sam 08 novembre 2025 - 11:11

Intelligence artisanale, intelligence artificielle : le compagnonnage en première ligne

Nous ouvrons ce numéro comme on pousse la porte d’une maison de métiers à l’aube. L’air a la tiédeur des œuvres de la veille, la poussière de pierre tient encore au rebord des établis, le bois parle à voix basse. La première parole de Frédéric Thibault installe une clarté qui ne force rien. La fraternité ne sert pas d’ornement. Elle devient charpente. Elle tient les murs invisibles où se forment les gestes. Elle relie des générations qui ne se sont jamais vues et qui se reconnaissent pourtant au regard, au soin, à la patience partagée dans l’adversité.

À cet instant précis, le mot reprend son poids de pierre. Il dessine un horizon calme qui nous empêche de glisser vers l’indifférence et nous reconduit à l’œuvre commune, non comme à une habitude mais comme à une promesse toujours recommencée.

Le Compagnonnage n°842

Nous avançons dans l’édito avec la sensation d’une parole qui refuse la posture. Frédéric Thibault rappelle que l’unité ne consiste pas à lisser la différence. La fraternité ne gomme rien. Elle reconnaît, elle écoute, elle élève. Elle demande une discipline intérieure qui protège la singularité tout en la reliant à plus vaste qu’elle. Nous entendons alors l’éthique d’un chemin. Réussir n’a de sens qu’inscrit dans le collectif. L’honneur d’un métier ne s’éprouve pas dans l’isolement. La transmission ne s’improvise pas. Elle suppose une maison, des seuils, des voix qui guident, des silences qui enseignent. Elle exige ce tact du cœur qu’aucune affiche ne remplace.

Vient la tension de notre époque et l’édito la nomme sans fétichisme ni effroi. L’intelligence artificielle calcule, assiste, anticipe. Elle ne ressent pas. Elle ne sourit pas à l’imperfection signifiante qui donne vie à un objet. Elle ignore ce que transmet un regard quand un geste hésite puis se corrige. Si la relation humaine se réduit à un échange d’informations, nous perdons ce que l’expérience fait naître de plus juste. Pourtant rien n’est condamné. L’outil peut servir le métier. Il peut libérer du temps, documenter autrement, prolonger l’apprentissage plutôt que le contrefaire. Une condition demeure. Ne pas déplacer l’axe. Tenir l’humain au centre. Préserver le lien fraternel qui rend tout le reste possible. L’édito trace cette ligne de crête qui refuse les slogans et propose un passage praticable entre prudence et fécondité.

Le remerciement adressé à François Icher (photo) et à Jean-Louis Ermine ne relève pas d’une courtoisie de surface. Il manifeste une méthode. Élargir le regard par la rigueur de l’histoire et par l’intelligence des systèmes. Faire entrer des disciplines voisines pour mieux nommer ce qui arrive. Le compagnonnage n’a jamais vécu en vase clos. Il respire par des fenêtres ouvertes. Il avance avec ceux qui savent. Il réinterprète ses signes sans renier leur source. Cette circulation apaise les crispations, réhabilite le temps long du jugement et nous équipe contre les emballements stériles.

La revue tout entière prolonge cet esprit. Nous la parcourons comme une visite de chantier. Un vitrail signé Parisienne la Bienvenue fait jouer la lumière avec une intelligence de la matière qui refuse la facilité. L’arbre y devient compagnon de route. Les racines demeurent profondes, l’élévation reste contenue, la fraternité des forêts se devine d’une pièce à l’autre. La technique ne s’oppose pas à la symbolique. Elle la sert. Le linolé, le plomb, la grisaille et le jaune d’argent s’unissent pour dire une vérité simple et haute. La beauté n’est pas une parure. Elle répond à une exigence. Elle naît de l’accord juste entre procédés anciens et essais contemporains. La pièce choisit l’harmonie plutôt que l’effet. Elle s’adosse au nombre d’or comme à une cadence intérieure qui tient dans la durée. Nous recevons ce vitrail comme un exercice d’élévation. Il forme l’attention autant que le regard.

Plus loin, la revue descend vers le granit des idées. Le dossier qui met face à face intelligence artisanale et technologies apprenantes marche droit. Il rappelle que l’outil calculant propose des réponses rapides là où l’atelier réclame des temps de maturation. Il redonne au geste sa densité d’intentions et met en garde contre la standardisation du vivant, cette imitation sans compréhension. L’innovation n’est pas exclue. Elle reçoit une mesure. Elle protège l’auteur au cœur de sa pratique pour que l’emprunt ne devienne pas appropriation, pour que la création demeure réponse singulière à une matière qui résiste et qui répond. Nous sortons de ces pages avec la conviction que la main pense et que l’artisan demeure un esprit en acte.

