dim 24 novembre 2024 - 05:11

J’ai bien bu, j’ai bien mangé…au banquet d’ordre

Extrait de La Gestuelle maçonnique, éd. Ubik, 2021 par Solange Sudarskis

Dans les sociétés secrètes égyptiennes, le banquet marquait le premier degré de l’initiation. Dans les anciens cultes grecs, et notamment chez les Pythagoriciens, le caractère sacré du banquet était si fort que les adeptes n’étaient admis au repas qu’au bout d’une durée de trois à cinq ans après leur entrée dans l’Ordre.

La Syssitie était un repas au cours duquel, dans une coupe rituelle, les grecs mettaient un peu de farine, un peu de miel, et du vin de Samos. Après avoir bien mélangé, ils déversaient une cuillerée de ce mélange dans le feu sacré, et offraient ainsi à la divinité une part du repas sacré, puis la coupe circulait parmi les célébrants. «Ceux qui auront invités les dieux à leur table», dit Hérodote,  seront invités, après la mort au banquet éternel dans les iles des Bienheureux.»

Le banquet était le repas qu’un vassal était obligé de fournir à son seigneur une ou plusieurs fois l’année.

De nombreuses traditions enseignent que la régénération de l’homme déchu se fait par l’administration d’une nourriture ou d’un breuvage. Qu’il s’agisse d’un Élixir, d’une communion ou de l’ambroisie, il semble bien que notre restitution dans notre état antérieur ne soit pas une opération spirituelle et abstraite, mais bien une transformation physique et concrète, provoquée par un aliment. Plusieurs termes employés par différentes traditions ou religions y font allusion : par exemple, le terme latin sapiens, « sage », signifie littéralement « qui goûte », participe de « sapere »[1]. L’art de se tenir à table correspond depuis toujours à l’art de sagesse, à l’art du Verbe. L’initiation ne peut se passer de cet aspect opératif et magique qui associe le partage spirituel à l’échange matériel.

En Franc-maçonnerie, au XVIIIe siècle, cette pratique de la bombance dans les Loges spéculatives était à tel point commune qu’on avait coutume d’appeler les francs-maçons «Frères de l’estomac». On trouve aussi comme moquerie l’expression « Chevaliers de l’estomac[2] ».

On peut lire une philippique de Laurence Dermott (les Ancients), ajoutée primitivement à la 5ème  édition de l’ouvrage intitulé The Constitution of Freemason, or Ahiman Rezon[3] évoquant les banquets des Moderns : « On crut convenable d’abolir l’ancien usage de s’occuper en loge de l’étude de la géométrie, et il parut, à quelques-uns des jeunes Frères, qu’un bon couteau et une bonne fourchette dans les mains d’un habile Frère, appliqués sur des matériaux convenables, donneraient une plus grande satisfaction, et ajouteraient à la gaité que l’échelle la plus solide et le meilleur compas… ».

L’ébriété, qui ne manquait sans doute pas lors de ces banquets, était souvent évoquée non seulement par des profanes de l’époque[4], mais aussi dans les divulgations : « si l’heure ne permet pas que l’on fasse l’instruction de la Loge, …Ils enlèvent leurs bijoux et ils se saoulent comme des Francs-Maçons ; Compagnon, comme cela arrive très rarement, alors ils ferment ils chantent et s’enivrent, c’est tout[5] ».

Bien sûr, les abus n’étaient pas rares ; ainsi, la gravure satirique de William Hogarth, intitulée La Nuit, montre un  franc-maçon sortant d’une taverne dans un état que l’on peut qualifier de « chargé »[6]. Ce personnage est généralement considéré comme le Vénérable de la loge d’Hogart, Sir Thomas de Veil, soutenu par le garde de la loge maçonnique (tyler), identifié comme Andrew Montgomerie, grand fabricant de perruques[7] (Museum of Freemasonry, Londres).

