mer 17 décembre 2025 - 08:12

Les secrets oubliés des premiers Juifs initiés en Angleterre

Dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles, être Juif, c’est encore porter la marque d’un retour fragile après l’expulsion, et avancer au milieu de barrières civiles, de préjugés sociaux, de soupçons religieux. À rebours des fantasmes, l’étude de John M. Shaftesley (Quatuor Coronati Lodge) montre, archives à l’appui, comment la franc-maçonnerie anglaise devint pour certains une porte latérale vers la cité. Ni paradis ni complot, mais un atelier où l’universel d’Anderson se mesure aux hommes, à leurs noms, à leurs dates, à leurs combats.

Hanouka, la « Fête des lumières »

Certains sujets, comme les relations entre les Juifs et la franc-maçonnerie, sont souvent entourés de mythes, de stéréotypes et de théories conspirationnistes. Pour clarifier ces questions, il est préférable de s’appuyer sur des sources historiques et archivistiques vérifiées plutôt que sur des réactions émotionnelles. Or, la meilleure manière de dissiper les brumes n’est pas de s’indigner, mais de rallumer les lampes, une à une, à hauteur d’archives – comme on allume les lumières en cette période d’Hanoucca pour chasser l’obscurité.

C’est précisément l’ambition de la grande tradition de recherche maçonnique anglaise

Quand la Quatuor Coronati Lodge n°2076*, première loge de recherche au monde, choisit l’école des preuves plutôt que les histoires “imaginatives”, elle invite à une ascèse simple : revenir aux textes, aux registres, aux minutes, aux dates.

Dans Ars Quatuor Coronatorum (AQC), volume 92 (année 1979, publié en 1980), Bro. John M. Shaftesley livre ainsi une étude devenue classique : “Jews in English Freemasonry in the 18th and 19th Centuries”, un travail consacré aux premiers pas, puis à l’essor, de la présence juive dans la maçonnerie anglaise des XVIIIe et XIXe siècles.

D’un bannissement à une porte entrouverte : le décor so british

Pour comprendre ce que signifie, au XVIIIe siècle, « entrer en Loge » lorsqu’on est juif en Angleterre, il faut regarder l’état civil avant de regarder le rite.

L’Angleterre a connu l’expulsion des Juifs en 1290 (édit d’Édouard Ier). Le retour ne se fait pas par un grand acte solennel, mais par une réinstallation progressive, où le rôle de Cromwell est décisif au milieu du XVIIe siècle (1656 est la date fréquemment retenue pour la réadmission).

QC-Members-Jewel

Ce rappel n’est pas anecdotique

Il dit une chose essentielle : les Juifs qui apparaissent ensuite dans les premiers registres maçonniques ne sont pas « déjà chez eux » dans la nation. Ils vivent une intégration lente, souvent entravée, au milieu de préjugés religieux et sociaux. La Loge n’est pas un monde parallèle, mais un espace de respiration dans un monde qui serre.

Et ce qui rend possible cette respiration tient dans une formule fondatrice de 1723. Les Constitutions d’Anderson affirment qu’on n’oblige plus les maçons à la religion d’un pays, mais à “cette Religion sur laquelle tous les hommes s’accordent”, afin que la maçonnerie devienne “centre d’union”.
Ce passage n’est pas une baguette magique : il n’abolit pas les préjugés. Il trace toutefois une ligne de principe, et cette ligne va compter.

Les années 1720 – 1730 : les premiers noms, la première épreuve

Vue du Goose and Gridiron, lieu ou fut fondée la Première Grande Loge d’Angleterre et de Westminster

John M. Shaftesley montre que des Juifs apparaissent très tôt dans l’environnement de la Grande Loge dite “Moderne” (1717), et dans des loges londoniennes où la sociabilité urbaine, commerçante, cosmopolite, facilite des proximités que la loi et les mœurs ne consacrent pas encore.

On observe un fait significatif : les premiers ne sont pas un bloc homogène, mais souvent des Sépharades (réseaux ibériques, néerlandais, méditerranéens) et, plus tard, des Ashkénazes venus des mondes germanophones et d’Europe de l’Est. Cette diversité interne est capitale, car elle interdit la caricature. L’histoire des Juifs dans la maçonnerie anglaise est aussi une histoire de langues, de métiers, de degrés d’assimilation, de piété vécue différemment.

