Exposer le manga au musée Guimet, ce n’est pas seulement accrocher des planches originales sur des cimaises prestigieuses. C’est faire entrer, dans l’ancien « musée des religions » imaginé par Émile Guimet, tout un panthéon de figures contemporaines, de héros cabossés et de dieux en papier qui habitent l’imaginaire de plusieurs générations.

L’exposition temporaire « Manga. Tout un art ! », déployée du 19 novembre 2025 au 9 mars 2026 sur les trois étages du musée national des arts asiatiques – Guimet, place d’Iéna, se présente comme une grande traversée initiatique de la bande dessinée japonaise, des estampes d’Edo jusqu’aux silhouettes familières des shônen d’aujourd’hui.


Le parcours, conçu par Estelle Bauer, conservatrice des collections Japon, et Didier Pasamonik, éditeur et journaliste, grand spécialiste bien connu des amateurs du 9ᵉ art, remonte le fil à rebours. On commence par les maîtres anciens – Hokusai, Kyôsai, Utamaro – dont les feuilles peuplées de fantômes, de monstres, de grotesques et de bulles de rêves annoncent déjà la grammaire du manga moderne. Les procédés narratifs, les cadrages, les déformations expressives sont comme des planches préparatoires, deux siècles avant l’invention du mot. Puis viennent les journaux satiriques, les premiers magazines illustrés, les pionniers du dessin animé, jusqu’aux grands mangakas des XXᵉ et XXIᵉ siècles dont les planches dialoguent ici avec les œuvres des collections permanentes.
Au détour des salles, les visiteurs croisent des originaux de Hirata Hiroshi, des yôkai sculptés, un renard à neuf queues sorti du musée d’Ennery, et surtout l’ombre portée de la Grande vague de Hokusai. Une salle entière, immersive et méditative, est consacrée à cette estampe devenue icône universelle. L’estampe originale est entourée de planches de Moebius, Coco, David Etien et même d’une spectaculaire robe de haute couture Dior qui rappelle que la culture manga irrigue désormais la mode autant que l’illustration. Dans la bibliothèque historique, métamorphosée en salle de lecture éphémère, il est enfin possible de prolonger la visite en feuilletant des tomes au calme, comme dans un cabinet de réflexion tapissé de papier.

Guimet, d’un musée des religions à un temple des imaginaires asiatiques
Situer cette exposition dans l’histoire de Guimet ajoute une profondeur toute particulière. Fondé en 1889 à Paris, après un premier musée ouvert à Lyon en 1879, l’établissement est né du projet d’Émile Guimet (1836-1918), industriel lyonnais fasciné par les cultes d’Égypte, de Grèce et d’Asie, de créer un musée de l’histoire comparée des religions. Ses voyages en Égypte, puis son tour du monde en 1876, avec des étapes en Inde, en Chine et au Japon, lui permettent de réunir des collections considérables qu’il installe finalement sur la colline de Chaillot, dans le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui.

En 1923, sous l’impulsion du conservateur Joseph Hackin, le musée change progressivement de focale : du comparatisme religieux pur, il s’oriente vers l’étude des arts et civilisations de l’Asie dans toute leur ampleur, en intégrant notamment le fonds asiatique du Louvre après 1945. Une vaste rénovation conduite entre 1994 et 2001 redonne à l’édifice de la place d’Iéna sa lumière et ses volumes, faisant de Guimet l’un des plus importants musées d’arts asiatiques au monde. Aujourd’hui, en invitant le manga à investir trois niveaux entiers, le musée revient en un sens à sa vocation première : montrer comment les peuples se racontent leurs dieux, leurs peurs et leurs espoirs, mais en s’intéressant cette fois à des mythologies vivantes, encore en cours d’écriture.

Le manga, une pratique de masse… et une école d’initiation
Si Guimet consacre une exposition d’envergure au manga, c’est aussi parce que nous ne parlons plus d’une niche. L’étude publiée par l’Arcom et analysée par Le Monde en juillet 2025 le confirme : 42 % des Français de plus de 15 ans lisent des mangas ou regardent des animes, et 23 % ont lu au moins un manga en 2024. Ce sont 36 millions d’exemplaires vendus, soit 11 % du marché de l’édition littéraire et un chiffre d’affaires de 309 millions d’euros pour le seul manga. La consommation illégale, via sites de scantrad et de fansub, reste élevée, touchant environ un quart des usagers, mais l’offre légale se renforce et structure un véritable continent culturel.

Dans ce paysage, l’exposition « Manga. Tout un art ! » agit comme un laboratoire symbolique. Elle permet de replacer le manga dans la longue durée de l’art narratif japonais, mais aussi de relire quelques grandes séries comme autant de chemins initiatiques : les cycles de réincarnation de Buddha et Phénix d’Osamu Tezuka, l’alchimie sacrificielle de Fullmetal Alchemist de Hiromu Arakawa, la quête intérieure de Vagabond de Takehiko Inoue, l’ordinaire transfiguré chez Jirô Taniguchi ou la chevalerie cosmique de Saint Seiya. Autant d’univers où l’on franchit des degrés, où le corps est mis à l’épreuve, où la mémoire et la responsabilité deviennent la véritable pierre philosophale.

450.fm précurseur et toujours à la manœuvre ! Le manga, un dialogue déjà engagé
Pour les lectrices et lecteurs de 450.fm, cette exposition ne tombe pas du ciel. Le journal s’intéresse au manga de longue date, en particulier à son potentiel ésotérique et initiatique. En août 2022, la chronique « “Éveil”, le manga ésotérique ? », signée par mes soins, explorait déjà l’univers de Taiyô Matsumoto : un peuple de montagne lié aux esprits, des sculpteurs et des danseurs chargés d’obtenir leur protection, une transmission de maître à disciple où chaque case porte un sens caché. L’article montrait combien certaines œuvres de Matsumoto, nourries de Moebius et de la bande dessinée franco-belge, rejoignent les préoccupations des sociétés initiatiques : relation à la nature, méditation sur la mort, symbolique du geste créateur.

En rendant compte aujourd’hui de « Manga. Tout un art ! », 450.fm poursuit ce travail de veille symbolique : repérer dans la culture populaire les formes nouvelles que prend la quête de sens, suivre la façon dont les écritures séquentielles réinventent le rapport au sacré, au corps, au temps, à la fraternité. Loin d’être de simples produits de divertissement, les mangas exposés au Guimet s’inscrivent dans une histoire longue, celle des rouleaux illustrés, des estampes narrative, des récits édifiants ou satiriques qui ont longtemps tenu lieu de catéchismes visuels.

En sortant sur la place d’Iéna, après avoir salué Hokusai, Kyôsai, les mangakas contemporains et tous ces personnages de papier, nous avons le sentiment d’avoir traversé un grand livre d’images où l’Asie nous parle dans un langage que la jeunesse française a déjà adopté. Le musée fondé pour comparer les religions se met à l’écoute des mythes dessinés d’aujourd’hui. Quant à ceux qui continuent de sourire de loin devant le 9ᵉ art, ils sont cordialement invités à venir se faire une opinion.

Infos pratiques
Exposition temporaire : Manga. Tout un art !
Lieu : Musée national des arts asiatiques – Guimet
6, place d’Iéna, 75116 Paris (métro Iéna, ligne 9)
Dates : jusqu’au9 mars 2026
Horaires : ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 18 h (fermeture des caisses à 17 h 15)
Tarifs : Plein tarif : 13 € / Tarif réduit : 10 € (conditions détaillées sur le site du musée)
Site : www.guimet.fr – rubrique Expositions > Manga. Tout un art !
Illustrations : Site Sortir à Paris ; Wikimedia Commons ; Musée Guimet
