présent dans mon secteur journalistique. Pour enfin, me recentrer et éprouver le « bonheur d’être », au monde et dans la société des hommes, alors que les jours passent si vite… Regarder la Seine couler au Pont Mirabeau, mieux que la voir ; écouter un concerto de Mozart chez moi, mieux que l’entendre en voiture ; déguster une pêche au marché, plutôt que la dévorer ; sentir une rose dans le parc Citroën, au lieu de la respirer ; caresser la tête de mon chat au lieu de l’effleurer distraitement. Autant de gestes simples, naïfs sans doute, que je me surprends…à réapprendre au quotidien. J’ai réveillé mes cinq sens, et commencé en même temps, si je puis dire, une rééducation philosophique au siècle de la vitesse, de l’urgence, des gens pressés – dont je fais encore partie – en dehors du temple ! Certes, je ne suis pas devenue philosophe pour autant. Grâce à la maçonnerie, je viens de redécouvrir les penseurs antiques, qui avaient tout compris de l’existence, il y a deux mille cinq cents ans. Il me faut trouver le temps de les lire !
Je n’y avais jamais pensé. Pour Mathilde, la Tour Eiffel – dont elle m’a déjà parlée sur le plan technique – est bel et bien une Pyramide moderne, de fer et de lumières ! C’est au cours d’une réunion dinatoire d’apprentis, à son domicile, à Puteaux, qu’elle nous en a dit davantage et expliqué la symbolique. Car il existe une symbolique de la Tour Eiffel ! Première nouvelle pour moi et mes deux « collègues » d’initiation, Candice et Thomas !
Je savais pour ma part que cette « dame de fer », inaugurée à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889, commémorait en même temps le premier centenaire de la Révolution française de 1789. Mais ce que j’ignorais, c’est que sa construction avait été suggérée à Gustave Eiffel, par deux de ses ingénieurs, francs-maçons. Et que le projet de ce pylône insolite de quelque 1000 pieds a remporté le concours ouvert par la Ville de Paris, devant plus de 700 maquettes de monuments en pierre, aux formes les plus baroques. Construite en 26 mois par deux cent compagnons charpentiers du fer, elle ne cesse depuis 120 ans de bénéficier des avancées technologiques. Et les centaines de visiteurs qui empruntent chaque jour ses ascenseurs informatisés, ignorent sans doute pour la plupart, les évocations maçonniques de la Tour. Elles sont exposées aux yeux de tous, et en même temps invisibles pour les non-avertis…Le secret de la Tour Eiffel !
Mathilde, « ingénieur lumière », nous a éclairés ce soir-là, au moment du dessert :
– La Tour Eiffel contient 7 symboles maçonniques, voulus par ses concepteurs ! D’abord, 4 symboles géométriques, par sa forme même. Elle peut en effet être vue à la fois comme une pyramide stylisée, une colonne avec son long col, un fil à plomb inversé et un delta lumineux à son sommet.
-« Delta lumineux ?…
-Oui, Candice, le triangle au-dessus de la chaire du Vénérable Maître, en loge…
-Ensuite, la Tour Eiffel comporte 3 symboles figuratifs, avec ses 3 plates-formes. Elles représentent les 3 degrés de la progression maçonnique. Apprenti, Compagnon, Maître.
– Tu peux nous en dire plus ?!
– Thomas, le premier étage, c’est l’homme en devenir que figure l’apprenti. Comme un jeune enfant, il n’a monté que quelques marches, il est encore près du sol, si je puis dire, et ne voit pas très loin devant lui ! Le deuxième étage symbolise, l’adolescent, le compagnon qui commence à s’élever et découvre l’horizon. Il va pouvoir se mettre en marche et voyager. Et le troisième étage, bien sûr, c’est l’homme accompli, le maître-maçon, parvenu en quelque sorte au sommet de son art. Il prend conscience, avec le phare tournant au-dessus de lui, de son rôle « d’éclaireur du monde » !
-Mais, Mathilde, est-ce que la Tour Eiffel, vue comme métaphore des trois premiers degrés maçonniques, n’est pas à même de donner aussi une image de l’homme vaniteux, celui qui veut toujours monter plus haut ?…
-Non, Camille, là tu confonds avec la symbolique de la Tour de Babel, construite par des mégalomanes qui voulaient atteindre le ciel et égaler Dieu !! Ce que tu oublies avec la représentation de la Tour Eiffel, c’est qu’une fois arrivé au sommet, il faut redescendre ! Et la descente, si tu prends les escaliers, marche par marche, vers la terre ferme, n’est-ce pas l’expression de l’humilité même ?! D’ailleurs, de « humus », la terre, vient le mot « humilité » … Humus, homme, humilité !
C’est après cette « révélation » que Mathilde nous a proposé à chacun un exercice tant pratique que symbolique, en trois séquences distinctes, pour accompagner et illustrer notre progression maçonnique individuelle : monter seul au premier étage de la Tour Eiffel, dans l’année de notre initiation, puis au second, le degré de compagnon acquis. Et enfin, atteindre le 3ème étage, une fois élevé à la maîtrise. Nous nous engageons à ce protocole original. J’ai effectué pour ce qui me concerne les deux premiers « voyages », dans les conditions requises d’application et de réflexion. Avec, sur la première et large plate-forme, le ressenti d’une évidente prise d’altitude mais aussi, en levant les yeux vers les impressionnantes poutrelles métalliques, la conscience d’un long travail à accomplir pour atteindre la cime ! Et avec au second étage, ce jour brumeux d’avril, la sensation d’avoir progressé, mêlée d’une envie bien consciente de percer la couche de nuages. Pour aller plus loin. Plus haut !
