De notre confrère larvf.com – Par Jean-Moïse Braitberg
S’ils cultivent le goût du secret, les francs-maçons apprécient la convivialité et les symboles associés au vin. Un plongeon dans les antres de cette société discrète nous a permis de mieux comprendre la place spéciale qu’y occupent la vigne et le vin.
Vin et franc-maçonnerie : « agapes » en Bourgogne…
Début juin 2009, dans son restaurant le Pré aux Clercs à Dijon, le chef Jean-Pierre Billoux reçoit quarante convives pour un dîner particulier.
Autour de la table, une majorité d’hommes. C’est la soirée fraternelle des Amis du vin de la Grande Bourgogne. Dans le vocabulaire des francs-maçons, entendez « la soirée amicale des francs-maçons bourguignons travaillant dans le vin ».
Malgré ses fresques italianisantes, la salle tient plutôt de l’auberge espagnole, car tout ce que l’on boit vient soit de la production de chacun des convives, soit de sa cave. Pour l’apéritif, il y a d’abord les bulles d’une “sœur” champenoise. Puis, pour débuter le repas, un frère sert son modeste mâcon-cruzille, prélude à deux magnums d’une fameuse propriété de Chablis. Soudain, c’est la grande parade : un gevrey-chambertin dont l’étiquette triangulaire complète l’allusive mention “franc de pied”, puis des magnums de richebourg, mazis-chambertin, échezeaux et volnay-santenots…
Jean-Pierre Billoux n’a jamais fait mystère de son appartenance à la franc-maçonnerie. En Bourgogne comme à Bordeaux, nous ne pouvons pas en dire autant de tous. « Tout le monde sait que je suis franc-maçon, sans trop savoir ce que cela veut dire. Mais de là à m’exposer dans une revue comme la vôtre… Je travaille beaucoup avec la Belgique où les “cathos” nous perçoivent encore comme des anticléricaux enragés. Si je dévoile mon appartenance, je risque de perdre des marchés. »
Ces mots sont ceux d’un célèbre propriétaire d’un cru bourgeois du Médoc septentrionnal qui tient à son anonymat. Un paradoxe quand on sait qu’il figure en bonne place dans le livre de Magali Aimé, “Les Vignes de la franc-maçonnerie”, en vente dans toutes les librairies. Cet ouvrage cite une trentaine de producteurs. Mais bien que l’appartenance maçonnique de telle célébrité de Sancerre, de tel propriétaire d’un fameux cru de Saint-Estèphe ou de tel “châtelain” d’un grand cru de Saint-Émilion soit localement notoire, pas un de ceux dont le nom apparaît dans ce livre n’a souhaité être cité dans La RVF.
Vin et franc-maçonnerie : la recherche de la Vérité…
Alors pourquoi tant de mystères ? La franc-maçonnerie, qui se définit comme une institution « philanthropique, philosophique et progressive », est née en Angleterre à la fin du XVIIe siècle. Elle a, entre autres, pour but la « recherche de la Vérité ».
Une profession de foi admissible pour les protestants adeptes du libre examen, les juifs et les musulmans émancipés de tout dogme, mais inadmissible pour la frange conservatrice de l’Église catholique qui prétend incarner la “Vérité” par la bouche de son pape.
Au XXe siècle, le nazisme, Vichy, puis le communisme ont persécuté les francs-maçons assimilés à des suppôts du libéralisme et à des agents du complot « judéo-maçonnique ».
Pour beaucoup de francs-maçons, ces persécutions justifient la permanence du secret. Mais il ne s’agit là que d’une raison mineure. Car le mystère qui entoure la franc-maçonnerie tient à sa substance même : celle d’une société initiatique dont le sens ne peut être compris qu’à travers règles et rites permettant d’atteindre la chose la plus secrète au monde : la connaissance de soi. Et le vin dans tout ça ? Il fait partie du parcours maçonnique : symboliquement, comme dans le verre…
Au commencement était la terre. L’initiation maçonnique, qui se déroule en quatre étapes, débute par un passage dans le “cabinet de réflexion”. Un “caveau” qui symbolise la mort à l’ancienne vie et le renouveau à une vie nouvelle par le passage en terre. Une symbolique à laquelle n’importe quel vigneron est sensible. Bien des frères ont glosé sur cette symbolique durant leurs “tenues”. Certains, mêlant allègrement Dionysos, Noé, le Christ, Rabelais, la Kabbale, les Templiers en un douteux breuvage philosophico-ésotérico-religieux souvent indigeste, mais ayant la vertu de donner soif. Une prime vertu lorsque l’on sait que la symbolique du “Vin de la Connaissance” passe forcément par la connaissance profane du vin.
