jeu 11 septembre 2025 - 16:09

Les origines du christianisme – 10

Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier

Nous achevons aujourd’hui le cycle des 10 articles qui ont repris, au plus près, les débats diffusés sur Arte en 2022 : l’origine du christianisme.

À la mort de Jésus, personne parmi ses disciples ne pouvait imaginer qu’en quelques décennies, ils le verraient comme Dieu fait homme. Aucun d’eux n’aurait supposé que Jésus ne reviendrait pas, que la fin des temps serait constamment repoussée, et qu’au lieu du royaume espéré, c’est l’Église qui s’installerait durablement. Les croyants, issus d’une secte juive considérée comme une détestable superstition aux yeux des Romains, allaient donner naissance au christianisme, une nouvelle religion qui, en 391, deviendra même la religion officielle de l’Empire romain.

Les Débats Internes au Judaïsme au Ier Siècle

Les discussions entre Juifs sur l’interprétation des Écritures étaient tout à fait banales ; les Juifs les pratiquaient depuis des siècles. Cela est difficile à comprendre aujourd’hui, car le christianisme est devenu une religion des Gentils qui se définit contre le judaïsme, rendant inconcevable l’idée que ces débats étaient des disputes internes entre différentes interprétations juives.

Si le christianisme devient une religion non juive au IIe siècle, lorsque les Gentils affirment être le vrai Israël par opposition à l’Israël juif, cette discussion n’a aucune raison d’être au Ier siècle. À cette époque, les débats opposent Paul aux disciples de Jésus, à ceux qui l’ont connu selon la chair – une connaissance que Paul qualifie de mauvaise passe. La discussion est entièrement juive, et le christianisme non juif autonome émerge plus tard, car sa matrice se trouve dans la Bible hébraïque : le messie, la rédemption, la résurrection, tout cela est entièrement juif. Ce ne sont pas des débats entre deux communautés distinctes, mais à l’intérieur d’une même communauté.

Le positionnement des premiers Chrétiens parmi les partis Juifs

La question reste de savoir comment le mouvement chrétien se situe par rapport aux autres partis juifs, qui étaient des concurrents. De ce point de vue, il est clair que chaque groupe s’efforçait de rallier le plus de monde possible à sa cause, et les premiers chrétiens n’ont pas failli à cette règle. Globalement, dans un premier temps, les premiers chrétiens restent relativement marginaux tout en ayant leurs prétentions ; ils n’ont certainement pas désespéré de convaincre leurs frères juifs de les rejoindre, jusqu’à la ruine du Temple en 70.

Avant 70, on a toujours affaire à la même géographie politico-religieuse : il y a toujours un parti essénien, un parti sadducéen, un parti pharisien, et de plus en plus actif, des zélateurs de la loi, qui exercent une pression accrue sur l’observance nécessaire de la Torah. Après 70, au sein du judaïsme en général, les pharisiens opèrent un mouvement de réorganisation autour de leur parti, et on perd la trace de quasiment tous les autres partis. Les sadducéens semblent avoir perdu leur raison d’être avec la ruine du Temple, car ils vivaient de et pour le Temple ; sans lui, ils n’avaient plus vraiment de raison d’exister. Les esséniens, on en perd la trace, même si on est persuadé qu’ils ont continué à exister et à diffuser leurs idées, mais on ne sait pas comment. Il reste face aux pharisiens le mouvement chrétien, qui refuse une assimilation, se présente d’abord comme concurrent, et envisage même dans certains cas d’emporter sur le mouvement pharisien. Chaque groupe juif prétendait avoir la bonne interprétation : querelles entre sadducéens et pharisiens, pharisiens et zélotes, esséniens et sadducéens à propos du Temple.

