Les poètes se pressaient sur le boulevard des insurgés avec la bouche en cri de foule. Ils avaient été rejoints par les membres de la Grande Loge Adogmatique Internationale Régulière et Éternelle (GLAIRE). L’exaltation avait gagné le cortège en même temps que la certitude d’exister. Une foule bigarrée s’extasiait sur leur passage. Les deux groupes récitaient en alternance des vers de Verlaine et des pensées de Papus. Comme c’était leur première sortie dans la capitale, ils s’étaient associés à la cavalcade LGBT devenue, par une précision bienvenue LGBTQIA+. Les dignitaires de la GLAIRE portaient leurs baudriers et la banderole de l’obédience montrait le livre ouvert de la Connaissance avec, sur sa page de gauche, le O de Ordre et un Q de Qabbala sur celle de droite. Le OQ en lettres d’or ondoyant au soleil montrait ésotériquement le pont avec la Gay Pride qui les précédait. Pour leur part, les poètes n’étaient pas en reste : non seulement toutes leurs œuvres, publiées par de courageux éditeurs en faillite, parlaient de ponts, mais ils pouvaient se flatter que c’était l’un des leurs qui avait écrit la fameuse phrase : « Il faut construire des ponts, pas des murs »… en ne jetant pas les pierres taillées sur autrui – ajoutait-on à la GLAIRE avec cet humour initiatique qui caractérise l’Obédience. On chantait cette maxime en comptine dans les écoles pour l’éducation de la jeunesse en faisant rimer pont et petit patapon et mur avec qui picore du pain dur. Que c’est beau, cette transmission des valeurs de la fraternité !
Pour la compléter et mettre un terme à la dramatique guerre des sexes et à l’écriture inclusive qui avait rendu illisibles les circulaires et décrets, l’Académie avait introduit le genre neutre. Il faut dire que la substantielle « prime académique » instituée à titre exceptionnel par le gouvernement avait contribué à l’adoption de la mesure. Le défi était la reconstruction du Dictionnaire en cinq ans. Il y fallait un chef de file, le sort tomba sur le plus jeune. Heureux sort ! Celui-ci prit, dès le début, des décisions drastiques : les substantifs « homme » et « femme » seraient désormais neutres. D’ailleurs, quoi de plus naturel, leur terminaison étant en « E » ? Il fallait à leur suite rendre neutres tous les qualificatifs dont on pouvait les assortir. Pour moche, ça allait, mais beau/belle ? De même pour stupide ou bête, mais comment faire pour intelligent ? C’est là qu’a commencé la vague de suicides que la postérité a retenue sous le titre du « Grand Stress Culturel ».
Hélas, trois fois hélas, mais que faire ? Les nouveaux immortels nommés à la va-vite en remplacement des immortels dans le trépas, peu désireux de bénéficier d’une immortalité précoce, reconnurent l’échec de la culture. Leur salut était indéniablement dans l’inculture. Il fut donc décidé de généraliser le verlan. La première mesure fut de remplacer les articles par le « L apostrophe ». La seconde, prise par le gouvernement dans l’intérêt du bien public, comme il se doit, fut l’interdiction sous peine de déchéance de la nationalité de s’exprimer autrement qu’en verlan, tant à l’écrit qu’à l’oral. L’Europe serait saisie afin que l’ensemble des pays membres s’alignent sur la position de la France. Aux dernières nouvelles le verlan issu de l’anglais serait exclu en raison du Brexit.
Ce texte-ci, en clair, est le dernier autorisé. Je file suivre mon cours de mise à niveau sinon je n’aurai pas « kayak » sur mon téléphone, le palindrome sans lequel on ne peut pas sortir de chez soi. Le problème, c’est que le verlan c’est facile avec « non, « sagas » ou « sexe », qui marchent dans les deux sens, mais c’est bigrement plus coton avec des termes comme cour-se et se-cours ou avec la prononciation en verlan de minis-tres : treu-minis ou très-minis, aïe, aïe, aïe…
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