Vin et franc-maçonnerie : des crus “de gauche”…
Rien d’étonnant, donc, qu’après Paris, ce soit à Bordeaux qu’aient vu le jour les premières loges maçonniques de France au XVIIIe siècle.
Une de ces loges, l’Anglaise 204, créée en 1732, existe toujours. Ce fut à l’origine une loge de négociants voyageurs irlandais, partisans de Jacques II, le dernier roi catholique d’Angleterre. Mais aujourd’hui, c’est dans les cercles “laïcards” ou dans les crus bourgeois “de gauche” (lire notre article “Crus bourgeois 2009 : saint-Julien absent“) qu’il faut chercher l’influence de la franc-maçonnerie en Bordelais.
Une présence difficile à mesurer. Car le Bordelais est fort divers. Si le Blayais et le pays de Sainte-Foy-la-Grande ont une tradition républicaine et laïque, le Sauternais et Saint-Émilion sont plus cléricaux et conservateurs. Le Médoc est à la fois l’un et l’autre, et a surtout la religion des affaires…
C’est pourquoi on trouve une loge du Grand-Orient de France plutôt de gauche et laïque à Pauillac, tandis qu’un “temple” de la très traditionaliste Grande Loge Nationale de France est installé dans la splendide chartreuse du XVIIIe siècle du château Balac, à Saint-Laurent-du-Médoc.
Il existe même, à Gornac, petit village de l’Entre-deux-Mers, un temple maçonnique au domicile d’un ancien viticulteur sympathisant socialiste qui a créé son obédience : la discrète et influente Grande Loge Mixte Souveraine.
La Gironde possède aussi le seul temple maçonnique classé monument historique dans une salle du beau château de Montgenan, près de Langon. L’occasion pour la propriétaire des lieux, en rien franc-maçonne, d’écouler auprès des frères son bordeaux supérieur dont l’étiquette ornée de signes maçonniques discrets prend de ce fait une plus-value… toute symbolique, bien sûr.
Vin et franc-maçonnerie : petites affaires entre frères…
L’étiquette maçonnique. Voilà une pratique ancienne fort répandue chez les vignerons “francs-macs”. Le plus fameux d’entre eux, aujourd’hui « passé à l’Orient éternel », comme disent les “frangins”, possédait près de Sauternes un domaine au nom fabuleux : le domaine de la Gauche. Une mine pour ce viticulteur qui produisait un sauternes médiocre mais fraternellement acheté dans les loges pour ses étiquettes frappées de l’équerre et du compas.
La maçonnerie serait-elle pour certains “francs-vignerons” l’occasion de faire de bons coups en francs-tireurs ? Serge Playa, propriétaire du château d’Esteau en Haut-Médoc, se targue de fournir le restaurant du Grand-Orient de France, rue Cadet à Paris. Ses étiquettes représentent un temple antique encadré par la lune et le soleil. « Dans ma loge, à Pauillac, on ne sert que du château d’Esteau », proclame ce Médocain chaleureux qui ne fait pas mystère de son appartenance… ni de son sens des affaires.
Jean-Claude Bernous, propriétaire près de Sainte-Foy-la-Grande, a eu moins de succès. Pionnier de la viticulture “bio” et un brin “anar”, il est membre du Grand-Orient, mais son vin n’y a connu qu’un succès éphémère. « J’ai vendu une palette de ma production au restaurant du Grand-Orient. Mais on ne m’en a pas repris. On m’a dit : “Tu n’es pas le seul à faire du vin, il faut que ça tourne”. » La généreuse vertu fraternelle s’altérerait-elle sous l’effet de l’esprit de lucre ?
Un haut dignitaire maçonnique, aujourd’hui disparu, a dit : « Les francs-maçons s’embrassent beaucoup, mais s’aiment peu ». Ce n’est pas tout à fait faux. Ils sont nombreux, ces frères, à avoir dû passer, comme Jean-Claude Bernous, par la justice maçonnique et même ordinaire pour se faire payer par d’autres frères. « La seule fois où j’ai manqué de me faire rouler, c’était par un frangin, courtier à Bordeaux, qui voulait me laisser sur le carreau avec 60 000 € de vin. » Eh oui, si la franc-maçonnerie possède sa justice de paix, c’est sans doute que la fraternité est à géométrie variable. N’en déplaise au Grand Architecte…
En principe, un franc-maçon doit « laisser ses métaux à la porte du temple ». Traduisez : tous les frères sont égaux en loge. Les affaires, l’argent, le rang social, que symbolise le métal, ne doivent pas compter durant les travaux maçonniques. Beau principe. Seulement, après les “tenues”, il y a les “agapes” que l’on prend en “salle humide”, entre autres termes du vocabulaire des francs-maçons. Et là, les métaux déposés à la porte du temple se mettent à sonner dans un assourdissant bruit de ferraille. Bref, le vin favorise l’amitié et l’amitié aide aux affaires.
