dim 24 novembre 2024 - 10:11

Un ordonnateur du chaos

Un Grand Architecte illustre l’idée d’un ordonnateur du chaos

Le titre de Grand Architecte a une origine très ancienne, souvent rapportée au dieu égyptien Ptah (dieu des artisans et des architectes à Memphis) ou au dieu géomètre platonicien, dont on trouve référence dans le Timée ou chez Plutarque [1].

On lit chez Cicéron que «de même, si des philosophes ont été d’abord surpris à l’aspect de l’univers, ils ont dû ensuite, après en avoir bien considéré les mouvements réguliers, uniformes et immuables, concevoir que non seulement le ciel n’est pas sans quelques habitants, mais qu’il y a en lui un maître, un gouverneur, qui est comme l’architecte du superbe ouvrage que nous voyons.»[2]

La première mention du grand Architecte de l’univers, en toutes lettres, daterait de 1567 par Philibert Delorme. Le célèbre Architecte lyonnais de la Renaissance établit un lien entre les sept composantes d’un édifice et les sept planètes et désigne ainsi son Concepteur[3].

La Réforme protestante le relatera aussi en toutes lettres. Calvin, dans son commentaire du Psaume 19 de la Bible écrit : «les cieux ont été merveilleusement fondés ab opifice praestantissimo», et de rajouter : «lorsque nous avons reconnu Dieu comme mundi opificem,c’est-à-dire Architecte de l’univers, nous ne pouvons qu’admirer sa sagesse, sa force, sa bonté.» Ne trouve-t-on pas ici la source de l’expression «Sagesse, Force et Beauté», beauté étant l’équivalent de «bonté» dans les Old Charges[4] ?

Le manuscrit anglais dit Dumfries n°4[5], dans sa partie historique, raconte qu’Edwin, prince royal, déclara jadis aux maçons (opératifs) réunis à York que «s’ils désiraient être favorisés par Dieu et bénis dans leurs actions, ils ne devraient plus être tentés ou attirés par les idoles, mais honorer et adorer sincèrement le Grand Architecte du Ciel et de la Terre, fontaine et source de tout ce qui est bien[6]».

Gottfried Wilhelm Leibniz en parle dans son Discours de Métaphysique, suivi de Monadologie et Autres textes, ainsi que Locke à la même époque. Ils considèrent notre existence, comme la preuve que quelque être réel existe ; en effet, si le non-être ne peut rien produire, alors il y a un être qui existe de toute éternité. Il résulte de la perfection suprême de Dieu, qu’en produisant l’univers il a choisi le meilleur plan possible. La philosophie newtonienne de son côté, sans élucider le mystère, avance aussi l’hypothèse de la perfection suprême de Dieu, et qu’en «produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible ». Or, qui crée un plan, sinon un architecte ?[7]

Le GADLU est le signifiant de Grand Architecte De l’Univers, mais aussi de Grande Architecture De l’Univers. Dans la première acception, il y a personnification en une entité, manifestant une volonté particulière. Cette entité pouvant être «transcendante», c’est-à-dire extérieure à l’Univers, ou pouvant être «immanente», c’est-à-dire constitutive de l’Univers. En d’autres termes, pour certains, Dieu est créateur et extérieur au monde, pour d’autres, Dieu est le monde et son propre créateur. Dans la deuxième acception, il s’agit de l’architecture de l’univers, sans manifestation d’une volonté particulière. Dans ce «principe créateur», les évènements ne surviennent que si, et seulement si, les conditions nécessaires sont réunies et maintenues durablement. En d’autres termes, la GADLU est le signifiant d’un «ordre des possibles», de ce que peut l’univers, et non de ce qu’il veut. Pour autant ces deux acceptions ne sont pas inconciliables, mais cela demande, dans un esprit de concorde, d’accepter l’idée que dans un ordre des possibles, ne manifestant aucune volonté particulière, puisse apparaître une entité qui consciente d’elle-même, manifeste sa volonté particulière, dans le respect de l’ordre des possibles. Ainsi par sa connaissance de l’ordre des possibles, cette entité aurait la capacité de potentialiser tous les possibles, si et seulement si, elle sait en réunir et en maintenir les conditions nécessaires. L’humain est déjà une entité de cette nature, mais on peut imaginer qu’à un plus haut degré de conscience, celui d’une humanité toute entière, un autre type de volonté puisse se manifester. C’est à ce degré que se situe la notion d’Adam kadmon[8].