Union Compagnonnique des Compagnons du Tour France des Devoirs Unis

Des visages gardent les maisons. L’hommage rendu à Patrick-Jean Insa ne se contente pas d’un bouquet de souvenirs. Il trace la silhouette d’un homme qui a porté la parole commune avec discrétion et fermeté. Les années d’engagement, les responsabilités assumées, la confiance reçue n’ajoutent pas des titres. Elles attestent une manière de se tenir dans la chaîne. La gratitude n’efface pas la peine. Elle l’apaise et montre ce que signifie partir en laissant une empreinte qui n’écrase personne et qui élève ceux qui la suivent. Nous recevons cette leçon comme un viatique et, à travers elle, nous mesurons combien le journal lui-même est une œuvre collective tenue par des mains patientes.

Au détour d’un entretien, un chantier médiéval se lève. Rien de spectaculaire. Du vrai. Des savoirs rassemblés, des volontés accordées, un lieu où la pierre retrouve son poids et où le temps reprend son droit. Ce chantier dit l’essentiel. Nous ne restaurons pas seulement des murs. Nous fabriquons des passages. Nous offrons à des jeunes la chance de se découvrir par l’effort et la beauté. Nous réapprenons la lenteur qui instruit et la collaboration qui ajuste. Nous retrouvons la joie du travail partagé qui fait communauté.

La revue se referme sur une respiration de lectures qui ouvrent l’atelier à la cité des symboles. Les signes lapidaires de Notre-Dame deviennent prières gravées. Un monument se lit comme un livre que l’on feuillette avec les doigts. Une marque anonyme témoigne d’un serment tenu. Le compagnonnage des forêts, des cousins, des charbonniers et des fendeurs retrouve ses clairières et ses feux. L’arbre redevient axe du monde. Une aquarelle, un récit, une archive nourrissent une éthique de transmission qui dépasse les disciplines. Nous sortons de ce cabinet de travail avec l’esprit orienté et les mains prêtes.

Union Compagnonnique des Compagnons du Tour France des Devoirs Unis

Tout se tient. Ce numéro n’additionne pas des rubriques. Il compose un récit. Il transmet une manière d’habiter la durée. Il donne envie d’apprendre mieux, de former à notre tour, d’accueillir avec tact, de protéger le lignage des gestes sans l’emprisonner. La tradition ne ferme pas. Elle promet. La modernité ne rompt pas quand elle respecte l’auteur, la matière, la durée. L’atelier et la bibliothèque, la cuisine et la cathédrale, la Cayenne et la ville, la mémoire et l’avenir se tiennent ensemble. L’intelligence du geste demeure une attention au monde qui ne triche pas. Chacun retrouve son compas intime. Là se décide la justesse.

Frédéric Thibault, Provençal la Quête du Savoir, compagnon tailleur de pierre des Devoirs Unis, dirige la rédaction du journal et imprime à ce numéro un élan net. Sa parole place la main et le cœur au centre du faire, veille à l’usage mesuré des outils numériques, coordonne le débat entre l’historien et le technologiste, honore la mémoire d’Agricol Perdiguier. Son apport ne se réduit pas à des responsabilités. Il tient un fil qui unit la pierre à la pensée et donne à l’ensemble sa tenue à la fois opérationnelle et méditative.

Écharpe de l'Union Compagnonnique des Compagnons du Tour de France Des Devoirs Unis
Écharpe de l’Union Compagnonnique des Compagnons du Tour de France Des Devoirs Unis

Nous refermons la revue avec le goût du pain partagé, l’éclat d’un verre peint qui pense la lumière, la fermeté d’un tailleur qui mesure avant de frapper, la chaleur d’une communauté qui sait remercier ses aînés. Rien d’un point final. Un outil prêt à l’usage. Un maillet posé près de la conscience. Un appel discret à reprendre le chantier.

Compagnonnage – tradition & modernité

Revue trimestrielle, mutualiste, professionnelle, philosophique et littéraire

Union Compagnonnique, N°842, 3e trimestre 2025, 42 pages, 9 €

S’abonner au magazine

Facebook Union Compagnonnique des Compagnons du Tour France des Devoirs Unis

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES