Eros, Philia, Agapè : Trois façons d’aimer
Les yeux d’un homme et d’une femme se rencontrent dans un wagon de métro. Leurs inconscients semblent communiquer aussitôt. Le même sourire en forme de promesse se dessine sur leurs lèvres. Ils vivent, ensemble, un bref instant de plénitude, de communion, d’unité même, simplement reliés par le fil de leur regard. La femme descend à la station, se retourne vers lui, l’homme la fixe, légèrement penché en avant, comme aimanté et figé à la fois. Nouveau regard, nouvelle seconde fusionnelle. Trop tard ! Les portes se referment. Le métro repart. Deux destins se séparent. Se recroiseront-ils ?
Qu’est-ce qu’aimer ?
Arrêt sur image. Ces quelques secondes hors du temps, cette fulgurance pour l’un, cet instant d’éternité pour l’autre, est-cela l’amour ? S’il est d’abord attirance, désir, dans sa spontanéité joyeuse, comme on vient de le voir, l’amour est tout sauf contrainte. Ici, dans son acception sensuelle, voire érotique, puisqu’il ne s’ordonne pas, ne se commande pas, il ne saurait donc être un devoir ! Même platonique, il est créativité mutuelle subite, c’est un repas fantasmatique furtivement partagé avec les mets que chacun offre. Permettez-moi ce jeu de mots, c’est l’expression même, fugace, de « l’art des mets » (l’art d’aimer !).
Il n’est pas inutile de s’interroger sur cette disponibilité de l’être humain à désirer l’autre, et à être désiré, pour comprendre le mécanisme de l’amour. Il convient de revenir à cet effet au « petit d’homme » que chacun de nous a été. Celui-ci naît dans un « monde de liens » préparé à l’accueillir spécifiquement. En cela il est unique. Pendant sa gestation, il est lié à l’organisme maternel qui va participer tout entier à l’élaboration de son architecture. La programmation du bébé est donc subordonnée à celle de la mère. Ainsi se forme un couple fonctionnel et non deux entités indépendantes. Ainsi la nature construit et lie en même temps la mère et l’enfant. De la sorte, le bébé n’est jamais seul, jusqu’au moment où sa naissance au monde l’individualise brusquement. Et qu’il distingue, puis voit sa maman, « de l’extérieur », au fil des jours.
On comprend mieux dès lors que ce « petit d’homme », enfant, adolescent, puis homme devenu, entreprenne, du moins caresse l’idée folle, inconsciemment ou non, de reformer le couple « bébé-maman ». De la même manière, il va rechercher un lien filial utopique avec le monde, et selon sa culture, au-delà de sa parentèle, il va s’inventer, faute de mieux – en plus de son père biologique visible, – je dirai « un père céleste », c’est-à-dire un dieu, pour s’en rapprocher et en demander une protection de substitution !
La naissance nous projette ainsi en même temps dans « le croire ». Aux francs-maçons, aux franc-maçonnes que nous sommes, je rappellerai ici pour faire image, celle du rapprochement par chacun des deux possesseurs, d’un morceau de la même pierre cassée, pour prouver leur propriété commune d’un bien. Nous le savons, les grecs anciens nommaient cet objet coupé en deux et parfaitement joint, le symbolon, « un signe de reconnaissance », que nous avons traduit en France par le mot « symbole ».
Autre représentation : Dans la pièce « le banquet de Platon », son auteur Aristophane introduit le mythe de l’être double. A savoir que les hommes et les femmes, à l’origine, n’étaient pas des êtres séparés comme aujourd’hui. Ils étaient accolés, fiers de l’être, et disposaient de deux têtes et huit membres, chacun mâles et femelles. Pour les punir de leur suffisance, Zeus les a coupés en deux dans le sens de la hauteur. De la sorte chaque nouvelle créature s’est trouvée subitement amputée de son autre partie, sans espoir aucun de la rejoindre et de s’y ressouder. Ce mythe exprime à la fois le deuil de la perte et le désir éperdu de chaque être de retrouver son double, si je puis dire, sa moitié d’œuf. Il répond à sa façon à la question « qu’est-ce qu’aimer ? Aimer, en l’occurrence, c’est désirer retrouver son intégrité originelle, pleine et entière ! »
Notre inconscient est marqué à jamais par le lait, véritable dieu liquide, offert par le sein maternel ou le biberon. Cet être clandestin abrité en nous imposerait ainsi sa loi, pour ne pas dire son désir : retrouver la personne qui nous a donné notre bonheur premier, bien entendu, notre mère ou son substitut. Ce postulat de la psychanalyse fait dire que chacun, égoïstement, n’aime que soi, plus exactement en l’occurrence cette partie de soi en un temps gratifiée – que Freud nomme « le stade oral » – pendant lequel nous avons bénéficié de cette satisfaction inoubliable. Et où ne faisions qu’un avec notre mère ou son substitut.