Mais il faut prendre le temps des choses et faire les choses en leur temps ! Mon horloge interne, emballée par les exigences du monde de la presse – au double sens du terme ! – a réappris la patience depuis ma première initiation. En présence permanente dans la loge de la règle à 24 divisions, outil et symbole basique offert à ma vue, j’ai progressivement réenregistré que les journées n’ont que 24 heures ! Ma fille, qui me retrouve plus souvent pour partager nos repas et aller avec moi au cinéma, apprécie les bienfaits de ma rééducation par la méthode symbolique !
Après avoir porté un an le tablier de toile écrue et à bavette relevée de l’apprentie, puis deux ans celui de compagnonne avec bavette rabattue, je viens de recevoir le tablier de cuir blanc bordé de rouge de maître-maçonne, avec le baudrier bleu correspondant. Troisième initiation, troisième tenue solennelle qui a réuni à nouveau tous les frères en costume noir, toutes les sœurs en aube blanche, autour des trois récipiendaires, Candice, Thomas, Camille…Une cérémonie saisissante à la fois par le décor de la loge aux murs tendus de noir, et le psychodrame qui s’y joue au 3ème degré du Rite de Memphis-Misraïm : dans le temple en construction du Roi Salomon, son fidèle architecte Hiram est assassiné par trois compagnons tricheurs, en quête d’une qualification supérieure imméritée. Ils symbolisent l’ignorance, le fanatisme, l’ambition démesurée, les trois vices combattus par tous les francs-maçons du monde.
Pour la troisième fois, notre Vénérable Maître Hubert a posé sur ma tête et mes épaules, la lame de son épée me consacrant au 3ème degré du Rite de Memphis-Misraïm. Une initiation ne se raconte pas, elle se vit. Comme mon frère, comme ma sœur, initiés avec moi, j’ai « intériorisé » symboliquement Hiram, censé renaître en moi, avec ses valeurs d’amour et de courage. Eternel thème de la mort et de la renaissance, propre à la nature. Et à toute initiation depuis les premiers rituels humains.
J’ai honoré ma promesse à Mathilde. Avec une petite entorse au contrat, j’ai emmené ma fille avec moi. En tant que maître-maçonne, parvenue à ce 3ème degré du Rite, je suis ce dimanche après-midi de septembre sur la 3ème plate-forme de la Tour Eiffel. A 320 mètres du sol ! Pendant que Lauriane, l’œil rivé à l’une des longues-vues de service, cherche à repérer notre immeuble, je tourne en rond avec les touristes le long du bastingage grillagé. Soleil radieux, ciel d’azur, pas un nuage, juste quelques rafales de vent. La Seine serpente à perte de vue vers la Normandie, entre les larges semis de maisons miniatures et les grands damiers de champs verts et jaunes. Aujourd’hui, elle charrie de l’or en fusion. L’horizon bleuté, au-delà des Tours de la Défense, semble ceinturé par une forêt circulaire vaporeuse. Prendre de la hauteur, je ressens bien l’expression, jusqu’au vertige même ! Changer le monde, travailler au progrès de l’humanité, est-ce possible pour la petite bonne femme que je suis ?! Je me sens si minuscule au-dessus de cette gigantesque carte routière déroulée devant moi….
J’ai l’impression de déambuler dans la nacelle d’un ballon arrêté en plein ciel. Au centre de la plate-forme, un bureau vitré reconstitué, genre Musée Grévin suspendu, stoppe ma promenade. Gustave Eiffel, assis derrière une table à dessin, converse avec sa fille Claire et l’ingénieur américain Thomas Edison, venu lui offrir un phonographe, me dit une affichette détaillée. Sa lecture et mon imagination aidant, ces personnages de cire s’animent sous mes yeux…
…Nous sommes le 6 mai 1899, date de l’inauguration de l’Exposition Universelle. Sur la flèche de la Tour, qui ne s’appelle pas encore Eiffel, est hissé le drapeau tricolore. Je lève les yeux. Le Ministre du Commerce, le franc-maçon Edouard Lockroy, entre dans le bureau pour féliciter Gustave Eiffel et son équipe d’ingénieurs et d’ouvriers. Thomas Edison pose un disque sur le phonographe et tourne la manivelle. La Marseillaise retentit, pour célébrer le prestigieux monument de fer étincelant de tous ses rivets, et le centenaire de la Révolution Française…
-Camomille !
Ce cri joyeux qui éclate dans mon dos, à la fois me crispe et me sort de ma rêverie éveillée. Qui m’interpelle ainsi, en haut de la Tour Eiffel ?! Je me retourne, presqu’en colère et je reconnais immédiatement sa chevelure rousse bouclée.
– Clovis ! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Même question pour toi ! Moi, je prépare un rallye pédestre pour une association et je cherche des énigmes. Il y a plein de symboles sur cette Tour, tu sais ! Je n’y étais pas remonté depuis mon enfance…
– Depuis qu’on y est venus ensemble, avec l’école ?!
– ça se pourrait bien ! Dis-donc, on va fêter çà, je t’invite à prendre un pot, dès que nous serons à terre !
– D’accord, Clovis, à condition que tu m’appelles Camille et qu’on récupère ma fille. Tiens, la voilà ! Et aussi qu’on redescende à pied ! Je t’expliquerai pourquoi ! J’y pense, un de ces jours, il faudra que j’organise un défilé de mode dans le salon du Ier étage de cette Tour Eiffel…