Vin et franc-maçonnerie : entraide et solidarité…
Pourquoi, en effet, ne pas se servir de ses relations quand celles-ci permettent de trouver plus vite la bonne porte pour obtenir un service ? Les réseaux familiaux, d’anciens élèves ne fonctionnent pas autrement. Sauf qu’en maçonnerie, l’entraide et la solidarité sont des vertus cardinales. Alors, comme le dit un petit négociant bourguignon : « Si j’ai le choix entre faire travailler un frère et un profane, à compétence égale, je vais choisir le frère ».
Assez souvent, c’est aussi l’inverse qui se produit. On « fait rentrer » un frère parce qu’il occupe une place élevée dans le “monde profane”.
Un ancien responsable de l’Association des sommeliers de Paris raconte : « Un jour, un copain m’a demandé d’organiser un week-end dans le Bordelais pour un groupe de ses amis. J’ai préparé une visite dans le Médoc et ils m’ont invité. Au retour, ils m’ont proposé de rentrer à la Grande Loge Nationale de France. Le jour de mon initiation, j’ai été étonné de voir tous ces sommeliers et restaurateurs que je connaissais. Ça a changé nos rapports. Nous sommes devenus plus proches et humbles. J’ai vu Joël Robuchon quand il était apprenti à la Loge l’Olivier. Il n’a jamais joué de sa célébrité et ne s’est pas servi de la franc-maçonnerie pour réussir. Tout comme Bernard Loiseau ».
Vin et franc-maçonnerie : négociants, sommeliers…
Mais tout le monde n’est pas comme ça. On cite tel restaurateur de Barbizon qui vit de la franc-maçonnerie. Comme il occupe un rang important à la Grande Loge Nationale de France, il s’arrange pour que les banquets aient lieu dans son restaurant ou chez son fils. Il y a aussi cet Aveyronnais, propriétaire de dix-huit brasseries parisiennes, qui organise des raouts fantastiques chez lui à Chaudes-Aigues.
Il invite jusqu’à quatre-vingt frères, tous frais payés, et leur offre un Laguiole décoré de symboles maçonniques. « Je ne crois pas qu’il fasse ça pour rien… », commente un de ses frères mais néanmoins concurrent. On cite encore une “loge d’affaires” de Bordeaux dont les membres sont tellement clients ou fournisseurs les uns des autres que si l’un d’eux « mange la grenouille », tous les autres boivent le bouillon…
Alimentaire, la franc-maçonnerie ? Sans doute. Mais pour qui et à quelle échelle dans le monde du vin ? Difficile à évaluer. Il existe bien un organisme, le Groupement interprofessionnel de tourisme et d’entraide (Gite) qui édite un annuaire recensant les francs-maçons. Un précieux outil relationnel dans lequel on ne trouve qu’une petite quinzaine de vignerons, également cités dans l’ouvrage “Les vignes de la franc-maçonnerie”. En revanche, les restaurateurs, limonadiers, négociants, cavistes et sommeliers y sont légion.
Vin et franc-maçonnerie : exit les Wine Brothers…
Et puis il y a les “fraternelles”, ces associations où les francs-maçons se retrouvent par affinité professionnelle. « Il faut être honnête, on y a fait du business », admet un franc-maçon bordelais travaillant dans la tonnellerie. Pendant des années, il a appartenu aux Wine Brothers, une fraternelle de gens du vin qui recrutait dans toute la France.
Chaque année, ses membres tenaient leur assemblée générale à Vinexpo (voir notre article : “La RVF à Vinexpo“) ou au Salon des vins de Loire. « Nous nous y retrouvions entre copains. Nous buvions, mais nous parlions aussi affaires. Jusqu’au jour où il y a eu un gros problème entre un gars de Reuilly et un collègue des Coteaux du Giennois. Et la fraternelle s’est mise en sommeil », raconte Gérard, caviste parisien et ancien membre.
Du coup, notre tonnelier bordelais a créé une autre association élitiste, dans laquelle on ne rentre que sur vote avec boule. Comme pour une admission en loge. Une boule blanche, le candidat est admis. Une boule noire, il est “blackboulé”, dans le vocabulaire des francs-maçons. « Le but de la manœuvre est clair, tempête un vigneron de l’Entre-deux-Mers et membre du Grand-Orient. On veut donner l’impression à celui qui est admis qu’on lui a fait une fleur afin qu’il se sente redevable… »
Certains des plus grands noms du Bordelais et de la vallée du Rhône feraient partie de ce petit cercle. Impossible pourtant d’obtenir des noms… Discrétion oblige.