Désir et plaisir
L’amour n’est donc pas complétude mais frustration, en ce qu’il est désir et que le désir, c’est l’attente, bref, c’est le manque, aux dires même de tous les philosophes de Platon à Comte-Sponville. C’est aussi une puissance, nous dit Spinoza. Mais c’est un manque, une puissance donc, qu’il faut entretenir, telle une force. C’est encore la fameuse « libido » de Freud, qui pour sa part, englobe sous ce vocable, l’ensemble des désirs, pas seulement le désir sexuel. Apparaît donc ici une notion générale « d’énergie » à ne pas gaspiller, à préserver, à prolonger. Ce qui fait dire par provocation à l’espiègle psychanalyste Lacan : L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ! ». Pour signifier que tout en voulant montrer son meilleur, « l’être aimant » offre aussi ses faiblesses, ses failles, que « l’être aimé » n’accepte pas forcément.
Ainsi l’amour, c’est la rencontre de deux désirs, avec leurs qualités et leurs défauts. Or, tout l’intérêt du désir est de ne pas l’assouvir pour le conserver en permanence. Il ne vaut que par le manque « prolongé » et non la satisfaction immédiate. Nous voici devant le célèbre complexe d’Œdipe freudien : mon premier amour est ma mère, amour que le désir me laisse espérer mais que l’interdit de l’inceste empêche, consciemment et inconsciemment. Si je suis dans ce désir-là – irréalisable – mon, ma partenaire refuse évidemment de jouer le rôle de ma mère et inversement.
Le précité Spinoza, pour lequel le désir signifie donc puissance, est rejoint par son collègue contemporain Gilles Deleuze, pour lequel le désir n’est pas manque non plus, mais au contraire, production, créativité. Il est vrai que son point de vue se vérifie dans l’art ou la littérature notamment : Le désir des peintres les plus prestigieux, de Michel Ange à Picasso, a pris forme sur leurs merveilleuses toiles, chacun avec leurs styles. Tout comme celui des grands écrivains, de Sophocle à Victor Hugo, nous a donné les meilleurs romans et pièces de théâtre. Ce qui ne les a pas empêchés d’aimer d’autres êtres d’ailleurs et même, pour les célébrités citées, d’avoir une vie sexuelle comblée !
Nous voyons ici qu’amour, désir et plaisir, ne sont pas forcément synonymes. Par définition, même si je suis « multi-désirant » comme tout un chacun, je ne peux pas désirer ce que je ne connais pas. Mais je « désire » les personnes, les objets et les choses que j’aime, pas de la même façon, bien entendu, s’il s’agit d’une femme, d’un homme, amis ou amants, des membres de ma famille, d’un frère maçon, d’une sœur maçonne ou …d’un steak frites !! Et en matière de plaisir, de la jouissance à la réjouissance, la gamme est large. Il m’est aussi possible, par exemple, d’éprouver une satisfaction tactile avec l’utilisation des applications que me permettent mon dernier téléphone portable ou ma tablette numérique. Le spectre du « principe de plaisir » freudien est très large !
Nos besoins fondamentaux
Sur ce dernier point, je veux souligner ici, cette invention moderne basée sur la tentation humaine, qui est le marketing : les publicitaires, ces psychanalystes de l’éphémère, ont compris depuis longtemps, que l’on peut faire passer quelqu’un du sujet à l’objet avec les mêmes ressorts psychologiques et des mots choisis. Ainsi, sur un point de vente, déclencher l’amour du beau et le plaisir immédiat en jouant sur l’émotion, l’envie et le désir de posséder un produit, magnifié avec des mots-vendeurs. Le mot « nouveau », entre autres, n’a toujours pas perdu son pouvoir attractif et déclenche très souvent la fatale prise en main dudit produit, puis, au final, l’acte d’achat. Parce que, s’il est vrai que le mot n’est pas la chose, comme la carte n’est pas le territoire, ce vocable « nouveau », prononcé ou affiché, graphiquement enjolivé – en clair adressé à la pensée magique individuelle – demeure néanmoins fantasmatique : à noter au passage que les mots « aimants » et « amour » sont de la même famille !