Un exemple particulièrement parlant, parce qu’il touche à la culture autant qu’à l’initiation : Moses Mendez (c. 1690–1758), poète et dramaturge d’origine juive, est attesté comme franc-maçon et associé à la vie de la Grande Loge au XVIIIe siècle.

Ce détail vaut symbole

La Loge, à Londres, n’est pas seulement un refuge pour la finance ou le commerce. Elle est aussi un carrefour de plume, de scène, de sociabilité éclairée.

Faut-il idéaliser ? Non. Même au sein des loges, l’égalité proclamée se heurte à des réflexes sociaux. Le principe andersonien n’efface pas d’un trait les habitudes chrétiennes de langage, ni certaines crispations. Mais il offre un cadre pour arbitrer, pour déplacer, pour “travailler” le préjugé au lieu de s’y soumettre.

1753 : la société anglaise recule, la Loge continue d’avancer

Capture d’écran – source https aba.org.uk

L’année 1753 est un révélateur. Le “Jew Bill” (Jewish Naturalisation Act) est voté, puis violemment contesté, avant d’être rapidement abrogé.
C’est l’Angleterre au miroir d’elle-même : capable d’ouverture, mais promptement ramenée en arrière par la peur et la rumeur.

Dans ce contexte, la franc-maçonnerie ne devient pas un “contre-État”. Elle fait autre chose, plus discret et plus profond : elle habitue des hommes qui ne se seraient peut-être jamais appelés Frère à se regarder autrement. C’est lent, imparfait, inégal, mais réel. Et c’est justement ce que l’histoire documente quand elle descend au niveau des registres, des affiliations, des carrières.

XIXe siècle : émancipation civique et visibilité maçonnique

Le XIXe siècle change la donne. L’émancipation des Juifs en Grande-Bretagne se fait par étapes, jusqu’au tournant décisif de 1858 (Jews Relief Act), qui permet notamment à Lionel de Rothschild de siéger effectivement à la Chambre des communes après de longues années de blocage sur la question du serment.

Sir Moses Haim Montefiore

Là encore, le lien avec la maçonnerie est moins celui d’un “complot” que celui d’un climat culturel : plus l’espace public s’ouvre, plus la présence juive devient visible dans les institutions, y compris maçonniques.

Et c’est ici que se dresse une figure-axe, presque un pilier de porche tant son nom relie philanthropie, respectabilité anglaise et action internationale : Sir Moses Montefiore. Les sources rappellent qu’il devient franc-maçon en 1812 (Moira Lodge n°92).

Sir Moses Montefiore incarne une idée très anglaise

La charité comme responsabilité, l’influence comme devoir. Et, sur le plan initiatique, il incarne surtout une évidence : la fraternité n’a de sens que si elle se traduit. Il ne suffit pas de proclamer l’universel, il faut le faire passer dans des actes, des secours, des interventions, une diplomatie de l’humanité.

Freemasons’ Hall

Ce que l’initiation change vraiment : du “Juif” abstrait à l’homme nommé

On comprend alors ce que John M.Shaftesley, et plus largement la méthode Quatuor Coronati, viennent contredire avec force : la fabrication d’un « Juif » abstrait, silhouette commode des fantasmes. L’archive, au contraire, rend des visages, des biographies, des appartenances concrètes. Elle fait tomber le masque de la généralité.

Et c’est une leçon initiatique. Car l’initiation, au fond, ne demande pas d’aimer “l’humanité” en bloc. Elle demande de reconnaître un frère en particulier. D’abolir l’idole mentale pour rencontrer une personne.

Jerusalem_-_Temple_de_Salomon

Le Temple de Salomon : quand la présence juive est aussi une présence de mémoire

Il faut enfin évoquer un point que les débats oublient souvent : la présence juive dans l’univers maçonnique ne se réduit pas à des admissions. Elle est aussi une présence de mémoire, parfois indirecte, mais structurante.