Le concept de Grand Architecte de l’Univers, utilisé dans la Franc-Maçonnerie est une métaphore, qui lui est propre.

GADLU, c’est le nom par lequel les francs-maçons désignent l’esprit supérieur qui préside aux destinées de l’univers, il signifie la présence de «toutes les possibilités particulières contenues en harmonie avec l’Être universel». Ce symbole permet aux francs-maçons de s’associer dans une même pensée au-delà des croyances diverses et de tout courant religieux. Les francs-maçons, dans un souci œcuménique, voulant dépasser les oppositions religieuses du XVIIe  et XVIIIe siècles ont substitué au terme Dieu, le terme générique du Grand Architecte de l’Univers, donnant à ce substitut un aspect plus accessible pour le maçon spéculatif et associant l’acte humain terrestre à une pensée céleste. La référence au GADL’U fut largement polémique dans l’histoire mouvementée de la Franc-Maçonnerie. Pour l’écrasante majorité des loges et des obédiences anglo-saxonnes, et de fait les loges traditionnelles travaillant selon leurs rites en France, GADL’U est équivalent à Dieu  («Que la croyance en le Grand Architecte de l’Univers et en Sa volonté révélée soient une condition essentielle de l’admission des membres»).

Aux Rite d’York et Rite Standard d’Ecosse, le rituel procède sans ambiguïté d’une liturgie des textes bibliques, comprenant certains de ses  éléments comme la bénédiction patriarcale ou l’invocation divine à protéger les travaux. L’ouverture des travaux au Rite Ecossais Ancien et Accepté  traditionnel, au Rite Ecossais Rectifié et var. Rite Français prescrit l’ouverture, voire la lecture de la Bible à l’évangile de Jean ; pour mémoire : «Au commencement était le logos, et le logos était tourné vers Dieu, et le logos était Dieu.» Ici, la référence déiste est sans nuance.

Les obédiences adogmatiques, voire certaines dites régulières, ont adopté la référence à un principe créateur, ordonnateur, désigné sous le vocable Grand Architecte de l’Univers, n’exigeant plus nécessairement l’admission de sa volonté révélée dans la Bible. Ainsi, le GADLU, associé à l’univers intelligent des physiciens et astrophysiciens, convient autant aux athées qu’aux croyants en Dieu personnifié ou trinitaire : «le symbolisme du Grand Architecte est celui d’une question sur les rapports de l’homme au Cosmos ouverte par le développement des sciences et non d’une réponse dogmatique alignée sur le fait religieux».

Dans les Constitutions d’Anderson, conçu comme un symbole de l’intelligibilité de l’univers par l’esprit humain à travers le langage commun de la géométrie, le GADLU se voulait une représentation du Dieu non révélé de la «religion naturelle» (un «théisme expérimental») à laquelle Newton et Desaguliers aspiraient, parce qu’elle était susceptible de réunir «les hommes de bien et loyaux». La démonstration historique et symbolique de cette intention est approfondie par Michel Koenig dans son ouvrage Le Gadl’u, le Grand Architecte ET L’Univers, T2[9].

Lors du Convent de 1877, le pasteur Frédéric Desmons emporte l’adhésion d’une majorité qualifiée du convent du GODF pour modifier l’article 1er, en supprimant l’obligation de croire en Dieu. Pour les Loges très laïques, l’invocation de cette référence a été remplacée par une invocation aux progrès de l’humanité.

Le Christ est mentionné comme «Grand Architecte de l’église» par le pasteur Anderson.