Le fait que les premières loges se soient réunies dans des tavernes – dont elles portaient le nom – peut facilement expliquer cette réputation[8]. «C’est parce que les loges parisiennes ne connurent d’abord d’autre mode de travail que les banquets, qu’elles se réunissaient invariablement chez des restaurateurs. Parmi ceux-ci, il s’en trouva qui cherchèrent à exploiter la situation, en se faisant recevoir Maçons et  même en acquérant le droit de tenir loge. Or, le Maître de Loge qui vendait à boire et à manger avait une tendance naturelle à se  préoccuper surtout de ses intérêts commerciaux. Sous sa direction, les travaux maçonniques risquaient fort de perdre le caractère de dignité qui leur convient.  Cela conduisit, par la suite, à de graves abus. Certaines loges donnèrent lieu, en effet, à des critiques malheureusement trop  justifiées. On y admettait n’importe quel candidat, pourvu qu’il fût en état de subvenir aux frais d’initiation ; puis, les « travaux  de mastication » devinrent ouvertement la chose essentielle, l’Instruction maçonnique se concentrait avec prédilection sur ce vocabulaire grotesque et aucunement initiatique, dont on persiste parfois à faire usage dans les agapes ou banquets d’ordre[9]

En réponse aux détracteurs le Chevalier Andrew de Ramsay écrivit notamment : «Nos festins ne sont pas ce que le monde profane et l’ignorant vulgaire s’imaginent. Tous les vices du cœur et de l’esprit en sont bannis et l’on a proscrit l’irréligion et le libertinage, l’incrédulité et la débauche. Nos repas ressemblent à ces vertueux soupers d’Horace où l’on s’entretenait de tout ce qui pouvait éclairer l’esprit, régler le cœur et inspirer le goût du vrai, du bon et du beau[10]»

Il semble qu’à cette époque où les partis politiques et guildes étaient interdits, l’organisation de banquets permettait de se retrouver autour d’un prétexte festif autorisé[11]. Les articles 22 à 27 des Règlements généraux des Constitutions d’Anderson de 1738 évoquent l’organisation d’un banquet annuel, comme l’avaient déjà prévu les articles 22 à 30 des Règlements généraux de 1720[12] de la Grande loge de Londres et de Westminster sous le nom de « festin ». Durant les périodes postrévolutionnaires, alors que la Maçonnerie était en sommeil, le banquet était un moyen parfait de se rencontrer.

Ce qui ne fait aucun doute, c’est la permanence de la pratique du festin parmi les maçons, notamment comme élément de réception[13] puisque, selon les ordonnances royales qui réglementaient le métier, la réception des nouveaux maçons était suivie d’un grand repas pris en commun[14] au cours duquel étaient échangées des accolades fraternelles et faisant circuler le message de paix grâce au pain et au vin. Il y a une ambiguïté dans le texte qui pourrait laisser penser que la cérémonie se déroulait lors du banquet.

La pratique des Banquets d’Ordre est assez peu attestée dans l’histoire de la maçonnerie, contrairement à celle des banquets (agapes)[15]. On ne garde pas véritablement de traces de banquets ordonnés par un rituel spécifique avant le tout début du XIXe siècle ; cette pratique n’est attestée que sur le continent, plus particulièrement en France. Cependant, on trouve, dans le Manuel Maçonnique, ou Tuileur des Divers Rites de Maçonnerie pratiqués en France, dans lequel on trouve l’Étymologie et l’Interprétation Des Noms et Des Mots Mystérieux Donnés Dans chacun des degrés des différents Rites de 1830[16], la description de banquets pratiqués dans les Hauts Grades : « Il y avait, dans l’origine, ce qu’on appelait un réfectoire, où l’on ne mangeait que debout, et où l’on ne servait que des légumes cuits à l’eau… Lorsque le local le permet, on donne à la table la forme d’une croix grecque. Les verres sont nommés calices, la table est désignée sous le nom d’autel. Le surplus des ustensiles a la même dénomination que dans les premiers degrés[17]. »

Les tenues de style Émulation se composent d’une rituélie en loge et d’un banquet protocolaire obligatoire durant lequel il est coutume de livrer les communications ou planches qui pourront faire l’objet de débats fraternels. C’est aussi, dans la bonne pratique, le moment que les Vénérables Maîtres visiteurs choisiront pour donner leurs salutations et impressions.Ce banquet est le strict équivalent de la Chaîne d’Union des rituels continentaux. Ne pas y participer revient à sortir de la chaîne[18].

Le Banquet d’Ordre, ou banquet symbolique, est un repas rituel, considéré comme une tenue d’obligation.

