ven 22 novembre 2024 - 10:11

Le mot du mois : Passer

« L’essentiel du vivant est dans le passage », écrivait le philosophe Bergson.

D’abord, il y a le pas et donc le passage qui marque le franchissement d’un espace à un autre. Eléments si naturels et instinctifs dans l’existence de chacun qu’on y prête à peine attention.

Pourtant, le premier pas qu’accomplit le jeune enfant, puis le deuxième, etc., d’abord avec le soutien de l’adulte qui veille sur lui prêt à anticiper et éviter la chute, deux mains, une main, sans les mains…, ce premier pas est l’amorce de sa liberté future, définitive, ce qui le fait sortir du cocon, du giron parental, ce qui inaugure un regard nouveau sur le monde alentour.

C’est aussi le rire ébloui, la jubilation de la toute-puissance.

Chaque passage, même ordinaire et bénin, est d’abord un franchissement, un seuil, un pas de porte, qui marquent une différence, voire une opposition, entre deux mondes distincts, d’un lieu à un autre, d’un individu à celui de son proche, du monde des vivants à celui des morts. Qu’on en ait conscience ou non, chaque pas est un changement d’état qui modifie subtilement la nature même de l’être. Le passant, comme ce participe présent l’indique, évolue dans un territoire fluide et le mouvement de son corps, donc de son regard, le mène à chacun de ses pas dans la zone dangereuse des franges d’espace alentour.

D’où l’importance des rituels de passage, dont les contemporains occidentaux ont perdu l’inexorabilité, au contraire de sociétés plus traditionnelles. On y use de gestes, de mots, de paroles en apparence figées, mais qui ont pour fonction première de sacraliser la relation momentanée. Sésames, mots de passe, qui feront se reconnaître entre eux les initiés en éloignant les intrus. Toujours sur le seuil d’une porte, réelle ou symbolique, marque tangible de ce qui différencie le profane et le sacré, qui écarte le danger de leur promiscuité. Innombrable est la variété de tous ces rituels apotropaïques, c’est-à-dire qui écartent le péril.

Il n’est pas inutile de savoir que ce mot pas est issu d’un sémantisme très ancien, *pet- qui signifie l’idée d’ouvrir, de déployer. D’où l’espace en expansion. Le pas, au sens premier, désigne l’écartement des jambes et la mesure de longueur qu’on en infère. Puis le mouvement réitératif de ces pas fait avancer, dépasser, quitte à outrepasser des limites. Passage sur diverses passerelles matérialisées en ponts ou symboliques, jusqu’à l’impasse finale et au trépas. Pour ne donner ici que quelques acceptions d’un si vaste champ lexical.

Dans ce fourmillement potentiel, émergent quelques images particulièrement signifiantes. Entre autres, celle du pont. Il est à noter que la plupart des villes, antiques ou plus récentes, au centre des grands empires, étaient et sont encore des lieux de passage au-dessus d’un fleuve, justement parce qu’elles thésaurisent, dirait-on, divers avantages, celui de l’eau qui porte vers un ailleurs océanique, le possible passage entre deux aires géographiques, dont le fleuve est la frontière naturelle, un interdit gardé jalousement par les maîtres du pont, les pontifes. Parce que le franchissement est une épreuve périlleuse. On passe de l’autre côté, vers la rive entre-aperçue, par exemple sur la barque famélique de Charon le passeur des âmes, vers un au-delà inquiétant et inévitable. Avec une obole dans la bouche en guise de passeport.

Nul n’échappe à cette sourde angoisse, parce qu’il n’existe pas de fenêtre, cet objet si rassurant qui laisse passer la lumière, qui ouvre sur un ailleurs perceptible. L’angoisse est, au sens premier, un passage étroit, angine métaphorique qui interdit le passage du souffle.

On passe de l’âge de l’enfance à celui de l’adolescence, puis à celui de l’adulte et de la vieillesse.

Vieillir, c’est prendre une conscience physique qu’on est un passager de la vie. On passe le cap de la cinquantaine, par exemple, comme si on entrait dans une autre mer ou un autre océan, en outrepassant avec succès un danger. La métaphore marine est hautement parlante. Même si on cherche naïvement, hypocritement, fallacieusement, à se “faire passer” pour ce qu’on n’est plus.

A bien y réfléchir, une des idées majeures est celle du passé, donc du rapport au temps qui coule. Francis Bacon, en 1625 (Des Innovations, Le Temps, voilà le grand innovateur.) l’exprime de manière visuellement saisissante : « L’homme, c’est du temps à deux pattes ».

Est-il vraiment possible d’en finir avec la viscosité du temps, cette substance liquide tout autant qu’impalpable, qui fait passer la réalité, à peine vécue que déjà dépassée, passé-composé, passe-temps. Trépasse-temps, qui sait ?

Une anecdote langagière pour clore ce propos. A la période du rideau de fer et de la persécution des intellectuels et des universitaires, les Hongrois avaient inventé un vocable déconcertant, réservé aux initiés, la “delphinologie”, pour désigner une « anthologie des passages supprimés », c’est-à-dire ce qu’on dit au Dauphin mais pas au peuple !

Annick DROGOU

Nous sommes de passage, seulement de passage. Mais de passage en passage, nos vies deviennent d’imprévisibles courses de haie, faites autant de franchissements que d’affranchissements. Premier passage étroit de la naissance, porte basse, puis passages glorieux de toute mer rouge. La vie comme une libération, une épuration. Vers quelle destination le passage ? Vers l’ultime retour, le grand passage. Trépassés. Passent les heures, passent les jours… Ne laisse pas passer ton tour.

Besoin de point de passage, de pont pour enjamber les fleuves, de cols pour franchir les montagnes, ces passages qui sont comme des bornes dynamiques de nos vies. Légères. On voudrait lier, comme un bouquet destiné au vainqueur, l’effort et la joie de ces moments, les saisir comme au passage, soit dit en passant, comme dans un affleurement du temps ou une effraction dans le temps qui passe pesamment. Fine pointe du passage, essentielle et fugace.

Besoin de passeurs, pour écrire ensemble quelques passages de nos vies, pour relire nos cérémonies de passage, et passer à la limite. Passeur ou passant, oiseaux de passage, toujours en transit, en transmission, passages de témoin. Et du passé, de l’accompli, que ferons-nous ? Tout passe mais que rien ne te lasse.

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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