Revenons de l’objet au sujet. Nous avons vu d’entrée que l’amour n’est pas un devoir. Je n’ai aucune obligation d’aimer quelqu’un, mais rien ne m’empêche – la curiosité n’étant pas toujours un vilain défaut – rien ne m’empêche de m’en approcher, chercher à le connaître, puis l’apprécier progressivement pour finir qui sait, par l’estimer et l’aimer vraiment. Et vice-versa. Je suis donc en train de dire que l’amour – lorsqu’il ne passe pas par la case « coup de foudre » comme mes deux voyageurs du métro – est une vertu. Et la vertu, de la politesse au courage, de la justice à la bienveillance en passant par l’amour, précisément, c’est une acquisition, en soi une qualité, une excellence, une manière d’être, une force qui s’acquiert, se conquiert, même ! C’est bien ce cheminement volontaire qui nous fait Homme, et nous confère notre humanitude, comme dit le philosophe Albert Jacquard.
De la sorte, réfléchir sur l’amour et les vertus, constitue une avancée, mais elle ne nous rend pas vertueux pour autant : encore faut-il passer à l’acte ! C’est bien pourquoi nous sommes francs-maçons, en quête obstinée de perfectibilité : à tous les degrés de tous les rites maçonniques. Sachant que la vertu est l’apogée, la cime de la montagne, nous demeurons toutefois des modestes grimpeurs, espérant seulement, à notre rythme, gagner le sommet. Ou plutôt, restons modestes, tenter de nous en approcher !
Nous sommes plus de sept milliards d’êtres humains sur cette fragile boule de porcelaine qu’est la terre. Et chacun de nous, s’il était soudain saisi d’une énorme boursouflure de l’ego ou d’un accès mystique de reliance ombilicale, aurait toutes les raisons de penser, dans son unicité et sa différence, qu’il est en lui-même le centre de l’univers. Et pourquoi pas le Grand Architecte de l’Univers en personne !
Pour assurer notre survie, nous devons pratiquer une forme d’égoïsme obligatoire, à même d’assurer notre fonctionnement corporel. Répondant ainsi à nos sollicitations organiques, nous pouvons constater que nous sommes bien des « êtres de désirs », sans cesse en demande. Nos trois besoins fondamentaux nous le rappellent avec la faim, la soif et la sexualité. Auxquels les anthropologues ont ajouté « le besoin de récits », (pour combler notre manque originel) à type de contes et légendes, ce qui ne peut que nous interpeller, en tant que francs-maçons et franc-maçonnes. Si nous pouvons généralement assouvir, dans une relative indépendance, faim, soif et récits, c’est-à-dire nous alimenter physiquement et intellectuellement, en revanche, la pulsion hormonale ou si l’on veut, le besoin de reproduction, impliquent d’évidence que nous communiquions ! Et c’est bien cette dépendance qui nous incite à l’approche et à l’amour d’autrui.
Le sens de la vie
Pour recevoir de l’amour, il faut aussi en donner. Après le « pourquoi », il est intéressant de s’arrêter sur le « comment » de l’amour. L’esprit humain appréciant les classements et les étiquettes, trois formes « d’amour social » ont été recensées chez les latins :
- L’amour captatif. « Libération » pour certains, l’amour peut être « prison » pour d’autres. Combien de partenaires s’estiment propriétaires, donc maîtres de l’autre qui subit davantage qu’il ne consent. Sans dériver vers les religions, à mon sens, le port de la burqa, imposée à certaines femmes, illustre bien ici mon propos.
- L’amour oblatif. L’oblativité (du latin oblatus, qui offre) entraîne un partenaire à se soumettre à l’autre, sans contrainte. C’est l’inverse du cas précédent. L’un sacrifie sa vie à celle de l’autre.La femme du Général de Gaulle, dévouée s’il en est à son illustre mari, me semble être un bon exemple de cette forme d’amour.
- L’amour communion. Pas de « domination », ni « soumission » ici. Mais « fusion », ce qui en fait la beauté. C’est la véritable « mise en commun ». Je prendrai pour exemple ici le célèbre couple de théâtre Jean-louis Barraut et Madeleine Renaud qui ont vécu leur passion à la ville comme la scène. Le « grand amour », ça existe !
En matière d’amour entre deux personnes, je pense au vrai, qu’il n’y a pas de recettes, sinon que l’égalité et la complémentarité paraissent être les critères de réussite des couples heureux. Sans aller jusqu’à affirmer, comme Paul Léautaud, qu’aimer c’est préférer l’autre à soi-même, mais plus simplement à penser que le véritable amour entre deux êtres, consiste à se réaliser ensemble.
En franc-maçonnerie, – inspirés qui sait par l’esprit métaphorique et ancestral méditerranéen – nous parlons beaucoup, autour des mythes et des légendes, du « sens » et de la « quête de sens ». Certains philosophes grecs ont précisément voulu voir du sens, c’est-à-dire de l’interprétation humaine » dans la nature, allant jusqu’à lui attribuer raison, bonté, harmonie, morale, pour en constituer un modèle à imiter. Nous pouvons vérifier chaque jour, ne serait-ce qu’avec le fonctionnement de ses quatre éléments, entre autres, son pouvoir de nuisance et de destruction…qui n’a pas de sens, sinon celui que nous lui donnons en la personnifiant et taxant de « cruelle ». Donc en continuant inconsciemment de lui attribuer une « supposée intelligence », à la manière antique. Si la nature a une intention envers les humains, ce n’est certainement pas en termes d’amour qu’il faut la chercher. Ce n’est pas le créationnisme religieux – confondant métaphores bibliques et réalités – qui nous donnera la juste réponse à notre éternelle trilogie questionnante (d’où viens-je ? qui suis-je ? où vais-je ?) mais bien, pour l’instant, l’évolutionnisme darwinien, qui, malgré ses tâtonnements comme toute science en recherche, a compris rationnellement que notre espèce, comme les autres, est bel et bien condamnée à disparaître à terme !
Ainsi, en demande permanente de consolation devant le triste sort de la condition humaine, nous vivons encore largement, poètes et « apprenants » que nous sommes, dans la pensée magique. En ce XXIème siècle débutant, lorsqu’on a exploré toutes les superstitions lorsqu’on a fait le tour de toutes les utopies, lorsqu’on a compris qu’il ne s’agit pas d’avoir raison mais de raisonner, il nous reste à penser avec cette raison que le sens de la vie, ce n’est pas de transformer la branche verticale de notre équerre en une improbable échelle galactique pour atteindre le nirvana des cieux. Mais bel et bien d’en suivre la branche horizontale, pour marcher devant nous sur la terre et prendre le chemin de l’autre, notre semblable.
Ainsi le sens de la vie, c’est bien d’aimer ! « Notre premier devoir » dit Albert Camus, qui avec ce mot interprète l’amour comme assistance à l’autre. Envers et contre toutes les évidences qui nous montrent que l’homme actuel – n’ayant pas de centre de l’amour dans le cerveau, comme il a un centre de la respiration ou de la toux – l’homme est fait pour détester son prochain, son concurrent naturel – et prendre si possible sa place ! Si elle n’a pas « d’intentions » (en termes humains) la nature à des lois, notamment celle qui veut que toute espèce vive aux dépens d’une autre.
Ainsi mes frères, mes sœurs, nous avions peu de chance de nous rencontrer les uns, les autres, mais grâce à la franc-maçonnerie, nous avons ce bonheur, au gré de nos loges, de nos écrits, de nos « voyages ». Bref de nos rencontres. Contrevenant à ces lois de la nature, et au lieu de nous entre-dévorer puisqu’en fait la fraternité est souvent une guerre – pensons ici à Abel et Caïn – la raison nous a recommandé de ne pas nous la faire ! Dans cet esprit, ce que j’appellerai « la prothèse maçonnique », celle-ci est une magnifique « occasion », dont nous ne mesurons peut-être pas assez la portée : c’est clair, elle nous permet d’aimer l’autre, cet autre moi, avec le concours de notre bon vouloir. C’est-à-dire que dans cet « espace d’entraînement » « ce gymnase de culturistes des émotions et sentiments » qu’est précisément la loge, l’amour est pour nous, non un devoir telle une contrainte, mais bien une vertu conquise et entretenue à longueur de tenue. Par notre travail d’assouplissement de ces muscles invisibles, que sont l’intelligence, et son comble, la bonté.
