lun 15 décembre 2025 - 21:12

Rationnellement, l’étrange…

Avec Grand manuel de parapsychologie scientifique, Renaud Evrard, Claude Berghmans et Paul-Louis Rabeyron s’avancent là où tant de discours trébuchent. Ils n’ornent pas l’étrange, ils l’examinent. Entre invariants culturels, clinique des expériences exceptionnelles et exigence expérimentale, ils dessinent une voie rare où la curiosité n’abolit jamais la rigueur. Nous lisons cette somme comme un exercice de discernement, presque un travail d’atelier, tant elle nous oblige à séparer le fait du récit, le vertige de la preuve, l’intuition de la projection.

Il arrive parfois qu’un livre prenne la forme d’un geste presque rituel, non pas pour sacraliser un objet, mais pour remettre de l’ordre dans une zone de brouillard où l’imaginaire, la rumeur, la peur et l’espérance se disputent la même place. Renaud Evrard, Claude Berghmans et Paul-Louis Rabeyron proposent avec ce Grand manuel de parapsychologie scientifique une entreprise de désembrouillage, ample, patiente, obstinée, qui refuse deux facilités également commodes, l’adhésion béate au merveilleux et le scepticisme de posture qui se croit rationnel parce qu’il se dispense d’examiner. Le volume revendique cette ambition d’embrasser un champ vaste, de croiser les disciplines, de faire communiquer les langages, et de tenir ensemble la culture des faits et la pudeur devant l’inexpliqué, dans une somme de grande ampleur dont la pagination varie selon les éditions.

Ce qui frappe d’abord, au-delà des débats habituels, c’est la manière dont l’ouvrage installe une éthique du discernement

Nous reconnaissons là une exigence très proche de la pédagogie initiatique, non parce qu’elle flatterait quelque goût du secret, mais parce qu’elle apprend à distinguer, à séparer, à éprouver, à ne pas confondre la pierre et son reflet. Il y a des récits, des vécus, des effractions intimes, des coïncidences qui donnent le vertige, et il y a la tentation d’en faire trop vite une preuve, une doctrine, un drapeau. Or le livre ne méprise jamais l’expérience humaine. Il la traite comme une matière première, précieuse et dangereuse, qui demande d’être taillée, mesurée, replacée dans des cadres d’interprétation où l’erreur est possible, où l’illusion est fréquente, où la souffrance aussi peut se loger. Cette attitude, à nos yeux, vaut déjà comme leçon, car elle rappelle qu’aucun phénomène, même étrange, ne dispense d’une ascèse intérieure, celle qui consiste à accepter la lenteur de la preuve, la difficulté du tri, l’humilité devant ce qui résiste.

Parapsychologie, un chercheur qui cherche…

La force de ce manuel tient à une idée simple, mais lourde de conséquences, qui traverse sa démarche comme un fil conducteur

Nous pouvons chercher des invariants, repérer ce qui se retrouve d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre, non pour conclure hâtivement à l’existence d’un “autre monde”, mais pour comprendre comment l’humain fabrique, transmet, transforme et parfois endure l’extraordinaire. Nous pouvons aussi écouter la clinique des expériences dites exceptionnelles, en considérant la subjectivité non comme un défaut à éliminer, mais comme un territoire à explorer avec méthode, et surtout avec tact. Nous pouvons enfin tenter l’épreuve expérimentale, celle qui met le phénomène au défi d’apparaître dans des conditions contrôlées, et qui oblige la pensée à préciser ce qu’elle entend, ce qu’elle mesure, ce qu’elle infère. Cette triple exigence, culturelle, clinique, expérimentale, dessine une architecture de travail qui rappelle le chantier maçonnique, où l’intuition n’est pas bannie mais orientée, où la symbolique n’est pas un refuge mais un outil, où la raison n’est pas un glaive mais une règle, une équerre, un instrument de rectitude.

