Du site cambridge.org – Par Cambridge University Press
Les Camerounais ont récemment inventé un nouveau mot pour caractériser l’état de leur pays : anusocratie (le règne de l’anus). Cela est devenu central dans la panique morale à partir de 2000 face à une prétendue prolifération de l’homosexualité. L’anusocratie relie ces pratiques homosexuelles à l’enrichissement illicite des élites nationales et à leur implication dans des associations secrètes d’origine occidentale, telles que la franc-maçonnerie, les rosicruciens et les Illuminati.
Cet article tente de dénouer ce nœud conceptuel entre homosexualité, occultisme (franc-maçonnerie) et enrichissement illicite : d’abord en l’historicisant. Il est intéressant de noter dans le cas camerounais qu’un lien similaire est mentionné dans l’une des premières ethnographies, Die Pangwe de Günther Tessmann . La franc-maçonnerie est clairement une imposition coloniale sur le pays, mais le lien entre les pratiques homosexuelles et l’enrichissement a une histoire plus ancienne. Deuxièmement, une comparaison avec des idées similaires ailleurs sur le continent peut également ouvrir des perspectives plus larges. Le lien avec l’enrichissement illicite ne figure pas dans les conceptions classiques de « l’homosexualité » telles qu’elles sont développées en Europe, mais il ressort fortement d’exemples provenant de toute l’Afrique. Achille Mbembe et Joseph Tonda montrent tous deux que cette image de l’anus – la pénétration anale – exprime les inquiétudes populaires concernant des inégalités stupéfiantes. Pourtant, cet aspect est ignoré dans les débats sur « l’homophobie » croissante en Afrique. Une confrontation avec des textes classiques de la théorie queer occidentale (Bersani, Mieli) peut nous aider à découvrir d’autres couches des discours africains, notamment l’accent mis sur la diversité sexuelle comme réponse à l’homophobie. Cela peut également servir à relativiser le lien entre les pratiques sexuelles et les identités sexuelles, qui est encore considéré comme une évidence dans de nombreuses théories queer d’origine occidentale.
Introduction
Récemment, les Camerounais, toujours inventifs en néologismes, ont surpris le monde avec un nouveau terme : anusocratie. Il est devenu un terme clé dans la « panique morale » qui hante le pays depuis le début du siècle à propos d’une prétendue prolifération de « l’homosexualité ». Comme ailleurs sur le continent, une telle prolifération est souvent considérée comme le résultat d’impositions coloniales et postcoloniales. Ce qui est frappant, c’est que les gens font un lien direct avec les formes illicites d’enrichissement et que l’anus – c’est-à-dire la pénétration anale – se voit attribuer un rôle clé à cet égard. Le Cameroun offre une variante assez particulière de ces interprétations, car de nombreuses personnes – tant dans la presse que dans la « radio trottoir » (radio pavée) – associent explicitement cela à l’élite du pays profondément impliquée dans des associations secrètes d’origine occidentale : la franc-maçonnerie, la rosicrucianisme et les Illuminati. Suite à une association – notamment courante dans les contextes francophones – de la franc-maçonnerie avec des pratiques homosexuelles, les Camerounais parlent des pédés de la République .note de bas de page3 Le message semble clair : la franc-maçonnerie étant une imposition coloniale, l’homosexualité a également été introduite de l’extérieur et est un produit colonial. Cette explication a des conséquences spécifiques. Puisque ce seraient surtout les élites qui auraient été corrompues par de telles pratiques coloniales, les dénonciations de l’homosexualité au Cameroun constituent une attaque d’en bas, de la société contre l’État, plutôt que l’inverse (comme ailleurs en Afrique ; voir Nyeck Référence Nyeck, Nyeck et Epprecht2013). Depuis 2006 notamment, l’élite de l’État a réagi à de tels soupçons en déclenchant une chasse aux sorcières contre les « homosexuels » afin de se distancier de telles accusations.