Il est organisé le plus souvent aux alentours des solstices astronomiques, celui d’hiver qui annonce le renouveau (à la Saint-Jean l’Évangéliste, le 27 décembre) mais aussi celui d’été où le soleil approche le zénith (à la Saint-Jean le Baptiste, le 24 juin). La forme des tables est toute astronomique ; au solstice d’été, elle représente la course du soleil dans l’hémisphère supérieur ; au solstice d’hiver, celle dans l’hémisphère inférieur. De ce fait, le Vénérable, qui d’après le rituel maçonnique représente le soleil, occupant l’extrémité, ou point solsticial, est toujours le point le plus élevé, en hiver comme en été.

La salle où se fait le Banquet d’Ordre doit être située de façon à ce que l’on ne puisse rien voir du dehors. La table est en fer à cheval, les officiers y occupent une place précise rappelant celles à l’intérieur du temple. Les apprentis servent les mets ; les compagnons, les vins. Les chandeliers sont placés sur la table. Un ruban délimite le centre de table au long duquel sont alignés les canons (verres) qui, selon le Rite Français Philosophique, doivent être des « verres à feu », c’est‐à‐dire des verres à fond plat, et non des verres à pied[19].

Les travaux de table se composent de sept santés – nombre égal à celui des planètes – (parfois cinq seulement) auxquelles l’Antiquité offrait sept libations que les santés maçonniques ont remplacées.

Des termes de table, la plupart d’origine militaire, parfois alchimique, y sont employés.

Ce n’est plus le tablier, mais la serviette, placée en divers endroits du corps des commensaux, qui est la marque du grade du convive (sur le bras pour l’Apprenti, sur l’épaule pour le Compagnon, autour du cou pour le Maître). C’est avec la serviette que se lie la Chaîne d’Union[20].

Le Banquet d’Ordre est une tenue qui se fait à mains nues, sans tablier, seuls les cordons et sautoirs sont portés.

Les cérémonies de table des Hauts Grades sont quelque peu différentes[21].

Pour évoquer les banquets maçonniques, en l’absence de respect de formes rituelles, les francs-maçons parlent d’agapes[22]. Dans le rituel du dix-huitième degré du RÉAA, on trouve précisé que la réception d’un chevalier Rose-Croix nouvellement consacré porte le nom de «cène» [23]. Au Rite Forestier, le banquet est appelé Vente de table.


[1] À propos de l’acte de «manger», Revue Arca volume1,2016, p.160

[2].   <expositions.bnf.fr/franc-maconnerie/grand/frm_169.htm>.

[3]. L. Dermott, lettre ajoutée en 1764 aux Constitutions de la Franc-Maçonnerie ou Ahiman Rezon, p. XXX :  <ia600703.us.archive.org/13/items/Ahiman_Rezon_1794/Ahiman_Rezon_1794.pdf>.

[4]. “We make [Masons] for five guineas, the price is but small, and then Lords and Dukes, you your Brother may call, have gloves, a white apron, get drunk and that’s all.” « On vous fait maçon pour 5 guinées, c’est peu cher payé, et ensuite vous pouvez appeler les Lords et Ducs votre frère, vous avez des gants, un tablier blanc, vous vous soulez et voilà c’est tout », paroles de chansonniers des années 1720 évoquées par Pierre Noël dans son article Une initiative pleine d’avenir :

<hiram.be/blog/2017/06/28/initiative-pleine-davenir/>.

[5]Les Trois Coups distincts, Instruction des apprentis reçus (1760), Présentation et traduction de Gilles Pasquier, p. 36 : <masoniclib.com/images/images0/048524505846.pdf>.

[6]. William Hogarth’s Night :

<freemasonry.bcy.ca/biography/hogarth_w/night.html>.

[7]. Cependant, Philippe Langlet dans Lecture d’images de la Franc-Maçonnerie, Dervy, 2013, précise, p. 170, qu’il s’agirait plutôt d’un aubergiste, au vu du ciseau à moucher les chandelles qui pend sur son tablier (et non la clef de la loge), comme il a pu en voir sur une autre gravure d’un aubergiste portant le même tablier.

[8]. Lurker, Banquet d’Ordre au Rite Français : <truthlurker.over-blog.com/article-12172819.html>.

[9] Oswald Wirth, La Franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 1923, p.12 : <glbet-el.org/bet-el%20livres/Le_livre_de_l%27apprenti[1].pdf>.