À mesure que nous avançons dans cette matière, une question sourde devient centrale

Que cherchons-nous exactement quand nous parlons de “psi” et pourquoi ce mot attire-t-il autant d’images parasites. Le manuel fait sentir, sans dogmatisme, que la parapsychologie n’est pas un folklore, mais une zone de tension entre reconnaissance et disqualification, où les erreurs historiques, les récits sensationnalistes, les récupérations idéologiques ont souvent pris la place des résultats réels.

Nous comprenons alors que l’enjeu n’est pas seulement de “prouver” ou de “réfuter”, mais de restaurer les conditions mêmes d’un débat digne, où la critique ne soit pas une moquerie, où l’ouverture ne soit pas une crédulité. C’est ici que la lecture prend, pour nous, une coloration initiatique. Le livre ne promet pas une illumination. Il propose une discipline. Il ne vend pas un pouvoir. Il reconduit à l’effort. Il n’offre pas une certitude confortable. Il apprend à habiter l’incertitude sans se dissoudre en elle.

Dans cette perspective, la distinction entre une expérience vécue comme extraordinaire et un phénomène réellement attribuable à une anomalie psi devient décisive

Nous savons combien l’esprit humain est capable d’élaborer, de combler, de relier, parfois avec une puissance poétique bouleversante, parfois avec une violence qui déstabilise. Le manuel n’humilie jamais ces récits. Il les traite comme des faits psychiques et sociaux, et c’est déjà une manière de leur rendre justice. Il rappelle que l’écoute, l’accompagnement, la compréhension des cadres culturels et des vulnérabilités individuelles comptent autant que les chiffres et les protocoles.

Là encore, une résonance maçonnique se lève, car nous reconnaissons ce que signifie accueillir une parole sans l’absorber, la respecter sans l’avaliser, la protéger sans la mythifier

Lorsque l’ouvrage aborde l’expérimentation, il change de texture, comme si la phrase devait se serrer un peu plus près du monde mesurable. Nous sentons que la parapsychologie expérimentale se heurte à des obstacles spécifiques, parce que le phénomène, s’il existe, semble dépendre de conditions humaines, d’états de conscience, d’interactions fines, et parce que le moindre biais méthodologique devient une porte ouverte à la critique. Le livre ne contourne pas cette difficulté. Il la met au centre, et nous y voyons une invitation à la probité intellectuelle, cette vertu rare qui consiste à préférer une hypothèse moins séduisante mais mieux étayée à une explication flamboyante mais fragile. Il y a, dans cette probité, quelque chose d’une morale de l’atelier, où l’on ne triche pas avec la mesure, parce qu’une pierre mal taillée compromet l’édifice entier.

Vient ensuite la question des théories…

Et nous découvrons ici un autre mérite du manuel. Il ne se contente pas de dresser un état de la recherche, il montre qu’un champ peut être contesté et néanmoins théorisable, qu’il peut être polémique et cependant intelligible. L’ouvrage fait apparaître des tentatives de modélisation, des manières de penser ce que serait un transfert d’information, une interaction psychokinétique, des liens hypothétiques entre conscience, matière et information, sans céder à la facilité du jargon, ni à la tentation de plaquer des mots prestigieux sur des inconnues. Nous apprécions cette retenue, parce qu’elle garde la pensée ouverte tout en la maintenant responsable.

Le rapprochement avec les neurosciences, puis l’ouverture vers la spiritualité et la culture, achèvent de donner à l’ensemble une portée qui dépasse largement le seul cercle des amateurs de paranormal. Ce livre parle, au fond, de notre rapport au réel, de la manière dont une civilisation autorise ou interdit certains récits, de la façon dont des expériences singulières deviennent des symptômes, des croyances, des œuvres, des blessures, parfois des chemins. Et c’est là que notre lecture, volontairement maçonnique, trouve sa pleine matière. Car l’initiation n’est pas une collection de réponses, c’est une éducation du regard. Elle nous apprend à supporter que tout ne se laisse pas réduire, sans pour autant idolâtrer le résidu. Elle nous apprend à travailler la frontière, non pour s’y perdre, mais pour y affûter le sens de la limite. Le manuel, dans son exigence transdisciplinaire, nous semble participer de cette même école intérieure, où la lumière n’est pas une croyance, mais une conquête progressive sur le brouillard des approximations.