Pour de nombreux Camerounais, mais certainement pas pour tous – il y a d’autres voix – ce lien entre homosexualité, franc-maçonnerie et enrichissement illicite est devenu une évidence. Cependant, dans cet article, nous espérons montrer qu’il est à la fois utile et urgent de dénouer davantage ce nœud conceptuel, car cela ouvre des perspectives plus larges sur les enjeux des paniques morales autour de l’homosexualité qui ont éclaté dans de nombreux pays africains au cours des dernières années. décennies. L’objectif évident d’une telle analyse plus approfondie est le lien avec l’enrichissement illicite, condensé dans l’image de l’anus comme source de richesse – d’où « anusocratie ». Dans les débats actuels sur l’Afrique en tant que « continent homophobe » – qu’il s’agisse de confirmer ce stéréotype ou de le remettre en question – cette association avec l’enrichissement illicite retient peu l’attention. Cela ne figure pas non plus dans les textes occidentaux classiques sur l’homosexualité. Par exemple, Freud (Référence Freud1905 ), dans son bilan de ses aspects dans Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie ( Trois essais sur la théorie de la sexualité ), ne mentionne pas le lien avec l’enrichissement. Mais en Afrique, cela semble être assez courant.
Le but de cet article est de montrer que cette image de l’anus comme source de richesse n’est pas une autre illustration exubérante du vieux dicton de Pline l’Ancien ex Africa semper aliquid novi (hors d’Afrique, toujours quelque chose de nouveau). Au contraire, il exprime d’importantes préoccupations concernant les inégalités dans des contextes changeants et la manière d’y faire face. Une première façon de démêler cette association est de l’historiciser. En cela, le cas camerounais présente un intérêt particulier puisque, comme le souligne Patrick Awondo (Référence Awondo2019) – un collègue camerounais qui a eu le courage d’aborder ces questions sensibles depuis l’intérieur du pays – l’a déjà signalé, les imaginaires actuels des francs-maçons pratiquant des formes transgressives de sexualité pour s’enrichir se reflètent dans l’une des toutes premières ethnographies sur le sujet. Cameroun : notamment, dans l’ouvrage de Günther Tessmann. Tessmann a commencé ses recherches dans ce qui est aujourd’hui le sud du Cameroun en 1904, juste après que les Allemands ont commencé à établir leur contrôle sur cette région. Une notion qui revient sans cesse dans sa monographie classique Die Pangwe (Référence Tessmann1913 ), notamment à propos des Fang, est le biang akuma – le médicament de la richesse – qui, à la grande surprise de Tessmann, s’avère directement lié aux pratiques homosexuelles. Le suivi de ce lien nous a conduit à des complications intéressantes. De toute évidence, il est trop facile d’opposer ce biang akuma comme une sorte d’image « traditionnelle » de l’homosexualité au lien actuel avec la franc-maçonnerie comme version coloniale ou même « moderne ». D’une part, le point de vue de Tessmann était directement influencé par les idées de Magnus Hirschfeld et d’autres qui faisaient scandale à Berlin au moment de son départ pour le terrain. Ce lien historique contribue donc à montrer que l’imaginaire triangulaire de la franc-maçonnerie, de la sorcellerie et des pratiques homosexuelles comme secret des formes spectaculaires d’enrichissement qui marquent les relations actuelles au Cameroun s’est développé au fil du temps dans le contexte d’une articulation continue de conceptions locales et importées. L’« anusocratie » peut donc être lue comme une nouvelle variante d’un discours moral plus ancien sur la richesse illicite.
Une autre piste pour analyser ce triangle est sa généralité dans l’Afrique actuelle. Cela ne sert que trop bien à dénoncer les nouvelles inégalités stupéfiantes qui se sont développées si rapidement après l’indépendance sur tout le continent. De nombreuses études soulignent la volonté consumériste des nouvelles élites africaines et leur préférence pour les produits importés. Dernièrement, cette situation est devenue encore plus irritante en raison de la déception croissante quant aux résultats du développement, le mantra des premières décennies d’indépendance. Souvent, ce n’est pas la consommation ostentatoire de la nouvelle élite en soi qui est considérée comme le problème. Un commentaire courant sur ce consumérisme au Cameroun est : « Oui, oui un Grand n’est pas un petit ». En d’autres termes, un Grand doit se montrer. Le problème est plutôt que cette accumulation de richesses est de plus en plus considérée comme improductive car non redistribuée. Les personnes qui ne partagent pas ont toujours été facilement accusées de sorcellerie, et cela s’applique de manière particulièrement poignante aux formes stupéfiantes d’accumulation des élites postcoloniales. Apparemment, on fait désormais facilement le lien avec des pratiques homosexuelles, qui sont aussi perçues comme choquantes car non orientées vers la reproduction. C’est dans ce contexte que l’anus apparaît dans de nombreuses régions d’Afrique comme un point central dans l’articulation entre richesse et sexualité, à la fois dans les rumeurs populaires et dans la littérature académique. Comme le dit un de nos interlocuteurs : « L’anus se soulève ».