« Nulle part ne ferme les grandes routes, il y a des sentiers divers, ceux qui franchissent cet obstacle parcourent librement l’univers »
Mumon-kan

Les habitants de la Somme avaient d’abord considéré le petit bonhomme souriant avec défiance. Pas méchamment, mais à la manière des paysans qui savent qu’il n’y a rien à attendre de bon de ce qui vient d’au-delà de l’horizon cerné ou deviné par le regard.
Puis, peu à peu, ils l’avaient intégré dans leur paysage mental, ne prêtant plus attention à ce qui avait soulevé leur inquiétude. Personne ne disait plus : « tiens, j’ai vu « l’english » traîner du côté du cimetière ». Dans le fond, il avait bien le droit de s’intéresser aux cimetières, même si le bistrot semble un lieu plus fréquentable !
Un jour, le petit bonhomme si soigné de sa personne, dans un moment d’abandon, d’égarement ou de dépression, leur a dit qu’il n’avait aucune affection particulière pour les cimetières, mais qu’il était à la recherche du lieu où son fils avait été enterré, victime de la plus abominable guerre civile européenne en « 14-18 », comme on dit. Dans sa recherche vaine, il venait de prendre conscience que « le livre de la jungle » était celui des tranchées et non ce monde merveilleux où les animaux et Mowgli cohabitaient harmonieusement. Son fils était bien mort, tué sans doute par un autre enfant qui aurait pu lire la traduction de ses nouvelles ou de kim en allemand. L’absurdité absolue à l’état brut !
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie,
Et sans dire un mot, te mettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties,
Sans un geste et sans un soupir,
Tu seras un homme mon fils ».

Paradoxe insensé où il donne des conseils à ce fils mort dans la Somme en 1915, tout en pensant aussi à sa fille aînée décédée aux États-Unis durant l’hiver 1899. Rudyard Kipling est un homme entouré de fantômes et de culpabilité. En effet, son fils ayant des problèmes visuels, il va faire jouer ses nombreuses connaissances pour que, pistonné, il puisse participer à la guerre ! Au-delà de l’apparence légère et amicale, c’est à une véritable traversée de « la nuit obscure » d’un st. Jean de la croix que Kipling affrontera jusqu’à la fin de sa vie. Bien que d’une tradition religieuse
différente, nous pouvons en effet rapprocher les expériences, quand Jean de la croix écrit : « c’est ce que l’âme dont il s’agit ici, rend par cette expression d’angoisses d’amour enflammé. En tout ce qui se présente, que ce soient des pensées qui l’assaillent, des affaires qui le reclassent, des devoirs quelconques qui l’appellent, elle aime avec ardeur, elle désire douloureusement. En tout temps, en tout lieu, ce désir de torture, il ne lui laisse aucun repos. Sans relâche, elle souffre de cette blessure, elle éprouve ce désir embrasé, tourment que le saint homme job exprimait en ces termes : « le cerf soupire après les ombrages comme le mercenaire attend la fin de son travail, ainsi j’ai compté des mois vides de repos et des nuits pleines de tourments. Si je dors, je demande « quand me lèverai-je ? ». Puis de nouveau j’attends le soir et je serai rempli de douleurs jusqu’aux ténèbres » (Job 7, 2-4) ». Tout paraît resserré à cette âme qui ne tient plus à elle-même et qui a perdu toute espérance de retour à la lumière et aux biens spirituels.

Pourtant Kipling avait comme on dit « tout pour être heureux » : fils d’un artiste devenu conservateur du musée de Lahore et d’une mère alliée à l’intelligentsia de son temps, il naît avec des fées autour de son berceau. A cela, il fallait ajouter l’environnement : né à Bombay, il découvre la vie à-travers la diversité d’un monde de couleurs, de sons et d’odeurs. Il en sera marqué à jamais : il sera un anglo-indien pour l’éternité. Mais à six ans il est éloigné du paradis : on l’envoie recevoir des rudiments d’éducation (plus sociale que pédagogique) dans un pays étrange qu’on appelle Grande-Bretagne ! Les onze ans de séparation avec l’Inde qui suivirent, marquèrent Rudyard d’une façon terrible, moralement, effectivement et physiquement. On en retrouve trace dans certains romans comme « the light that failed » (la lumière qui s’éteint). Ses études furent courtes et il n’entra dans nulle université. Mais à 17 ans, ô bonheur ! Il retourne aux Indes et devient journaliste à la « civil and military gazette » de Lahore. Plus tard, il deviendra rédacteur en chef-adjoint au « pioneer » d’allahabad et le restera jusqu’à son retour en europe en 1888. Durant six ans, il accumule l’immense trésor de légendes qu’il traduira dans ses œuvres, pour notre joie.
Après 1888, Kipling voyage beaucoup et se fixe en Amérique du nord durant plusieurs années. Il est marié et a des enfants. C’est alors qu’il produit ses chefs-d’oeuvres : le premier et le second « livre de la jungle ». En 1896, il regagne l’europe et s’installe définitivement en Angleterre, dans le surrey, qu’il ne quittera plus que pour des courts voyages en amérique et en Afrique du sud, où l’épopée des boers le fascine. Il y rencontrera un certain Baden Powell : maçonnerie et scoutisme vont se découvrir des affinités et un idéal commun !