Laurence Dermott (Ahiman Rezon)

Le symbole central du Temple de Salomon, si vivant dans l’imaginaire maçonnique, a connu au XVIIe siècle un extraordinaire médiateur : Rabbi Jacob Judah Leon**, qui réalisa un modèle du Temple, exposé notamment à Londres en 1675, et dont l’influence réapparaît au XVIIIe siècle, notamment via Laurence Dermott (Ahiman Rezon).
Que Leon ait été ou non franc-maçon importe moins ici que le fait suivant : la maçonnerie anglaise, en travaillant le Temple, travaille aussi une matière biblique et hébraïque. Elle s’adosse à une mémoire d’Israël, mais la transpose en langage moral, en architecture intérieure.

Voilà un renversement précieux : le Temple n’est pas “pris” au judaïsme, il est reçu comme un héritage commun, puis converti en outil de construction de soi. C’est l’un des lieux où la symbolique maçonnique peut devenir un antidote à l’appropriation agressive : on n’arrache pas, on hérite, on élève, on universalise sans effacer.

Que disent, au total, John M.  et l’école Quatuor Coronati ?

  1. Les Juifs sont présents tôt dans la maçonnerie anglaise, surtout à Londres, dans le sillage d’une sociabilité urbaine et éclairée.
  2. La maçonnerie n’est pas une utopie : elle porte des tensions, des maladresses, parfois des rejets.
  3. Mais elle dispose d’un principe, explicite dès 1723, qui permet de travailler ces tensions : “religion commune”, “centre d’union”, amitié possible entre ceux que l’époque sépare.
  4. Enfin, l’émancipation civique du XIXe siècle (1858 en jalon majeur) élargit naturellement la visibilité des Juifs dans les loges, comme dans le pays.

Il reste, bien sûr, beaucoup à dire. Notamment sur les différences entre loges londoniennes et provinces, sur les trajectoires sociales (banquiers, artisans, savants), sur l’effet des vagues migratoires, et sur la manière dont l’antisémitisme “social” pouvait s’insinuer même là où l’on se disait fraternel.

Mais une chose est acquise dès que l’on accepte la discipline des sources : l’histoire des premiers Juifs en franc-maçonnerie anglaise n’est pas un récit de coulisses. C’est un récit de seuils. D’hommes réels qui franchissent des portes réelles. Et d’une institution qui, sans être parfaite, a parfois su faire ce que les États tardaient à accomplir : reconnaître, dans l’autre, non une religion à tolérer, mais un visage à saluer.

Au bout du compte, ce que révèle cette histoire n’est pas l’ombre, mais le seuil. Les premiers ne sont pas un bloc, encore moins un mythe. Ce sont des trajectoires, des initiations, des minutes de loge, des visages qui prennent place, parfois à contre-temps de la société. Et c’est peut-être cela, la leçon la plus maçonnique : la fraternité n’existe pas dans les déclarations, elle se vérifie dans l’accueil concret.

Quand l’époque enferme, l’Ordre, lui, tente d’ouvrir. Non pour effacer les différences, mais pour apprendre à les faire tenir ensemble, sous la même voûte étoilée.

Quatuor Coronati Lodge N° 2076
Quatuor Coronati Lodge N° 2076

*La Quatuor Coronati Lodge No. 2076 est la première et la plus prestigieuse loge de recherche maçonnique au monde, fondée en 1884 par neuf francs-maçons à Londres et consacrée en 1886 sous la charte de la United Grand Lodge of England (UGLE).

UGLE

Elle adopte une approche fondée sur des preuves pour étudier l’histoire et les traditions de la franc-maçonnerie, et publie annuellement les Ars Quatuor Coronatorum (AQC), un ouvrage annuel de référence contenant ses transactions et recherches.

Cette Respectable Loge se réunit au Freemasons’ Hall, situé à Great Queen Street à Londres, et attire des membres reconnus comme « réguliers » par UGLE du monde entier intéressés par la recherche.

** Pour en savoir plus sur Rabbi Jacob Judah Leon, on consultera utilement l’ouvrage de Yonnel Ghernaouti, Pourquoi les francs-maçons veulent-ils reconstruire le Temple ? (Dervy, 2023), p. 27 et 28.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.
Article précédent

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES