dim 12 octobre 2025 - 00:10

De la mêlée au Temple : le rugby comme initiation

Ce texte ne cherche pas l’image rare. Il cherche la tenue. Olivier Chebrou de Lespinats pose le rugby comme école de l’accord et la franc-maçonnerie comme école du sens. Dans l’une comme dans l’autre, la même question demeure. Comment rester droit, comment transmettre, comment avancer ensemble.

Cette évidence tient à la vie même d’Olivier Chebrou de Lespinats. Nous entendons parler un homme qui a respiré la craie des lignes blanches et la poussière des parquets de Temple. Il a porté le maillot tricolore chez les moins de vingt et un ans, il a connu le Paris Université Club, les vestiaires au cuir humide et les fins d’après-match où la voix baisse pour laisser passer la gratitude. Officier parachutiste, il a appris l’exemple plutôt que le commentaire, la sobriété plutôt que le geste qui se met en avant. Dans l’Ordre, il a pris place, il a ordonné les travaux, il a fondé et présidé, il a conduit au REAA la méditation d’un rituel qui ne promet rien qu’il ne puisse exiger. Cette double fidélité éclaire chaque page. Rien de théorique. Une expérience tenue par l’exigence du service et par la parole donnée.

Ballon de rugby
Ballon de rugby

Dès lors, le terrain n’est pas décor.

Il devient l’espace d’une conscience mise à l’épreuve. Les lignes ne sont pas des barrières. Elles deviennent des appuis. Nous y lisons un rappel discret. Rien ne s’obtient sans la juste place et sans l’angle maîtrisé. Le rectangle d’herbe travaille les corps à la mesure. Il contraint la fougue pour en faire un élan. L’adversaire n’est pas un ennemi. Il devient révélateur. Un plaquage net peut ressembler à une accolade rude. Nous y reconnaissons la présence réelle de l’autre, non sa négation. Cette anthropologie du choc loyal se transpose naturellement dans la dialectique du combat intérieur. Le rite polit ce qui déborde et ne réduit pas la vigueur du désir. La ligne du terrain devient axe moral. Le match se fait catharsis. Le respect forme une école d’humanité.

Le vestiaire bat comme un cœur.

Avant le jeu, il écoute. Après, il recueille. Là se tiennent les larmes sans honte, le rire de fatigue, la main qui s’attarde sur l’épaule. La voix du capitaine n’impose rien. Elle incarne. L’art du commandement consiste à tenir les fils et non à les tirer. Dans le Temple, le Vénérable dispose le temps et la parole. Sur le pré, le capitaine connaît les rythmes invisibles et porte le groupe vers son visage le plus juste. Nous lisons une fraternité des regards, un langage nu qui précède les mots et vaut bien des discours. Ce cercle qui se forme avant de sortir rappelle la chaîne d’union. Il ne consacre ni vainqueurs ni vaincus. Il consacre la probité de l’effort partagé.

La mêlée concentre la leçon.

Architecture vivante, liturgie musculaire, elle demande science de l’appui et générosité du don. Trois devant pour prendre l’impact, deux secondes lignes pour propulser, deux troisièmes lignes pour stabiliser, un huit pour tenir l’axe et relancer. Cette ordonnance réveille la mémoire des nombres qui structurent le Temple. Le trois qui fonde, le cinq qui éclaire, le sept qui rend juste et parfait. La mêlée devient un édifice en mouvement. Le moindre angle perdu et l’ensemble se défait. La puissance ne vaut que soumise à l’accord. Le courage se reconnaît à la confiance donnée. L’avancée véritable suppose de renoncer au forçage. Nous touchons à une chevalerie du lien.

La passe est l’âme de ce monde.

Elle refuse la capture solitaire pour laisser courir un dessein plus vaste que nos jambes. Le ballon devient parole. Il voyage de main en main comme une pensée que le groupe comprend avant de l’entendre. L’alignement récapitule l’art du redressement. Chacun à sa place, ancré et disponible. Nous retrouvons ce que l’initiation réclame à chaque degré. Justesse du geste. Modestie du rôle. Fidélité à une voix intérieure qui sait attendre le tempo favorable. L’essai ne se gagne pas seul. Il se reçoit. Celui qui plonge n’est pas celui qui se relève. Nous avons changé, ne serait-ce que d’un souffle.

