Lorsque quelqu’un parle, personne ne prend garde à elle, et pour cause. Pourtant, elle est bien présente dans la voix du locuteur, comme dans la forme et le fond de son propos. Que ce dernier soit écrit et, soudain, elle apparaît. Il faut dire qu’elle a de l’allure sur la page : parfois ornée et enluminée au début de la première phrase, longues jambes galbées, bras fuselés, buste avantageux, rondeurs suggestives, elle a tout pour séduire et dominer.
Je veux évidemment parler de cette superbe dame de notre alphabet, être de caractère s’il en est, dont le graphisme dépasse celui de ses consœurs d’une belle tête. Oui, c’est bien d’elle dont il est question ici : la Majuscule, avec un grand M !
En maçonnerie, nous faisons grand usage de cette majuscule pour appuyer nos dires et nos « écrire ». Sans nul doute, beaucoup trop, bien plus en tout cas que les règles linguistiques et typographiques françaises ne l’exigent. Et l’on est ainsi très tenté de percevoir parfois quelque intention prosélyte, consciente ou non du ou des rédacteurs, dans cette déférence sémiotique et calligraphique…prise au pied de la lettre.
Dessin et dessein ! Qu’il s’agisse, parmi d’autres, du Temple, de la Loge, de la Tradition, du Rituel, de la Loi, de la Vérité. Le dictionnaire nous dit que la majuscule valorise, distingue, personnifie.
Dans notre langage maçonnique, et la bouche de divers frères et sœurs, la majuscule va manifestement plus loin que cela encore: non seulement sous couvert de cette personnification, elle accapare, singularise, certifie, élève, sacre, mais sans nuance aucune, elle divinise.
La liberté, premier mot de la devise par nous adoptée, permet à chacun de respecter la croyance céleste de son choix. Cependant, nous le savons, cette liberté de l’un doit faire place à la liberté de l’autre, de croire autrement ou même de ne pas croire. Insidieusement, quand elle s’y met, la majuscule sait là se montrer perverse.
Dans l’élan de notre psychisme, ascensionnel par nature, elle viserait au sein de notre mouvement, si nous n’y prenons pas garde, à nous éloigner des vérités – mais aussi des doutes – qui caractérisent notre vie quotidienne, pour nous conduire à entendre et aduler une Vérité suspendue au-dessus de nos têtes, unique, indiscutable, figée, et partant directive. Et à l’évidence, évocatrice non plus du symbole, qu’est le Grand Architecte de l’Univers propre à certaines de nos obédiences, mais d’un Etre suprême attesté qui, seul, détiendrait cette Vérité Majuscule faisant de nous, depuis la nuit des temps, ce fragile homo sapiens à sa botte, né coupable, destiné à vivre et mourir coupable.
« Le langage est le lieu même du malentendu », dit Charles de Talleyrand. Gardons à tous nos outils symboliques, sans exception, non pas un seul sens, mais leurs multiples et précieux signifiants et signifiés, au gré de nos fantasmes créatifs, à même de nous aider à parfaire individuellement et modestement notre condition, comme à nous entr’aimer. Et gardons notre antique bon sens ! Celui qui nous amène à raisonner, mieux qu’à avoir raison. Celui qui s’attache à conserver aux majuscules de nos paroles et de nos écritures, leurs valeurs justes et …capitales.
La seule majuscule importante, liée à une réalité palpable, est celle qui initie et magnifie le mot “Homme”, désignant l’animal social que nous sommes, mesure terrestre de toute chose. Tout appétit démesuré de verticalité, toute volonté d’escalade fébrile de quelque improbable échelle galactique, qui tendraient finalement à séparer l’esprit du corps, et le symbolique du réel, ne peuvent que priver cet Homme de sa distinctive majuscule. Et le rendre alors, vu d’en haut par certains, fâcheusement minuscule.
Quelle tristesse que ces majuscules toujours à jouer les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf et qui ne parviennent qu’à rendre la pensée indigeste ! Quant à l’homme, il n’a pas besoin de majuscule, il sort tout juste de l’humus… Avec Wang Wei, “connaissant la vacuité, je retourne aux vieilles forêts”… et vous embrasse.
Quel plaisir renouvelé de lire les textes de Gilbert Garibal !
Je ne le connais pas personnellement mais je suis sensible à ses points de vue ainsi qu’à la grande humanité qui se dégage de ses productions écrites. Il donne à réfléchir sans pontifier. Merci à lui !
Il est vrai qu’en maçonnerie nous usons et abusons parfois du pouvoir expressif des majuscules.