Vin et franc-maçonnerie : une quête spirituelle…
Mais ne caricaturons pas. Pour les vignerons qui n’ont pas fait d’études, la franc-maçonnerie permet un enrichissement intellectuel plus que financier.
« J’ai mis du temps à comprendre que certains de mes copains étaient francs-maçons, raconte Jean-Louis Huguenot, exubérant vigneron, aujourd’hui retraité, de Marsannay en Bourgogne. Je ne me doutais de rien, jusqu’au jour où l’un d’entre eux m’a proposé de rentrer. J’ai réfléchi six ans avant d’accepter. Quand on est vigneron, on n’a guère de temps pour philosopher. J’ai finalement accepté, car je ressentais le besoin de me perfectionner, de rencontrer des têtes nouvelles… La maçonnerie m’a fait comprendre ma vigne. J’ai saisi la relation entre ce qui vient d’en bas pour aller vers le haut, la symbolique des éléments. J’ai mieux compris le cycle de la vie et le respect de la nature. »
Vin et franc-maçonnerie : biodynamie et maçonnerie…
Marc Kreydenweiss, pionnier de la biodynamie (lire notre article : “Bio et biodynamie : des vins labellisés”) en Alsace et propriétaire en Costières de Nîmes, ne dit pas autre chose. Sauf que ce n’est pas, dit-il, la franc-maçonnerie qui l’a amené à la biodynamie, mais l’inverse.
« Quand on m’a proposé de devenir franc-maçon, j’avais déjà longuement réfléchi aux équilibres naturels, à la relation spirituelle entre l’homme et son environnement. La franc-maçonnerie m’a permis de mieux comprendre ma démarche. À ce propos, il m’est arrivé une histoire extraordinaire. Chaque année, à Strasbourg, pour notre banquet fraternel, le maître des banquets avait l’habitude d’acheter le vin au supermarché. Pour le même budget, je lui ai proposé mon pinot blanc et mon costières-de-nîmes. Au début, les “frangins” n’ont rien remarqué. Puis certains ont commencé à poser des questions. Au bout du compte, on a tout bu. Les gars étaient gais tout en restant maîtres d’eux-mêmes. Et j’ai compris que les effets de l’alcool sont une adéquation entre la qualité du vin et celle de ceux qui le boivent. Le vin n’est pas fait pour la soif. Il est fait pour enrichir l’homme sur le plan spirituel dans son rapport avec l’harmonie universelle. »
Marc Kreydenweiss (photo ci-contre) exprime ici une réflexion philosophique que partagent beaucoup de francs-maçons du vin.
Alain Querre, de la Grande Loge de France, ancien propriétaire du château Monbousquet à Saint-Émilion, parle en philosophe lorsqu’il écrit dans une de ses “planches” : « Le vigneron, dans l’exercice de son art, n’a pas de dogmes à imposer. Il invite au contraire à les dépasser, à admettre que la véritable pensée est créative et n’a pas de limite… Mon cuvier m’a toujours servi de “pensoir” en me fournissant la correspondance matérielle et physique à ce qui était intraduisible en moi. Les raisins et leur transformation m’ont montré certaines lois de la vie psychique et spirituelle ».
Vin et franc-maçonnerie : le profane et le sacré…
Fin de ce récit en Bourgogne, où un vigneron de Ladoix-Serrigny nous fait entrevoir la symbolique profonde qui relie vin et franc-maçonnerie.
« Voici quelques années, la cérémonie d’“allumage des feux”, c’est-à-dire la création d’une loge, s’est faite chez moi. J’avais aménagé ma cave en temple maçonnique. À la fin de la cérémonie, j’ai ouvert une bouteille et commenté le vin de manière symbolique. Le profane et le sacré se rejoignaient dans un verre de vin, ouvrant la voie à la Vérité qui n’est rien d’autre que le partage des mots. Le vin réjouit les cœurs et rapproche les hommes dans la joie de la Fraternité. Ce secret qui loge dans une bouteille est de même nature que celui des francs-maçons : la connaissance de soi acquise dans le partage. »
À remarquer que l’alcool éthylique que contient le vin -ce qui le différencie du jus de raisin- a pour formule chimique C2H5OH, formé de 26 électrons : 12 de Carbone (6×2) + 5 d’hydrogène (5×1) + 8 d’Oxygène (8×1) + 1 d’hydrogène. Bénir avec du vin, c’est bénir avec le tétragramme (car 26 est une des ses valeurs guématriques la plus communément utilisée).
Excellent article réaliste et malgré tout fraternel.