Pour bien comprendre la franc-maçonnerie « moderne », il ne faut pas hésiter à remonter à la source. Et même s’y attarder, au début de ce premier millénaire avant notre ère. Laissons la fiction se mêler à la réalité : imaginons, écoutons…
…Dans la salle de lecture de la loge, ce soir frisquet de fin décembre, après le travail. Peter, un Maître-maçon, y forme ses trois apprentis, après le travail. Andrew, James et John.
Alors qu’un pâle soleil couchant londonien taquine les vitraux du majestueux édifice de Westminster et auréole la chevelure de l’expert, celui-ci propose à ses protégés de réaliser avec lui une expérience. Il prend une auge à mortier bien creuse et la pose vide sur la table de travail. Il la garnit lentement avec une dizaine de pierres brutes, qu’il pose les unes sur les autres. Lorsque le récipient est rempli de pierres, le Maître-maçon demande s’il est effectivement plein.
– « Sans aucun doute, Maître ! » répondent en chœur les trois jeunes gens.
- « Moi, je ne crois pas, mes Frères ! » dit le Maître malicieux, tout en saisissant un broc de graviers, qu’il verse aussitôt dans l’auge. Ceux-ci s’infiltrent et roulent jusqu’au fond du récipient, entre les pierres.
A nouveau, Peter demande si l’auge est pleine. Les trois apprentis qui flairent une astuce de leur Maître, s’exclament d’une seule voix :
- « Bien sûr que non, Maître ! »
- « Effectivement, mes Frères ! » enchaîne le Maître Peter qui verse maintenant un broc de sable entre les pierres. Le sable glisse immédiatement entre les pierres et les graviers.
Une nouvelle fois, le Maître s’exclame :
- « Et maintenant, l’auge est-elle vraiment pleine, mes Frères ? »
- « Non, non, Maître ! » répondent narquois, les trois apprentis amusés.
- « Vous avez raison, mes Frères ! » dit Peter, en versant cette fois un broc d’eau dans l’auge. L’eau s’écoule et remplit le récipient à ras bord.
– « Quelle vérité ai-je ainsi voulu vous démontrer, mes Frères ? demande alors le Maître Peter ?
- « Que la tâche ne soit jamais finie, que l’on peut toujours ajouter un travail à un autre … ! répond Andrew, qui s’enflamme et parle toujours trop vite.
- « Que l’on peut toujours enrichir son savoir, qu’il y a toujours un nouveau métier à apprendre et à faire… ! », ajoute James, qui aime les expériences créatives.
- « Que notre emploi du temps ne soit jamais tout à fait plein, qu’il y a toujours une place pour une occupation de plus… ! ajoute John, qui est avide de rencontres.
- « Non, mes Frères, vous n’y êtes pas ! » répond le Maître Peter. La vérité que j’ai voulue vous démontrer est que si vous ne mettez pas les pierres d’abord dans l’auge, vous ne pourrez pas les y faire entrer ensuite… !
A l’écoute de ces propos trop évidents, les trois apprentis restent dubitatifs : Andrew, penaud, regarde ses souliers, James lève les yeux au ciel et John fixe l’horizon… Le bon Maître Peter leur dit alors :
– « Imaginez-vous que ces pierres représentent les choses les plus importantes de votre vie. Par exemple, votre santé, celle de votre famille, de vos amis. Par exemple encore, votre désir d’apprendre, de comprendre, d’aimer et d’aider les démunis, d’éduquer la jeunesse. Par exemple enfin, de prendre des loisirs, de réaliser un rêve, de vous occuper de vous tout simplement…Si vous ne placez pas en premier vos pierres dans ce grand récipient qu’est la vie, vous risquez précisément de ne pas bien remplir la vôtre !
Si vous remplissez d’abord votre vie de petites choses sans importance, tels que les symbolisent ici le gravier, le sable, l’eau, vous n’aurez plus assez de temps à consacrer aux choses réellement importantes. Donc, mes Frères, demandez-vous quelles sont les pierres majeures de votre vie…et déposez-les en premier dans votre auge ! Vous y glisserez après seulement les petites choses… ! Il faut prendre le temps des choses et faire chaque chose en son temps… ! »
A ces mots, porteurs d’une philosophie si belle et si pratique, les trois apprentis restent cloués sur leur siège, l’air ravi et pensif : longuement, Andrew se gratte le crâne, James le menton, et John l’oreille. Le bon Maître Peter sourit, satisfait d’avoir conduit ses trois apprentis à la réflexion profonde. A leurs pieds, Oliver, le chat roux et blanc, qui lui paraît indifférent, se gratte le ventre…
Après cet exercice intellectuel, le sage invite ses disciples à boire une pinte de cervoise à la Golden Tavern, à deux pas de Westminster Abbay. A l’emplacement même, où mille ans plus tard, les francs-maçons français, entre autres, viendront admirer le travail de leurs illustres prédécesseurs, d’un coup d’Eurostar !
La construction est une vieille affaire : l’homme a vite compris que son court passage sur terre était lié aux pierres, ces « matériaux éternels » partout présents, à la fois objets concrets et symboles de survivance. Il a deviné leur utile superposition, et, depuis l’âge néolithique, les a empilées sur la planète entière. D’abord en montant des murs protecteurs, ensuite des abris et enfin des maisons habitables, qui, regroupées près des points d’eau, sont devenues villages. Y ont alors fait leur apparition, avec la vie en communauté, les animaux domestiqués puis d’élevage, et bien entendu, les indispensables cultures autour.
Ainsi, peut-on dire que la pierre a « maçonné » (de l’anglais to make, faire), a donc bâti l’homme et l’a élevé, dans les deux sens du terme ! Instruit par cette affinité avec « la roche mère », sa volonté, son effort de maîtrise des ressources naturelles, l’ont par étapes, modelé physiquement, en le dotant d’un corps mieux adapté, et sociologiquement, en induisant son nécessaire rapport aux autres. Et même aujourd’hui, la pierre, si elle remplacée dans les grands travaux immobiliers, par le béton et le fer, laisse d’évidence en eux son empreinte !