J’ai voté dimanche et comme je suis un citoyen responsable, j’ai participé au dépouillement des voix à mon bureau de vote. En raison des horaires, le dépouillement s’est fait après l’annonce des premières estimations. Le désespoir m’a alors envahi. Ce désespoir et cette fatalité que je connais si bien… Mais en bon citoyen et franc-maçon investi, j’ai accompli mon devoir, même si en rentrant chez moi, j’ai fini le nez dans un mouchoir.
Comme un certain nombre d’électeurs (dix millions, selon le CEVIPOF), je suis affligé de voir que nous n’avons pas vraiment de choix. Juste un choix entre « le pire et le moindre mal » (formule honteusement empruntée à Machiavel). Car d’un côté, nous avons un candidat ultra-libéral, aux alliances troubles, et dont la politique a mené à une politique sécuritaire délirante, de l’autre un candidat aux alliances troubles et prônant une politique nationaliste, sécuritaire, ultra-libérale… Littéralement, la peste et le choléra. L’un a été aux commandes pendant cinq ans, avec les résultats que l’on connaît : destruction des services publics, accroissement des inégalités, politique anti-sociale (on se souvient de la loi « pour la précarité »), annihilation des corps intermédiaires, absence de projet culturel, réduction drastique des libertés, emploi de ministres d’extrême-droite, ce qui implique bavures et couvertures des violences policières etc. Le parti de l’autre a été aux commandes de l’exécutif municipal de la grande ville où j’ai fait mes études d’ingénieur et le résultat a été catastrophique aussi : annihilation de la vie culturelle et étudiante, brutalités policières, tentatives d’instauration de mesures liberticides comme un couvre-feu pour les jeunes etc.
Mais outre le fait que je n’apprécie aucun des deux candidats, le plus grave est que ni les questions sociales, ni les questions environnementales, ni les questions culturelles, ni les questions de la recherche ne sont abordées par les deux candidats restants. Ceci dit, au premier tour, ces questions n’ont pas plus été abordées par les candidats. Ou alors, très partiellement.
Ce que je constate, c’est que les projets de nos candidats ne sont que matériels, en aucun cas culturels, et encore moins spirituels. Nous en sommes vraiment au stade où l’équerre domine le compas. Et pour quoi donc ? Le profit de quelques uns au détriment du bien de tous.
Il y a toutefois une différence : l’un des candidats a adopté des positions antisémites et antimaçonniques. Si cette personne passe, nous autres francs-maçons risquons d’avoir de gros, très gros problèmes. Et quoi qu’on puisse penser du candidat sortant (qui a fait beaucoup de mal, il est vrai), il me semble inconcevable d’afficher ouvertement ou d’appeler à soutenir la candidature d’un candidat fasciste, antisémite, antimaçon, bref, d’extrême-droite. Pour mémoire, l’adhésion ou la sympathie pour les mouvements extrémistes sont passibles de conseils de discipline dans certaines obédiences. Et la tolérance, exigée de tous pour la recherche de la Vérité, me demanderez-vous ? J’aurai tendance à répondre qu’en vertu du théorème d’incomplétude de Gödel, pour que le système de pensée maçonnique soit consistant, il faut qu’il soit incomplet (ce qui veut dire admettre des propositions indécidables). Autrement dit, la tolérance, oui, l’adhésion à des mouvements anti-humanistes ou obscurantistes, non. Sans cela, notre système de pensée ne serait pas consistant. Donc pour celles et ceux qui estiment avoir leur liberté de conscience et choisir les extrémistes, c’est tout simplement impossible. On ne peut pas être Franc-maçon et défendre des valeurs humanistes et voter extrême-droite.
En attendant, je suis comme le narrateur de Crossroads de Calvin Russel : je suis à un croisement, une route mène au paradis, l’autre à l’enfer, l’une à la souffrance, l’autre à la joie, l’une à la honte, l’une au sacrifice et la dernière à la liberté et chacune est identique… A ceci près que les chemins positifs, il n’y en a pas. Et là, je doute horriblement. Voter contre un candidat et ce qu’il représente serait interprété comme l’approbation du bilan de l’autre, ce que je ne veux décemment pas faire. Ne pas voter serait avantager le plus extrême des candidats, ce que je ne veux pas faire non plus. Que dire du vote nul ou du vote blanc, qui avantagerait aussi le candidat le plus extrême ?
Dans tous les cas, nous prendrons un mauvais chemin. Celui de la souffrance, de la honte et de l’enfer. Celui des passions tristes, suscitées par le mépris d’une élite autoproclamée ayant choisi ses intérêts propres au détriment de l’intérêt général. Le durcissement de la vie, suscité par ces élites est aussi à la base de la colère qui nous fait choisir les extrêmes.
Quand je vois ce monde qui émerge, je me sens presque rassuré que ma fille n’ait pas à y vivre. En attendant, je reste avec mes doutes et ma tristesse, espérant trouver une hypothétique réponse.
Allez voter, tant qu’on le peut encore.
Je vous embrasse.