sam 23 novembre 2024 - 10:11

Considérations sur le temps en Loge  

Dans un monde qui n’aspire qu’à aller toujours plus vite, il me parait intéressant de prendre 5 minutes pour partager mes épanchements sur le temps en loge bleue.  D’abord, de quoi parle t-on quand on parle du temps ? Considérer le temps c’est déjà et d’abord un exercice de l’esprit. A quoi pensez-vous quand on parle du temps ? Chacun aura un avis.

Certain vont penser à une horloge. C’est une conception moderne. Moi j’aime bien penser à une fleur fanée. Ensuite, il sera question de la notion de temps et du fait qu’il s’agit là d’un concept très souvent associé aux notions d’activités humaines et particulièrement en lien avec le travail. Enfin nous aborderons, la notion de temps sous l’angle initiatique au travers de ce que nous disent les rituels du Rite écossais ancien et accepté.  

Qu’est-ce que le temps ?

Pour le commun des mortels, c’est un ressenti subjectif. Ce que nous ressentons du temps, c’est en fait une formalisation des sensations de ce que nous observons des effets produits par le temps(Francis WOLFF, Temps physique et temps Métaphysique, Revue de métaphysique et de morale, 2011/4, N°72). On entend souvent dire que le temps passe vite, ou lentement, qu’il est tranquille. Quand j’étais gamin je trouvais souvent que le retour avait été plus rapide que l’aller. Les bons moments passent souvent trop vite. L’attente d’un avion ou du train est interminable. On se demande même quel temps il fait, mais là on parle plus du même temps, on parle de ce qui se passe au-dessus de nous, même si finalement il y a bien des rapprochements à faire. Le temps nous échappe et en même temps, il rythme nos vies, tout tourne autour de lui, parfois on s’emmêle les crayons parce qu’on parle tous en même temps.  

Bref, le temps, c’est une manière de parler de quelque chose d’insaisissable, qui existe d’une manière ou d’une autre, mais que l’on peine à définir. C’est le sens de ce que voulait dire Saint Augustin (“Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande, je ne le sais plus.” Les confessions, livre XI, Chapitre 14). Les physiciens ont bossé dur sur ce concept. Il existe des définitions précises : la seconde telle qu’elle est définie internationalement est la durée d’un certain nombre d’oscillations (9 192 631 770 exactement) liées à la fréquence de transition hyperfine de l’atome de césium. Je ne comprends rien à ces démonstrations. Ce que je comprends du temps c’est ce que je perçois. En tout cas, je ne suis pas le premier à me poser la question. Ça fait un moment que les hommes et les femmes qui peuplent notre planète s’interrogent. Dans l’antiquité, on formulait le problème un peu différemment. Grosso modo, on essayait de comprendre ce qui reste quand les choses changent.

Le temps passe, on reste le même, et pourtant on change. Ça marche avec les bonhommes mais aussi avec les choses. Quelle est la matière primordiale ? Finalement, la question c’était de savoir s’il y avait une matière primordiale, fondamentale qui garantit la continuité de l’être(école de Milet et Thales, Jeanne HERSCH, L’étonnement philosophique, Folio essais, 1993, p. 13). Les choses et les personnes bougent, se déplacent, traversent le temps, mais elles restent les mêmes. Il y a un mouvement, une direction, du même et du différent. En vieillissant, on se reconnait mais des choses ont bougé. Le temps d’une certaine manière a la faculté d’introduire à la fois un questionnement universel : tout le monde subit ses effets mais aussi fait naitre des intuitions très variables : on passe de la science, de la raison à l’expression d’impressions personnelles, d’observations personnelles. Le temps est tout cela à la fois : le mouvement et ce qui perdure, le changement et la durée, la perception d’une vitesse et d’un déplacement. Une identité et une évolution. Bref, c’est l’un et le multiple, l’éternel et l’éphémère.

Les caractéristiques du temps 

Puisque le temps est en quelques sortes une expérience, un maintenant qui invite à penser les évènements comme des intervalles, il y a donc un ordre de succession dans les choses. Un début et une fin. Il y a un cours du temps. Nos représentations du temps font que, souvent, on l’imagine sous la forme d’une flèche qui va da la gauche vers la droite. Il y a une continuité, le temps ne s’arrête pas. Cette manière de considérer le temps rappelle finalement la sentence d’Oswald Wirth pour qui « l’initiation est un acte irréversible ». Le temps initiatique a les mêmes propriétés que le temps profane de ce point de vue. Pourtant, aujourd’hui, on fantasme par le biais de l’outil numérique sur la possibilité de ralentir le temps comme s’il s’agissait d’un film qu’on peut mettre sur pause, examiner en zoomant. La nature des choses nous rappelle avec brutalité que malgré les progrès accomplis par la science, le temps qui passe conduit inévitablement à l’extinction de l’observateur. On a beau triturer les notions d’espérance de vie, nous sommes toujours confrontés au redoutable cycles de la nature que les mythes anciens traduisaient sous la forme de Dieux tels que Chronos et Saturne, parce qu’on sacralise et divinise ce qu’on ne maitrise pas, ce qu’on n’explique pas. D’ailleurs lorsqu’on regarde les illustrations de ces divinités, elles sont souvent représentées par un homme, un vieillard portant une faux. 

Le temps nous impose donc de penser deux grandes idées : Une continuité et Irréversibilité. C’est par la durée et la perception de ses effets que chacun d’entre nous se confronte au temps.  

Qui dit durée, dit mesure.

Pendant longtemps, on se référait davantage non pas à une mesure abstraite du temps sur une montre mais on au travers de la diversité des activités humaines associés aux évènements naturels. 

Au fur et à mesure du temps justement, le contrôle du temps est devenu synonyme de contrôle des populations. C’est évidemment un raccourci pour signifier que l’introduction de la pendule n’a marqué pas seulement les heures, elle a synchronisé les actions humaines »(VIDAL, Les hommes lents. Résister à la modernité, Paris, Editions Flammarion, 2020, p.35). La conception du temps a évolué et dès le moyen-âge. 

Jusque-là, « l’oisiveté était la source de l’élévation intellectuelle, elle devient un péché capital pour ceux qui se laissent aller à la douceur de vivre, condamné dès le 14ème siècle, moment exacte où les monastères et leur vie réglée font leur apparition ». L’activité des hommes pour être efficace et plaire à Dieu et à ses seigneurs nécessitaient une organisation. La maitrise de la matière, la complexification de l’outil permettant une production efficace a introduit l’idée de la planification du temps. L’ordre des choses devient une évidence car il y a des processus de fabrication à respecter. La nature peut dorénavant grâce à la technique être contrariée. On sait accélérer le refroidissement des métaux, on sait comment modifier la forme des choses. Les hommes ont compris progressivement quand et comment il fallait agir sur la matière pour en tirer profit. Néanmoins, Au quotidien, pour Edouard P. THOMSON, c’est encore le temps de l’activité qui guide le monde. On « compte le temps » à l’aune de cuisson du riz (environ ½ heure), découpe les journées en plusieurs prières, récite des AVE MARIA pour calculer la cuisson d’un œuf, on sait qu’une saison contient une germination.  

C’est la naissance de l’horloge mécanique au 13ème siècle qui change la perception du réel et dénature la perception du temps et la notion de travail. Avant, l’horloge mécanique, il n’y avait pas de minute ou de seconde, la vie suivait son cours naturel. Cela rappelle le chant du coq, l’aurore, l’hiver, les phases de la lune. Le calendrier humain rendait compte des cycles de la nature. De nombreux ouvrages montrent combien les croyances et les pratiques religieuses sont redevables aux phénomènes naturels d’une part et comment la vie religieuse pilote et guide le rythme des hommes de la communauté qu’elle soit rurale ou urbaine. 

On peut rétorquer qu’il existait d’autres moyens de compter le temps : « le sablier, l’astrolabe, l’horloge à mercure, le cadran solaire, mais […] les grains de sable ne conviennent pas au temps long, les nuages cachent parfois le soleil, l’eau gèle en hiver, etc. La 1ère caractéristique de l’horloge est de s’affranchir de la nature. Le temps mécanique devient une mesure implacable, régulatrice où des unités discrètes sont enfermées dans un cadran »(Lewis MUMFORD, Technique et civilisation, Marseille, Editions Parenthèses, 2015). C’est ce qui fait dire à Lewis MUMFORD que la clé de la période industrielle n’est pas la machine à vapeur mais la montre. La fragilité du moment, l’insaisissabilité de l’instant est quantifiée et ouvre la voie à la gestion et à l’organisation, optimisée. Le temps n’est plus passé mais dépensé. En gros, le temps devient une marchandise comme les autres, que l’on peut perdre ou gagner. Les repos deviennent une faille dans l’action, dans la planification, l’emploi du temps devient incontournable. On entre alors dans le monde de la cadence 

L’évolution des mécanismes introduit une modification des perceptions des activités humaines, c’est un autre rapport au monde qui s’instaure. « L’accélération des rythmes ne pourrait se justifier, si ce n’est du point de vie pécuniaire. Car l’énergie et le temps, les deux composantes du travail mécanique, ne sont humainement qu’un moyen »(Lewis HUMFORD, technique et civilisation, Marseille, Editions Parenthèses, 2015, p.206). La technique et la connaissance ne modifient pas en soi le rapport au temps sauf si on introduit l’idée de rentabilité.  

La vie humaine a longtemps été rythmée par la nature, par la vie quotidienne avant d’être exclusivement pilotée par l’économie. Aujourd’hui, il est clair que « Le temps c’est de l’argent ».  

Ce que dit le rite écossais ancien et accepté 

La notion de temps est aujourd’hui souvent perçue comme des rythmes et des cadences qui invitent à la notion de mesure puis de gestion. Et c’est là que je veux en venir. Quand on parle de temps, on parle de travail. Et c’est bien ce que nous faisons en Maçonnerie. La franc-maçonnerie, ce n’est pas un passe-temps, c’est un travail qui oblige. Et c’est pourquoi, notre rituel nous donne des heures de travail. Il se trouve que ce créneau est tout à fait incongru: Les apprentis francs-maçons que nous sommes, bossent de midi à minuit. Nous travaillons donc pas trop tôt le matin, et juste après l’apéro, au moment où les autres vont manger. C’est aussi exactement le moment où il fait le plus chaud, où le soleil est à son zénith. Les maçons jettent l’épongent à minuit, conscients qu’il reste encore du pain sur la planche. Minuit c’est l’heure du crime, les ténèbres de la vie profane s’installent, et nous retournons à nos habitudes dans le temps de l’asservissement aux lois de la consommation et de la vie sociale dite ordinaire.  

Les rituels indiquent, par deux fois qu’« il est l’heure et que nous avons l’âge » : en fait c’est un RDV qui nous est proposé. Être à l’heure de la tenue, c’est se tenir dans le présent. L’instant présent est une occasion, brève, d’apercevoir fugacement une partie de ce que nous sommes seulement. Pendant un instant, nous présentons au monde une version inachevée de ce que nous en train de devenir. Entre midi et minuit, nous sommes conscients d’être en chantier, d’être incomplets. Et c’est très inconfortable de constater que nous ne sommes pas finis. D’abord, il y a le moment où je prends conscience que le présent m’échappe, je suis un intervalle, je suis décalé en permanence : je suis désynchronisé. Quand je dis ce que je pense, ce n’est déjà plus le moment où je l’ai pensé. Je ne suis qu’un chantier permanent et je suis toujours en retard avec mon esprit. La sensation de ce déséquilibre me fait souvent penser au funambule qui cherche à la fois l’équilibre et la progression sur son fil tendu. Pour avancer, j’ai besoin de garder l’équilibre entre le passé qui me sert de mémoire et de référence et le futur que je crée intérieurement. Encore une fois, j’ai envie de citer Oswald WIRTH « En initiation, rien ne compte, hormis ce qui s’accomplit intérieurement ». Travailler de midi à minuit, c’est prendre conscience de ce fil. L’initiation c’est une tension et une dynamique. J’essaye plus ou moins d’avancer, pas à pas, entre la tradition et l’utopie en sachant qu’il n’y a pas d’issue possible et que je ne pourrai pas faire marche arrière. La recherche de l’équilibre est incessante. C’est un travail qui n’a rien à voir avec la productivité, chacun a son rythme.  Ce n’est pas le temps de l’horloge, de la cadence, ce n’est pas non plus du salariat avec des revendications : je comprends mieux pourquoi les apprentis obtiennent leur salaire en silence. Chacun d’entre nous sait intimement le chemin qu’il a accompli, les efforts qu’il a fournis et le chemin qui reste à parcourir.  