Pour Jean-Théophile Désaguliers, Dieu-géomètre est l’être qui«régit toutes choses, et non comme une sorte d’âme du monde, mais comme un maître au-dessus de tout ; et c’est à cause de son pouvoir qu’il faut qu’on l’appelle pantocratòr (παντοκρατωρ)». Le Christ pantocrator est une figuration privilégiée de l’art byzantin qui montre le Christ en buste, tenant le livre des Saintes Écritures dans la main gauche et levant la main droite dans un geste d’enseignement codifié qui invite à la vie éternelle (voir l’illustration de l’article).

Les enluminures des Bibles moralisées dites de Vienne[10] (à gauche 1179, à droite 2554), illustrent le Pancréator (le GADLU ?) pointant un compas[11] qui s’appuie sur un centre dit ontologique ou principiel, celui à partir duquel le rayon va «rayonner» sur le cercle. Un point (parmi d’autres) engendré sur ce cercle va donner naissance à une manifestation (parmi d’autres) qui ne sera qu’une des possibilités d’expression du centre. Ce centre est relié à la manifestation par le rayon producteur de cette manifestation, composée de substance et d’essence. En simplifiant, nous comprenons que la substance va s’analyser comme la matière et l’essence se rapprochera de la notion d’esprit, l’amour du prochain formant la mesure de toute chose.

Les Kabbalistes disent Aïn-Soph, horizon de l’éternité ; les philosophes agnosticistes l’Inconnaissable ; les spiritualistes et les religieux Dieu ; les francs-maçons GADLU. Les uns s’appuient sur la raison humaine en indiquant sa limite, les autres sur la révélation et sur la foi ;  certains, même, admettant le concept de Dieu, ne se sont pas embarrassés dans les difficultés car, pour eux, le vivant et la nature sont Dieu et Dieu c’est la nature, ce sont les panthéistes comme Spinoza.

Le très plaisant Dialogue sur le Grand Architecte de l’Univers entre deux interlocuteurs imaginaires, Théophile et Philon, tous deux francs-maçons du Rite écossais Ancien et Accepté,[12] conclut avec Théophile : « Ne pourrait-on pas dire du symbole en général, et de celui-ci en particulier [GADLU], ce qu’Héraclite disait du «dieu dont l’oracle est à Delphes» : il  ne parle pas, il ne dissimule pas, il indique».


[1] Plutarque, œuvres morales, Propos de table (symposiaques) Livre I. VIII.2 « Un architecte ne donne pas la préférence à la pierre d’Attique ou de Laconie sur la pierre d’une autre contrée… Voyez aussi Dieu, que notre Pindare appelle l’ouvrier par excellence» : <http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/propos1.htm>

[2] De la Nature des dieux, Livre second, Paragr. XXXV-90, p. 45 : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5860892k/f85>

[3] Le premier tome de l’architecture de Philibert de L’Orme conseillier et aumosnier ordinaire du Roy, Épitre aux lecteurs : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85636g/f13.item>.

[4] Étienne Hermant, auteur de 1717. Nous tenons Loge ce soir. : Le chapelain de la Loge Saint-Paul, 2019.

[5] datant de 1710

[6] P.13 : < www.le-ritdefrance.com/wp-content/uploads/LE-MANUSCRIT-DUMFRIES-1710.pdf >

[7] <freimaurerei.ch/fr/le-gadlu-dogme-ou-libre-interpretation/>

[8] J. Hautefort,  L’axe théurgique de la Franc-Maçonnerie : <hautsgrades.over-blog.com/article-l-axe-theurgique-de-la-franc-maconnerie-112564117.html>

[9] <lebandeau.eu/boutique/boutique/livres/collections/pollen-maconnique/le-gadlu-le-grand-architecte-de-lunivers-tome-2-michel-konig/>

[10] Datant du début du XIIIe siècle : <fr.wikipedia.org/wiki/Bible_moralisée_de_Vienne_1179>

[11] Le compas, pour les rites déistes, représente la divinité ou le GADLU, le principe créateur universel, tout ce qui échappe à l’homme comme le ciel qui est imposé à l’homme (si clairement illustré par William Blake, The Ancient of Days, frontispice de Europe a Prophecy).

[12] p.119, Revue Points de vue initiatiques n°26, 1972

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».
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