Les trois coordinateurs de l’ouvrage incarnent, chacun à sa manière, cette tension féconde entre clinique, recherche et réflexion

Renaud Evrard, maître de conférences HDR en psychologie à l’Université de Lorraine, travaille depuis des années sur la psychopathologie clinique et sur les expériences exceptionnelles, avec une attention particulière aux zones où la souffrance, le sens et l’étrange se nouent.

Claude Berghmans-Laboratoire-InterPsy

Claude Berghmans, chercheur associé au laboratoire Interpsy de l’Université de Lorraine, inscrit ses travaux à l’intersection de la psychologie, des approches intégratives, de la spiritualité et des terrains parapsychologiques, avec cette sensibilité de praticien-chercheur qui refuse les caricatures.  

Paul-Louis Rabeyron, professeur à l’Université catholique de Lyon, apporte une profondeur supplémentaire, en articulant les enjeux de la clinique, de la conscience et des représentations, et en assumant que ces questions touchent aussi la culture, donc notre manière de dire l’humain.

Renaud-Evrard-Laboratoire-InterPsy-EA

Pour situer brièvement quelques repères bibliographiques, nous pouvons rappeler que Renaud Evrard a notamment publié Phénomènes inexpliqués chez HumenSciences en 2023, texte qui explore déjà la zone trouble où se rencontrent témoignages, controverses et recherche, et qu’il a aussi travaillé sur les expériences de fin de vie et les récits de seuil avec Aux frontières de la mort.  

Côté Claude Berghmans, ses publications et travaux accessibles montrent un intérêt constant pour les articulations entre santé mentale, spiritualité, et phénomènes limites, dans une perspective de psychologie de la santé et de recherche.

Paul-Louis Rabeyron – source Vertical Project

Quant à Paul-Louis Rabeyron, il apparaît également comme contributeur à des travaux de sciences humaines autour des pratiques et représentations aux marges de la médecine, ce qui éclaire, par contraste, la prudence du manuel face aux amalgames contemporains.

Au terme de cette lecture, ce qui demeure n’est pas une thèse à brandir, mais une discipline à garder

Parapsychologie, un chercheur qui a trouvé ?

Nous ressortons avec une sensation rare, celle d’avoir été accompagné dans un territoire controversé sans jamais être pris en otage, ni par le sensationnel, ni par la dérision. Ce Grand manuel de parapsychologie scientifique nous paraît ainsi offrir, à qui veut travailler sérieusement la question, un double viatique. D’une part, une cartographie rigoureuse qui rend à la parapsychologie ce que les caricatures lui ont confisqué, la possibilité d’être discutée avec exactitude. D’autre part, une leçon de méthode qui dépasse le sujet, et qui touche à une vertu fondamentale de l’esprit initié, apprendre à penser sans se mentir, apprendre à douter sans se dessécher, apprendre à chercher sans se payer de mots.

Et si la leçon la plus précieuse n’était pas de trancher, mais d’apprendre à tenir la frontière. Dans ce livre, l’invisible cesse d’être une promesse ou un épouvantail pour devenir une question tenue droite, à la fois humaine et méthodique. Nous y gagnons moins une certitude qu’une tenue intérieure, celle qui préfère l’examen à l’incantation, la probité à l’emportement, et qui rappelle, silencieusement, que toute quête digne de ce nom commence par la maîtrise de soi.

Grand manuel de parapsychologie scientifique

Renaud Evrard, Claude Berghmans, Paul-Louis Rabeyron (dir.)

Dunod, 2025, 648 p., 52 € numérique 39,99 €

Dunod – une page d’avance, le SITE

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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