Philippe GERARD, philosophe du Droit estime qu’il « est malaisé de dire que nous n’avons que le temps : le temps ne s’accommode du verbe « avoir » que si on le confond avec la mesure du temps, avec le temps des horloges. Nous n’avons pas le temps, temps impalpable, pur élan qui à la fin rassemble et anime l’épaisseur des choses communes, lourdes ou légères, habituelles, insignifiantes ou non. La condition humaine et le temps s’entre-appartiennent dans l’éclosion incessante des commencements »(Philippe GERARD, François OST, Michel Van de KERCHOWE et Alain STROWEL, Droit, mythes et raison, Presse de l’université de Saint louis, Bruxelles, 2019). Maintenant, tout de suite, notre temps du travail est une occasion de faire, d’agir. S’inscrire dans le temps revient à avoir en même temps conscience de ce qu’il se passe, de le penser et d’agir. C’est à la fois un examen de conscience et un acte. C’est la possibilité de faire, de contribuer à la marche de quelque chose qui nous dépasse. Encore une fois, le mouvement, l’identique, le semblable et le différent s’interpénètrent dans un tourbillon. Nous ne contrôlons ni la vitesse, ni la direction et encore moins les effets.  

Il existe bien d’autres références au monde du travail et au temps dans notre rituel. La récréation par exemple, qui est le temps du repos entre deux épisodes de travail. C’est durant le sommeil que nous rêvons, et c’est à ce moment que nous affinons nos idéaux. Il y a eu parfois des coquilles dans les rituels. Un accent disparait, et la récréation devient la recréation. Loin d’être une aberration absolue, cela devient une opportunité de penser autrement : avec l’oubli d’un trait de crayon, on invite à recommencer sans cesse quelque chose qui n’a pas de fin, quelque chose qui n’a pas de forme finale. C’est la quête d’amélioration perpétuelle. Dans le monde du travail profane, on traduit cela par l’amélioration continue de la qualité. Il s’agit là d’une manière de passer de la quête spirituelle à l’esclavage gestionnaire. 

Enfin, la notion de temps, du fait qu’elle est indissociable du rapport à l’espace, implique le Franc-maçon se déplace en fonction de son temps passé, de son expérience dans la loge. Il ne s’assied pas où il veut. Les apprentis sont installés à un endroit, les compagnons à un autre. Seuls les maitres sont libres sauf s’ils portent une charge, s’ils ont un devoir supplémentaire dans le fonctionnement de l’atelier. Bien entendu, il ne convient pas de dévoiler ce que tout le monde peut trouver sur internet en cherchant un peu, mais bien de souligner que la place que chacun occupe est une variable du temps qui a fructifié. Les changements de place sont toujours à la fois le fruit du travail de chacun mais aussi le résultat d’un vote. En maçonnerie, quel que soit le temps passé, ce sont les autres qui vous invitent à progresser et vous y autorisent.  Une autre particularité qui peut étonner : celui qui a présidé l’atelier durant un temps, devient à la fin de son mandat celui qui garde la porte, le portier, tâche peu reluisante à priori. Et comble du comble, il est positionné face au nouveau président. Cette position dans la loge n’est pas soumise au vote, elle est une conséquence du temps passé à la “tête” de la loge. A la fin du travail le plus honorable, il n’y a pas d’honneurs, mais de l’humilité.

En guise de conclusion provisoire 

L’heure cosmique (basée sur la position du soleil) fixe les conditions de travail du maçon. Le midi comme le minuit sont des instants uniques. Etrangement, ils ont la même position sur le cadran. Les aiguilles sont positionnées sur le 12. Certains vous diront que 12 c’est 7 + 5 et que donc ça veut dire des trucs. Pour ma part, je n’en ai aucune idée. En tout cas, ce qui me semble intéressant, c’est de considérer le temps maçonnique comme un espace de travail sacré, durant lequel nous avons l’occasion de commencer quelque chose en dehors des horloges, des obligations industrielles, sociales qui contraignent nos comportements ordinairement. Cela ne veut pas dire du tout qu’il s’agisse d’un laisser-aller, bien au contraire. Entre midi et minuit, il y a un prix à payer et chacun, en son âme et conscience se doit de définir ce qu’il est prêt à verser. Le temps en maçonnerie ne se mesure pas : il nous faut regarder la position du soleil et de la lune, et la sienne, il faut lever les yeux vers quelque chose qui nous éblouit, et le comparer avec notre ombre projetée. On ne peut pas être pressé quand on ne sait pas où on va et c’est toute la beauté du temps en maçonnerie.

Stéphane Gebler

2 Commentaires

  1. Il y a un autre point de vue qui n’est pas abordé mais qui mérite peut être de s’attarder : les francs-maçons parlent souvent du passage vers la grande loge éternelle. Encore une façon de penser le temps et le travail maçonnique.

  2. Pour s’attarder sur la notion de temps sacré en tenue, vous pourriez jeter un coup d’œil sur l’article du journal en suivant le lien : 450.fm/2023/01/31/coucou-il-est-lheure-du-sacre-en-franc-maconnerie/

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