Le livre tend un miroir trop rarement proposé.

Le rugby des femmes y brille d’une lumière nette. Dans la discrétion des stades, loin des projecteurs voraces, s’accomplit une initiation sans faste. Des noms, des trajectoires, des fidélités. Jessy Trémoulière, Gaëlle Hermet, Sarah Hunter, Portia Woodman, Kendra Cocksedge, Marjorie Mayans. Chacune affirme que l’esprit de corps ne connaît pas le genre. Chaque plaquage réaffirme un droit d’exister. Chaque passe devient acte de reconnaissance. La capitainerie sonne comme un soin, non comme une bannière. La loge au féminin cherche la même élévation et demande la même rigueur. Le texte pose cela avec gratitude. La fraternité se dit aussi sororité. Le Temple se construit pareillement. Essai après essai. Pierre après pierre.

La sortie a sa dignité.

Deux rangs s’ouvrent et forment le couloir d’hommage. L’adversaire salue l’effort accompli. Le geste prolonge la noblesse du jeu. Il répond au départ ordonné des officiers lorsque la Tenue se clôt sans perdre son sens.

Puis vient l’hospitalité.

Pain. Vin. Chanson peut-être. Moquerie qui guérit. Nouvelles qui circulent. La troisième mi-temps n’a rien d’un folklore creux. Elle répare et elle unit. Elle ressemble à une agape profane où le sacré trouve sa table. Nous y déposons la fatigue à côté de la gratitude. Nous y mettons en réserve ce que nous avons reçu. Nous y faisons place à ceux qui viendront.

Olivier de Lespinats
Olivier de Lespinats

Si le propos touche juste, c’est que la voix d’Olivier Chebrou de Lespinats traverse sans se hausser. Nous sentons l’éducateur, l’entraîneur, le dirigeant. Nous entendons le Frère qui a conduit des ateliers et qui sait que la verticalité n’annule jamais l’horizontalité. Le lecteur familier de son œuvre retrouve ce fil. Dans Dieu et la Conscience maçonnique, il explore le passage de la règle au Principe et l’exercice d’une présence intérieure qui n’éloigne pas de la cité. Dans La Voie du Maître Maçon, il médite la transformation par le rite et la manière de tenir la parole reçue. Ces livres entourent celui-ci comme des compagnons discrets. Ils partagent une même patience. Ils refusent la grandiloquence. Ils cherchent la tenue.

Des auteurs se tiennent en arrière-plan, compagnons de route plutôt que cautions. Jean Tourniac pour l’axe métaphysique. Jean-Pierre Bayard pour les figures vivantes du symbolisme. Jean-Baptiste Willermoz pour la discipline intérieure. Roger Dachez pour la clarté historique. Louis-Claude de Saint-Martin pour la voix du cœur. Cette constellation n’écrase rien. Elle nourrit la marche.

Nous refermons ces pages avec la sensation d’avoir traversé un terrain qui ressemble à notre propre vie.

Les victoires ne s’y additionnent pas. Elles se respirent. Elles se mesurent à la qualité de la main tendue et à la sobriété du pas suivant. L’ouvrage rappelle une chose simple et haute. Il existe un art de former des êtres debout. Le rugby le propose par le geste juste et par la loyauté en acte. L’initiation l’exige par la discipline du rite et par la lumière qui ne se crie pas. Entre l’ovale et le compas, il n’y a pas juxtaposition. Il y a passage. La fraternité n’est pas un mot. Elle s’éprouve. Elle se donne. Elle se reçoit. À cet endroit précis, le jeu rejoint la voie. Il la rend visible. Et nous rend plus capables de la vivre.

Rugby et franc-maçonnerie – L’ovalie intérieure

Olivier de Chebrou de LespinatsCépaduès, coll. de Midi, 2025, 166 pages, 20 €

Éditions Cépaduès – Transmettre les Savoirs, le site

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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