ven 22 novembre 2024 - 12:11

Déontologie ou conséquentialisme ?

Pendant le confinement, je passe du temps sur les réseaux sociaux (qui se révèlent être des cafés du commerce en moins sympathique). J’ai pu constater qu’il y avait chaque jour une polémique sur pas grand-chose. Much ado about nothing. Celle du moment est plutôt sérieuse puisqu’elle concerne le bien-fondé d’un travail de recherche sur un traitement à base d’un antipaludéen pour soigner les symptômes du SARS-Covid-19. Un éminent virologue de Marseille affirme avoir un traitement efficace contre le virus. Soit. L’Académie et la Faculté lui reprochent de ne pas avoir été assez rigoureux et de ne pas avoir suivi la procédure en vigueur pour faire valider ledit traitement. La polémique est toujours en cours. Je crains qu’on ne sache qu’au nombre de morts qui avait raison ou tort… Mais il faut respecter la procédure.

Dans un tout autre registre, en fonction publique territoriale, des travaux sont nécessaires pour faire une réparation d’urgence dans une école, mais le montant nécessite l’ouverture d’un marché public, ce qui prend du temps. Impossible de faire travailler une entreprise proche, sous peine d’accusation de « favoritisme ». L’école n’est pas sécurisée pour la rentrée, mais la procédure a été respectée.
Autre exemple, toujours en territoriale, toujours en école. Pour faire un trou pour déplacer un tableau, il faut effectuer des diagnostics plomb et amiante (plusieurs mois d’attente) avant de faire les deux trous. Et tant pis si le tableau est trop haut pour le professeur. Les procédures sont là pour être respectées.

Encore l’école. Imaginons qu’un enseignant se rende compte d’une difficulté dans sa classe et qu’il décide de la corriger en utilisant des outils hors de la pédagogie autorisée par le rectorat ou l’Académie. La difficulté sera peut-être rectifiée, mais l’enseignant aura de gros ennuis avec son inspecteur, parce qu’il n’aura pas respecté la procédure.

Plus sinistre, la polémique autour des attentats du 13 novembre 2015. Il y avait une troupe de militaires de l’opération Sentinelle à proximité du Bataclan, qui aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir, au motif qu’on n’était pas en guerre. La préfecture a préféré faire venir de plus loin les troupes du RAID et du GIGN. On connaît malheureusement la suite. Mais soyons rassurés, la procédure a bien été respectée, semble-t-il. Voilà qui devrait porter du baume au cœur des proches des victimes…

Cynisme, me direz-vous ? Que non point. En fait, ces situations réelles comme imaginaires illustrent une réalité de nos fonctions publiques. Nous autres fonctionnaires sommes astreints à une déontologie, et donc à une éthique déontologique. L’éthique déontologique dérive de l’éthique kantienne et pose l’existence de principes à valeur de sacré, et avec lesquels il est impossible de transiger. Ce peut être un principe tel que « toute vie est sacrée » ou bien d’autres choses. Dans le cas de l’administration française, les valeurs avec lesquelles on ne transige pas sont la probité et l’intégrité du fonctionnaire, l’obéissance, le respect de la procédure. Et dans le cas de la commande publique, la liberté d’accès, l’égalité de traitement et la transparence de la procédure. Si la boussole de la fonction publique est l’intérêt général, ou le bien public je me demande si on ne les confond pas avec le respect de la procédure, au point que le respect de la procédure peut nuire à l’intérêt général. Si je fais un parallèle avec la chose militaire, c’est un peu l’inverse. Il faut savoir que la Prusse au XIXe siècle avait créé un mode de fonctionnement par résultat : les militaires étaient libres du choix du moyen pour atteindre l’objectif, ou la fin. Ils étaient ainsi « libres d’obéir »i. L’administration française fait l’exact contraire.

Face à cette éthique de déontologie s’oppose l’éthique conséquentialiste. Le conséquentialisme consiste à n’avoir pour fin que la bonne atteinte des objectifs, sans souci de principes initiaux. Une forme de machiavélisme contemporain : « la fin justifie les moyens ». Les deux éthiques (déontologique et conséquentialistes) sont incompatibles et inconciliables, et il n’existe aucune solution simple à un dilemme entre ces deux approches.

En fait, on peut imaginer pour les quatre situations ci-dessus une autre fin : donner l’ordre d’agir pour l’intérêt général envers les principes de l’administration et contre la procédure, faire les travaux nécessaires dans l’école dans l’intérêt des élèves et de l’enseignant ou encore utiliser massivement le traitement contre le virus. Malheureusement, tout cela constitue une désobéissance (donc une faute pouvant être sanctionnée par l’administration ou la juridiction compétente). Mais parfois, la transgression est nécessaire pour le bien de tous, surtout en période de crise. Par contre, elle suppose un sacré sens des responsabilités, car en cas de non-respect de la procédure (et même en cas de respect de la procédure), l’administration n’hésitera pas à désavouer, voire à lâcher ses agents, qui devront donc assumer la responsabilité de leur action. Ceux qui désobéiront seront souvent seuls en cas d’ennui.

Le fonctionnaire est un agent, mais pas un sujet politique. Il n’a pas à désobéir à un ordre, sauf si celui-ci est manifestement illégal ou s’il présente un danger grave. La peur de la sanction amène en effet à se réfugier derrière la procédure. Mais qu’en est-il de la souffrance éthique de l’agent ? Savoir qu’on peut régler un problème et être empêché de le faire à cause d’une procédure est en effet très perturbant. Le respect de la procédure ou le management par process peuvent atteindre très vite leur point d’absurdité et l’agent son point d’objection, voire son « point d’abjection ». Pire, si on en revient à Hannah Arendt, obéir aux ordres sans se poser de questions, c’est s’exposer à la « banalité du mal ».

En tant que Franc-maçon et fonctionnaire, je connais malheureusement bien ce dilemme et je sais qu’il n’a pas de solution simple. La seule chose que je puisse faire est de me mettre à l’ordre, et symboliquement, de donner les coups de maillet sur la pierre brute, afin de faire jouer mon discernement pour faire mon devoir. L’idéal de la Franc-maçonnerie est l’accomplissement du Devoir, quels que puissent en être les sacrifices qui en résultent. Le devoir doit être fait en toutes circonstances. Nous ne devons être satisfaits qu’à l’approbation de notre seule conscience. Le choix entre déontologie et conséquentialisme est donc un choix personnel, qui demande notre entière responsabilité, et qui nécessite donc que nous soyons des sujets, et non simplement les agents d’un système ou d’une machine.

Ne nous laissons pas faire, restons humains.

J’ai dit.

iOn pourra lire à ce propos l’excellent essai de Johan Chapoutout, Libres d’Obéir-Le management, du nazisme à aujourd’hui paru chez NRF en janvier 2020.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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