Si la franc-maçonnerie disparaît un jour, je veux penser que ce ne sera pas par « non évolution » ou faute de recrutement conséquent – mais bien, restons optimistes, parce que notre cerveau aura grossi et abritera enfin ce fameux centre de l’amour. Et nous serons alors devenus des apôtres inutiles pour susciter l’amour entre les êtres ! Ainsi après son cheminement progressif, à savoir : matière inerte, matière flottante, matière vivante, matière rampante, matière dressée, matière pensante, « l’homo super sapiens » deviendra enfin matière aimante, stade ultime de l’évolution humaine. On a bien le droit de rêver !
Ce n’est pas pour demain, mais dans cinquante mille ans, nous annoncent les paléontologues. Nous avons donc le temps de vivre une précieuse et riche vie d’initié parmi les Hommes et d’en initier d’autres pour le bien commun. Soyons patients, forts et confiants. Et en attendant de vraiment grandir – un sens tout personnel que je donne ici à la lettre G ! -, tâchons d’être heureux et d’aimer, en empruntant tout simplement le chemin… du bon sens !
La trilogie hellénique
J’ai sous-titré mon exposé : Eros, Philia, Agapè, trois façons d’aimer. Je pense en effet qu’après l’étude de l’amour sous la loupe latine, il est intéressant de le considérer à la lumière grecque, qui nous est également chère. Avouons-le en toute humilité, que serait en effet la pensée maçonnique contemporaine sans la manne qu’elle puise sans vergogne, mais avec perspicacité, dans le fonds helléniste antique. Un fonds devenu philosophie. Autant dire une science humaine, à qui nous devons largement notre existence et qui en 2500 ans, n’a pas pris une ride !
Je ne m’attarderai pas sur Eros, que j’ai déjà abordé à la mode latine, c’est-à-dire, sans le citer, sous les traits de Cupidon. Nous avons vu, sous l’angle du désir érotique qu’aimer, c’est vivre l’emprise d’une passion insatiable, c’est manquer sans cesse de ce que l’on aime et vouloir le posséder toujours ! Et il est vrai que cette possession, lorsqu’elle se concrétise sous forme de couple aimant, elle peut aussi y apporter l’ennui, à la longue, après l’inévitable retrait de ladite passion, ce ciment provisoire de l’érotisme. Les hommes, dit l’humoriste, meurent rarement d’amour, ils s’endorment avant ! Et, ajoute le médecin, les femmes meurent parfois de cet endormissement… Mais, transmetteurs de traditions et légendes méditerranéennes que nous sommes, nous ne devons jamais – au-delà de l’humour – oublier l’essentiel : Fils d’Aphrodite et d’Arès, et frère d’Antéros (l’amour réciproque) Eros est un élément primordial cosmogonique dans les mythes grecs. Engendré par le chaos initial, il symbolise la force attractive, ce désir même, qui assure la reproduction de l’espèce humaine.
Nous passons ainsi du principe de plaisir au principe de réalité, cher à Freud – peut être amant de sa belle-sœur, comme l’affirme gratuitement certaines biographies – mais avant tout amoureux de la civilisation grecque, qui a tant inspiré ses travaux d’archéologue de l’esprit, bénéfiques à l’humanité entière. Si donc le dieu Eros symbolise l’amour-passion, l’amour-possession et l’amour-manque selon Platon (finalement l’amour de soi à travers l’autre) Philia est pour sa part un substantif (né du verbe philein, aimer) mais qui introduit une autre forme d’amour que la seule passion narcissique. Philia, c’est tout à la fois l’amour durable entre mari et femme, c’est l’amour maternel et paternel, c’est l’amour filial et celui qui nous intéresse ici, l’amour fraternel (qu’il s’agisse de frères et de soeurs de sang ou de choix). Philia, c’est encore l’amour comme le bonheur d’être, comme l’allégresse partagée. C’est la bienveillance échangée, la confiance mutuelle. Bref, l’amour-joie, selon Aristote, qui dit « qu’aimer c’est se réjouir », sentiment aussi partagé par Spinoza.