[10] Lecture d’un texte initialement prévue pour le 21 mars 1737 : <academia.edu/34983131/>

[11]. « La plupart des Assemblées de Francs-Maçons se tiennent chez des Traiteurs, ou Marchands de Vin. Quelquefois la Réception se fait en maison Bourgeoise, & le repas au Cabaret, & le Cabaret préféré est celui dont l’Hôte, & les Valets sont initiés dans l’Ordre, ce qu’ils croient un abri contre la Police » (p.101), Nouveau catéchisme des francs-maçons. 1440 depuis le Déluge (1740) : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k130898h/>.

[12]Constitution, histoires, loix, charges, règlements et usages de la très vénérable confrairie des acceptés francs-maçons., p. 75 : <masoniclib.com/images/images0/14647942498638.pdf>.

[13]. G.-L. Pérau, L’Ordre des francs-maçons trahi et le secret des Mopses révélé, 1758, p. 69 : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3110864/f11>.

[14]Statuts W. Schaw, 1599, « Art. 9. – Il est ordonné, par Monseigneur le Surveillant général, que tous les anciens statuts et règlements, établis par les prédécesseurs des maçons de Kilwinning, soient, à l’avenir, fidèlement observés par les gens du métier, et que tout ap­prenti ou compagnon ne pourra désormais qu’être reçu dans l’église de Kilwinning uniquement, sa paroisse et seconde loge ; et que tous les banquets de réception des apprentis ou des compagnons se feront dans ladite Loge de Kilwinning :  Art. 11. – Tous les apprentis devant être reçus ne le seront que s’ils paient d’abord pour le banquet susdit la somme de six livres, ou bien ils paieront le banquet pour tous les membres du métier appartenant à ladite loge et à ses apprentis.»<anciensdevoirs.com/page-14.html>.

[15]. Une description de banquet, nommé alors « festin », accompagné de chants, est faite au chapitre VIII, intitulé Cérémonie des festins et peines pour fautes commises, p. 101, de la divulgation Nouveau Catéchisme ou La désolation des entrepreneurs modernes du temple de Jérusalem, ou Nouveau catéchisme des francs-maçons, 1744, de L. Travenol (L. Gabanon ? alias Sieur Polichinelle), sur le site numérique de la BNF

[16]. P.249 pour le Banquet des élus, 4e degré du Rite Moderne. P. 147 pour celui du 18degré du Rite écossais, le Souverain Prince Rose-Croix :<.” target=”_blank” rel=”noreferrer noopener”>play.google.com/books/reader?id=tQaAD5ygNa4C&hl=en_IN&pg=GBS.PA147>.

[17]. Commandements pour les santés : « Debout, chevaliers ! Le drapeau en sautoir ! La main au calice ! Haut le calice ! On l’élève à la hauteur du front. Vidons le calice en trois temps ! Le calice à l’épaule gauche ! Le calice à l’épaule droite ! Haut le calice ! Posons le calice ! À moi, pour la batterie ! »

[18]. <truthlurker.over-blog.com/article-protocole-de-table-114493091.html>.

[19]Rite Français Philosophique au grade d’Apprenti selon les textes originaux de la Respectable Loge Tolérance GODF, Paris 1950 : <en06.fr/wa_files/rituel%20rite%20francais.pdf>.

[20]. On trouvera des instructions en loge de table ainsi que de nombreuses informations sur ce sujet dans le document du Rite Français Philosophique selon les textes originaux de la Respectable Loge Tolérance (1970-1985) à partir de la page 127 : <en06.fr/wa_files/rituel%20rite%20francais.pdf>.

[21] On les consultera en feuilletant les pages 140, 166, dans le Manuel Maçonnique Ou Tuileur De Tous Les Rites De Maçonnerie Pratiques, 1820, de Vuillaume :<ia800607.us.archive.org/25/items/VuillaumeCAManuelMaconniqueOuTuileurDeTousLesRitesDeMaconneriePratiquesEnFrance1820/Vuillaume C A – Manuel maconnique ou Tuileur de tous les rites de maconnerie pratiques en France 1820.pdf>.

[22]. L’agape est un amour oblatif, c’est-à-dire donnant priorité aux besoins des autres, sur les siens propres. Un amour dont l’équivalent latin est Caritas, différent de l’Eros charnel, de Philia pour l’amitié et le plaisir de la compagnie, et de Storgê pour l’affection familiale.

[23]Sublime chapitre Bernard de Clairvaux, « La Cène des Chevaliers Rose-Croix », à partir de la page 63 : <fliphtml5.com/lxqr/xefi/basic>.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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