Dans un monde qui change, il ne reconnaît plus sa chère « mother india », lui qui fut pourtant par le passé le chantre de la présence coloniale britannique (le fameux « fardeau de l’homme blanc » !), mais dont le cynisme et l’impérialisme brutal, méprisant à l’égard des « natives », qui s’affiche désormais le révulse, lui qui était paternaliste et qui sent, à juste titre, que les combats pour l’indépendance couvent sous la braise. L’Inde va bientôt se reconnaître dans la révolte pacifique de Gandhi, avant un durcissement de la lutte. Kipling exprime son inquiétude dans son célèbre poème « recessional ». Incompris, il continue à vivre pour les jeunes et se replie, se recroqueville, dans le monde magique de l’enfance, plus la folie des hommes croît. Juste avant sa mort, il publie une discrète autobiographie : « something of myself » (« quelque chose de moi-même »), où il fait un bilan courageux et clairvoyant d’une existence qui ne fut marquée que par des drames familiaux et ce qu’il considérait comme des échecs, par exemple d’être plus journaliste qu’écrivain, comme il disait « the story before the point » (« l’histoire avant la signification »). On le comparera parfois à aAbert Camus et à sa nostalgie de l’Algérie perdue. Pourtant Kipling obtient le prix nobel de littérature en 1907 alors qu’il est très jeune pour cet honneur. Il devient une légende qui porte sa gloire comme un fardeau. Quelques temps avant sa mort, il fera un discours à la « royal society » (berceau de la franc-maçonnerie) où il expliquera qu’un écrivain n’a aucun droit de regard sur l’avenir de son œuvre. Il dira : « le mieux qu’un écrivain puisse espérer, c’est qu’il survive de son œuvre une part assez bonne pour qu’on y puise plus tard, pour soutenir ou embellir la ré-affirmation de quelque antique vérité ou la résurrection de quelque vieille joie »…

En fait, l’enchanteur de notre jeunesse était un homme revenu de tout, à deux doigts du désespoir en permanence, chroniquement dépressif, à la recherche éperdue d’un impossible idéal ou d’un lieu ou reposer sa tête… c’est sans doute la maçonnerie qui sauvera Rudyard Kipling du pire. Elle va devenir pour lui le lieu de son ressourcement, de sa survie, de son retour au rêve et à l’idéal de la tolérance et de la fraternité. C’est le 5 avril 1886 que Kipling recevra la lumière dans la loge « hope and perseverance » n° 782 à l’orient de Lahore. Dès lors, certaines de ses œuvres porteront le sceau des fils de la lumière : « l’homme qui voulut être roi » (1888), « the rout of the white hussard » (1888) et « with the main guard » (1890). Son poème « my-new-cut-ashlar » (1891), « ma pierre cubique », est une véritable prière d’un artisan maçon :
« Quand ma pierre cubique à l’instant ciselée,
Transmet franche lumière aux vitraux dérobés,
Par ce travail mien, quand revient la nuit,
Vers toi, l’omnivoyant, ma prière s’enfuit ».
Mais c’est dans son recueil « the seven seas » (1896) que l’on va trouver son plus beau poème : « the mother lodge ». Est-ce réellement un poème ? Nous pouvons dire que ce texte est la « prière » de la maçonnerie, une ode à tout ce qu’elle propose : la tolérance, la fraternité, l’aspiration à un monde sans frontières de races ou de cultures, à une pensée libre. Tel le tapis de prière de nos frères musulmans, la « loge mère » est la « uma », la mère symbolique et la communauté où l’on s’isole, où l’on recrée le sacré, où l’extérieur et le profane n’ont pas accès. Ce poème de Kipling devient une sorte d’icône que nous pouvons contempler quand nous doutons de la maçonnerie, quand le monde profane se fait dur, quand nos certitudes vacillent, quand nos plus fidèles attaches se relâchent, quand notre corps même se délite. Alors, tel un psaume, nous prononçons les vers du frère Kipling, jusqu’à l’émotion :
« Quand je jette un regard en arrière,
Cette pensée souvent me vient à l’esprit,
Au fond il n’y a pas d’incrédules,
Si ce n’est peut-être nous-mêmes ! »
La nostalgie est aussi du voyage :
« et me retrouver parfait maçon,
Une fois encore dans ma loge d’autrefois.
Dehors on se disait : « sergent, monsieur, salut, salam ».
Dedans c’était « mon frère », et c’était bien ainsi. Nous nous rencontrions sur le niveau et nous nous quittions sur l’équerre. Moi, j’étais second diacre dans ma loge mère, la-bas ! ».

Etrange influence ce poème exerce sur nous ! Comme s’il nous parlait d’un monde lointain, d’une chaleur maternelle, d’un lieu au-delà des lieux, d’un paradis avant la chute, d’un lieu où il y aurait coïncidence entre le sujet et ce qu’il cherche, d’un lieu loin d’un réel qui n’est que la puissance du démenti, d’un lieu foetal enfin où régnerait l’illusion de l’absence d’altérité. Que faire pour créer ce lieu nous demande Kipling ? Il nous dit que c’est par le maillage de la mémoire instituée comme un tissage :
« il y avait Rundle, le chef de station, Beazeley, des voies et travaux, Ackman de l’intendance,
Donkin de la prison,
Et Blacke, le sergent instructeur,
Il fut deux fois notre vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Edulgee,
Qui tenait le magasin « aux denrées européennes »… »
Le tissage de la mémoire nous joue parfois des tours : se souvenir de nos loges, c’est souvent l’image des disparus qui nous apparaît. Ils font partie intégrante de notre « travail de mémoire » et sont présents dans la « chaîne d’union » qui nous relie à eux. Cela nous donne, contre vents et marées, un sens à notre faiblesse et notre soif d’absolu.
La maçonnerie, dans le fond, c’est un peu comme ces vieux pulls élimés, parfois troués, mais qu’on se refuse à abandonner pour porter quelque chose de neuf !
