Tu m’interroges, et tu t’interroges peut-être aussi, sur ce que nous garderons de notre vie ? Et tu me cites ce vers d’Aragon qui finit son poème « Que la vie en vaut la peine », du recueil Les yeux et la mémoire, que Jean d’Ormesson reprend, précisément, dans ses mémoires : « Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ». Pas d’amertume de ma part à ce sujet. Je garde de mon passé un souvenir apaisé, mais sans doute incomplet – seules les assiettes ébréchées marquent la mémoire – d’un chemin dont je me demande parfois si c’est moi qui l’ai tracé.
J’en ai pris conscience à l’hôpital Saint-Joseph, lors de la bonne quarantaine de séjours que j’y ai effectués, chacun d’une semaine, où l’on me transvasait des produits qui me bousillaient les veines sans améliorer mon état. Il m’y est arrivé une bien étrange aventure.
Je redoutais les perfusions. Non pas en soi, car une fois en place et, quel que soit le produit injecté, je supportais tout ça assez bien, mais ce qui m’inquiétait à chaque fois, c’était la pose du cathéter. Mes veines ne sont pas apparentes et restent cachées malgré le garrot. Pour les détecter et réussir à me placer l’aiguille du premier coup, il faut une infirmière expérimentée et habile. Les bonnes piqueuses, comme elles se nomment, sont rares, et plus d’une qui se flattait d’être une championne a abandonné après trois charcutages et baissait ensuite les yeux en me croisant dans le couloir. Il y en a même une qui m’a piqué sur le dos de la main, éclatement de la veine en prime !
Bref, ce jeudi 22 septembre 2016, à six heures et quart du matin, l’infirmière de nuit entre dans ma chambre. Je l’avais vue la veille au soir et l’avais fait parler un peu. À son air, pas très grande et rondelette, je lui donnais une bonne quarantaine. Confiance a priori. Mais elle m’a raconté, avec une fierté légitime, qu’elle avait longtemps été aide-soignante et qu’avec beaucoup d’efforts, car elle avait des enfants, elle avait obtenu le diplôme d’infirmière il y a trois ans. J’en ai conclu, in petto, qu’en dépit de son âge c’était une semi-débutante et je craignais le pire. J’ai remâché ma crainte la nuit durant.
La voilà donc qui débarque dans ma chambre au petit matin, après une nuit blanche où les insomniaques passent leur temps à appeler l’infirmière de nuit pour vaincre leurs terreurs nocturnes. C’était, pour moi, le moment redouté de la pose du cathéter assorti du traditionnel remplissage des tubes d’analyses. Poussant son matériel, un peu pâlichotte et les yeux cernés, elle monopolise la table à roulettes où me serait servi plus tard le petit déjeuner, approche la perche à perfusion et se dispose à piquer et moi à la guider autant que je pourrais (?). Elle décide qu’il vaut mieux ne pas piquer deux fois et que le cathéter lui permettra de remplir les tubes. Jusqu’ici tout va bien, pensé-je.
Elle était sur le point d’attaquer, avait déjà imbibé sa compresse de teinture d’iode pour désinfecter la partie du bras choisi comme victime, lorsque la porte coupe-feu battante, fermée pendant la nuit, près de laquelle était située ma chambre, a fait du bruit et qu’est entrée directement, comme chez elle, une grande femme maigre, la cinquantaine sonnée, qui semblait d’origine antillaise, mais qui s’exprimait sans le moindre accent des îles. Avec une autorité qui ne se discute pas, elle a écarté sa collègue qui me faisait, dans son dos, des mimiques de surprise assorties de gestes de résignation. « Allez me chercher un rasoir », lui a-t-elle intimé. L’autre s’est exécutée et a ramené un Gillette jetable pour un rasage du bras facilitant, en fin de cure, l’enlèvement du grand pansement adhésif.
Comme je lui disais : « Je ne vous connaissais pas, vous », elle m’a rétorqué : « Je viens d’un autre service ». J’aurais dû m’étonner et lui demander comment elle était arrivée dans celui-ci, mais à ces heures matinales, les questions sont encore endormies. Et puis, il faut dire que son autorité m’en imposait à moi aussi. Tout à coup, elle a demandé à sa collègue qui la regardait faire, à l’écart, « il n’y a pas des cathéters bleus ? » (ils sont plus fins que le rose qui était préparé) ; « non, il n’y avait que ça dans la réserve ». Sans rétorquer, avec calme, elle a serré le garrot, tâté les veines et soudain, sans me dire « j’y vais », comme les autres infirmières, elle a piqué, rempli les tubes, placé le cathéter, l’a entouré de l’enveloppe plastique qui le maintient, sans inscrire dessus, curieusement, la date de pose, et… elle a disparu.
Restée seule, « mon » infirmière de nuit, essayait de se réhabiliter à mes yeux :
- Vous savez, je viens de piquer deux patients très difficiles et j’y suis parvenue du premier coup.
- Je n’en doute pas. Et… vous connaissiez cette collègue ?
- Non.
J’ai interrogé mon infirmière de jour, une ancienne dans le service, elle ne voyait pas de qui il pouvait bien s’agir, je suis alors allé « enquêter » dans le service de cardiologie, à l’étage inférieur, mais toujours rien.
Je ne l’ai plus jamais revue.
Pourquoi est-elle apparue et, surtout, à ce moment précis ? Je ne sais. Il y a d’étranges signes dans la vie. Le plus difficile, semble être de les détecter. Ils traversent notre existence, on les rencontre puis on les oublie, comme on oublie le visage des passants que l’on croise. Tout se noie sous le quotidien. On néglige probablement une multitude de signes qui constituent autant d’appels que nous ignorons par inattention. Toutefois, quand on les détecte, on se rend compte que les difficultés commencent avec leur interprétation. Ce qui s’était produit ne pouvait pas être fortuit. Mais qui avait pu bien dire à cette infirmière de venir, directement et à cette heure ? Je ne connaissais personne dans cet hôpital. Était-ce mon ange gardien ? L’un ou l’une de mes morts ? La Vierge de la chapelle de l’hôpital, qui est celle de la Rue du Bac, Vierge de l’accueil aux bras tendus vers nous au lieu d’avoir les mains jointes ou tournées vers le ciel ? À moins que ce ne soit Jésus, celui de la Nativité, même s’il doit avoir bien d’autres sujets à traiter que moi, qui ne suis guère qu’un sujet de mécontentement ? Bref, je suis perplexe. Parfois je me dis que c’est un petit rien, plus souvent que c’est un rien immense et bien étrange.
En ce jour de mémoire, voilà l’histoire telle que je l’ai vécue. Mots, signes et attouchements. On a les mots, bien sûr, encore qu’il ne soit pas si facile de trouver le bon, celui qui révèle. On a aussi les attouchements qui se limitent trop souvent à la main donnée aussitôt reprise. Quant aux signes, sommes-nous assez éveillés pour les voir ? Parfois je me demande si chacun de nous n’est pas une légende, une légende qu’il ne sait pas déchiffrer…
J’ai vécu la même chose que vous mais avec un brancardier …
C’était absolument bouleversant …
Et personne ne le connaissait non plus …
Merveilleux !