Nous trouvons en Philia, tout ce qui compose cette forme d’amour et qui concerne le franc-maçon comme le profane, en termes de relation à l’autre : politesse, douceur, complicité, humour, fidélité, fragilité aussi. Autant « d’ingrédients » si je puis dire, qui engendre à leur tour, cette paix, cette lumière, cette étincelle dans le regard, productrices de vraie fraternité et d’humanité. Et qui devraient guider notre choix lorsque nous recrutons et de plus nous rassurer quand elles sont assorties, à bon escient, de la faculté de silence et d’écoute du recruté. Car, soit dit au passage, la vie, la survie même d’une loge, quelle que soit sa couleur symbolique (bleue, rouge, noire, blanche), c’est bien l’aptitude relationnelle de ses membres qui l’assure !
Nous le savons, de la qualité de chaque maillon, dépend la solidité de la chaîne. Philia, c’est donc l’amour-action, l’amour ouvert, qui permet les réalisations communes, contrairement à Eros, amour nécessaire certes, vital même, mais insuffisant car refermé sur lui-même : Etre amoureux est un état, aimer est un acte, dit l’écrivain suisse personnaliste Denis de Rougemont. Il différencie bien ici Eros de Philia. Du corps seul, nous sommes ainsi passés au corps-esprit. A cette conscience de soi, qui n’est autre que la spiritualité. Celle-ci, bien menée dans sa dimension réflexive, conduit elle-même à passer du « moi-je » au « nous ensemble ».
Après l’Eros (le manque), Philia (la joie) il y a donc, selon les grecs antiques, une troisième forme d’amour, supérieure aux précédentes : Agapè. Disons d’emblée qu’elle a deux sens : l’agape, le repas pris en commun, avec ce qu’il comporte de partage et Agapè, en termes de charité, mot venant du latin médiéval caritas, et carus, signifiant respectivement « amour » et « cher », qui est aimé. Cette charité nous renvoie bien sûr aux trois vertus théologales, dont les deux premières, sachons-le, sont généralement refusées en tant que telles par les philosophes (Notamment, les contemporains Comte-Sponville et Ferry) Au motif que primo la foi, lorsqu’elle renvoie à Dieu, est une croyance, laquelle ne serait pas une vertu, puisque qui est en Dieu n’a plus besoin de croire. Secundo, l’espérance (à ne pas confondre avec l’espoir) évoque un autre monde, celui des morts, dans lequel il n’y a plus rien à espérer. Les mêmes philosophes préfèrent respectivement à leur place la bonne foi et le courage.
Certes, leurs opinions sont pertinentes et respectables. Mais l’on ne saurait écarter « l’Agapè-charité », dans sa dimension de compassion, d’amitié spontanée et d’offrande qui n’attend pas de retour. Ce n’est pas parce que les gens sont sympathiques que nous devons les aimer, c’est dans la mesure où nous les aimons qu’ils peuvent devenir sympathiques ! Il ne s’agit pas toutefois de se limiter à donner une pièce à un mendiant ou, régulièrement, ses vieux vêtements à la Croix-Rouge. Soulager sa conscience n’a rien à voir avec la volonté de remettre un homme ou une femme debout, en les réinsérant dans la société par les circuits sociaux.
Relever un être humain, c’est s’élever soi-même par un acte créatif et altruiste. Là est la véritable charité, là est le véritable amour : vouloir le bien de l’autre, qu’il soit notre ami ou notre ennemi ! Tâche difficile en vérité, mais possible aux « belles âmes ».
Comme nous le confirme le philosophe Alain : Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi.
Il n’y a pas de pièce de théâtre d’Aristophane, appelée “Le Banquet de Platon”.
Par contre, Platon, a écrit un dialogue avec Socrate, Aristophane et d’autres convives qui dialoguent sur l’Amour. Aristophane développe l’idée de l’âme scindée en deux parties qui se cherchent d’où l’idée d’âme soeur.
Ce texte (de Platon) s’intitule “Le Banquet”.
Serge-Edmond L.