Un prolifique sémantisme, très ancien, étendu dans tout le domaine indo-européen.
Le sanskrit Veda désigne l’ensemble des textes de la tradition révélée, dont l’origine remonterait au moins au deuxième millénaire avant l’ère chrétienne.
Le grec *oida, *idein fait référence au savoir en tant que connaissance théorique, d’où l’idée, dans le domaine philosophique, l’idéologie plutôt politique, ou encore l’idole religieuse. Avec une légère modification orthographique, l’histoire définit l’enquête, dont l’historien Hérodote (480-425 av.JC.) offre la première rédaction, parce qu’il porte témoignage de ce qu’il a vu par lui-même au cours de ses nombreux voyages dans l’espace méditerranéen. Il est au sens propre celui qui sait pour l’avoir vu, *istôr.
Le latin *videre reprend la même idée de connaissance, qui est bien plus que le simple acte de voir.
Le champ lexical qui en est issu est très vaste, vidéo, bévue et entrevue, voyeurisme. Voici le belvédère. Voilà bien des visions dignes d’un voyant !
*Visus désignela vision, faculté de voir ou d’être vu, ce qui est visuel, visible, l’aspect, l’apparence.
Par les yeux, évidemment. Au milieu du visage, en vis-à-vis de l’autre qu’on envisage, avec les réflexions à tous sens du terme qui accompagnent ce regard appuyé. Au point de le dévisager, jusqu’à en endommager les traits, à le défigurer, comme si cette insistance excessive tentait de le priver de visage.
Cette tonalité maligne se retrouve dans le latin *invidia, l’envie qui est une sorte de mauvais oeil que l’on jette par jalousie, un sort funeste.
La *providentia a toujours une connotation religieuse, parce qu’elle s’apparente à la prophétie, au don de double vue, puisqu’elle se porte sur le futur dont on n’a aucune connaissance tangible. Comment en effet prévoir les aléas qui surgissent à l’improviste sur le chemin, même si, par prudence, on est enclin à certaines précautions ?
Réduit à un « pourvu que… » bien hasardeux, à une improvisation sans garantie.
De quoi souvent réviser ses avis péremptoires sur les gens, les circonstances et autres.
La visite, qui fait banalement partie du vocabulaire contemporain, a perdu sa valeur ecclésiastique première. En effet, elle décrivait naguère l’attitude presque suspicieuse des hommes d’Eglise qui avaient l’œil sur leurs ouailles pour les contrôler, éventuellement les châtier en cas de manquement aux règles. La visite, au XIXe siècle, devient une manie de courir la ville et les salons, visites en passant dont on ne laissera que la trace de sa « carte de visite » justement. Un geste dénué de sincérité, puisqu’il ne s’agit en réalité que de se faire remarquer, de faire croire à un carnet d’adresses bien rempli, à une riche vie sociale, un peu à l’aune des « like » sur réseaux sociaux… Il existe même une fonction de « poseur de cartes », que remplit un domestique. Un jeu de convenances hypocrites dont personne n’est vraiment dupe, mais qui dispense d’envisager concrètement quelqu’un.
Pourtant le visage, n’est-ce point ce qui délimite les contours d’autrui qui me regarde et que je regarde, anatomique par les yeux, le nez, la bouche qui le composent, expression plurielle des sentiments qui l’animent ? Envisager l’autre, n’est-ce point m’offrir sans prévention ni défense à l’autre qui accepte la réciprocité ? N’est-ce point y puiser les sources de l’identité et de l’humanité en chacun ?
Annick DROGOU
*Weid- englobe le champ de la vision en tant qu’elle sert à la connaissance.
À force de circuler, les mots s’usent comme de vieux billets de banque et, s’ils donnent encore le change, ils sont bien dévalués. Aurions-nous oublié la force du mot envisager ?
Retour à la simplicité. Retrouvons le sens des mots : pour l’homme du XVIe siècle, envisager, c’est regarder le visage de l’autre. On envisage quelqu’un, on le prend en considération. Mais, engoncés dans l’individualisme moderne et cadenassés derrière nos peurs contemporaines, nous n’osons plus envisager quiconque, sauf à le dévisager ou l’envisager comme le prédateur se projette sur sa proie. On connaît le mot de Sacha Guitry et sa réponse à une femme qu’il regardait lourdement : « Monsieur, arrêtez de me dévisager.
– Madame, je ne vous dévisage pas, je vous envisage ».
Non, envisager celui ou celle qui est en face de moi, qui me présente sa face et à qui, à mon tour, je fais face, c’est contempler son mystère. Rien d’intrusif. C’est prendre l’autre au sérieux dans cette altérité qu’a si bien décrite Emmanuel Levinas, ici davantage poète que philosophe. Ô visage, miroir de l’âme ! Que dire du regard que nous portons sur le visage de l’autre, ce que nous voulons y lire de son mystère et de notre humanité commune, de nos fêlures et de nos plénitudes au-delà de tout masque. Envisager en se rappelant les mots de la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa » (Gn. 1,27), ce qu’André Chouraqui a traduit : « Elohîms crée le glébeux à sa réplique, à la réplique d’Elohîms, il le crée ». Envisager, c’est donc répliquer, entrer dans un dialogue silencieux, un échange sacré, une triangulation d’amour où s’orienter, comme dans ces mots de Max Picard, le grand poète du visage : « Quand deux hommes parlent ensemble, il y en a toujours un troisième parmi eux : le silence qui écoute ».
On conseille aux sportifs de visualiser l’épreuve qu’ils vont vivre pour entrer dans sa pleine réalité. Le champion se fait visionnaire, présent à ce qui va advenir, jusqu’à en devenir un élément, ne faire qu’un avec cette réalité. Être pleinement humain, c’est avoir le courage, la force du cœur, de visualiser. Pour envisager la réalité, et même l’envisager jusqu’à la réalité ultime qu’on ne peut voir. C’est ne jamais baisser les yeux. Et accepter d’être soi-même à visage découvert.
Jean DUMONTEIL
La repartie de Guitry montre bien le glissement sémantique et la prudence nécessaire quand on veut jouer au lettré ! Ainsi le mot “garce” qui n’était au XIVème siècle que le féminin de garçon serait mal reçu aujourd’hui par votre compagne …..