La conscience progressive d’une troisième réalité

Mais ce qui est plus significatif, c’est la conscience progressive d’une troisième réalité, le tertium genus, que les chrétiens utilisent avec hésitation parce qu’au fond, ils se considèrent comme le reste d’Israël, l’Israël en vérité ou l’Israël de Dieu, depuis Paul et les débuts. Cette revendication s’affronte à la réalité sociologique des païens qui entrent dans l’Église, et on se dit : on n’est plus tout à fait purement juif. Alors, qu’est-ce qu’on est ? On est convaincu d’être dans la ligne de la tradition d’Israël, mais en même temps, on s’ouvre aux païens, ce qui déjà à l’intérieur d’Israël amène quelques troubles.

Quand le judaïsme se réorganise après 70 dans la ligne pharisienne, le christianisme de son côté tient un discours désormais beaucoup plus précis sur Jésus, et on peut dire que le mouvement chrétien véritablement, vers les années 80-90, se sépare du judaïsme. Il y a tout de même un pont qui demeure à un certain point : ces mouvements qui donneront les Ébionites et les Nazaréens, qu’on appelle parfois de manière un peu rapide les judéo-chrétiens, et qui sont très liés à la communauté de Jérusalem.

L’appellation moderne de judéo-chrétien donne une fausse image de ces Juifs qui considéraient Jésus comme le Messie annoncé par les prophètes. Les judéo-chrétiens, nommés tantôt Nazaréens, tantôt Ébionites, ont en commun leur volonté d’appartenir au judaïsme ; ils sont les héritiers du courant de Jacques, frère du Seigneur.

Les judéo-chrétiens sont des Juifs qui acceptent le message de Jésus d’une façon ou d’une autre, qui pensent que Jésus est le prophète ou le Messie annoncé, et qui célèbrent sa mémoire dans un culte particulier, mais qui continuent à s’identifier comme Juifs dans le monde ancien, de façon traditionnelle. Plus précisément, ils continuent à pratiquer les commandements de la Torah. Ce qui s’est passé, c’est qu’ils étaient assis entre deux chaises : ils étaient Juifs, et les Juifs les ont excommuniés.
Les chrétiens les ont reçus en leur disant : vous êtes comme nous, mais si en plus vous rejoignez, vous êtes devenus chrétiens ; si vous tenez à rester Juifs, alors vous êtes des pécheurs. Ainsi, la destinée des Nazaréens a été vraiment tragique : ils ont continué à exister pendant quelques siècles, mais quand le christianisme a triomphé à partir du IVe siècle, l’une des premières choses que les chrétiens ont faites a été de régler leur compte, de faire disparaître ces disciples juifs de Jésus.

Ce que l’on peut dire, c’est que le judéo-christianisme a été condamné par une coalition d’ennemis : le judaïsme de tendance rabbinique en construction dans la Mishna, et le christianisme qui se développe à peu près à la même époque, fin du IIe siècle. Au fond, les judéo-chrétiens qui existent encore au IIe, IIIe et IVe siècles vont être un peu les perdants de l’histoire, et quand on est les perdants, on est aussi marginalisé dans la documentation que l’on laisse.

Certains vont disparaître ; d’autres vont donner naissance indéniablement à certaines de ces Églises d’Orient, en particulier celle qui se revendique d’une liturgie de saint Jacques de Jérusalem ; d’autres donneront des courants qui vont devenir marginaux et que l’on qualifiera d’hérétiques, c’est-à-dire qu’ils ne pensent pas comme le courant majeur. Des groupes vont se retrouver à l’est du Jourdain, ce qui est la Transjordanie, la Jordanie actuelle.

C’est vraisemblablement dans ces zones que Mahomet va entendre un certain nombre de récits et d’idées qui débouchent sur l’islam. On signale quelques petits groupes comme les Ébionites, les Nazaréens, et un ou deux autres noms dans les écrits d’Épiphane de Salamine. On en trouve des traces en Éthiopie, et ensuite dans le Coran, ça vient de là : Jésus comme prophète aux côtés des autres grands, tout ça c’est du judéo-chrétien. Il y une succession d’indices qui laissent penser que des traditions, entre autres judéo-chrétiennes, chrétiennes hérétiques d’une façon ou de l’autre – hérétiques entre guillemets – et aussi judéo-chrétiennes, et peut-être même manichéennes, se retrouvent à l’origine du texte que nous appelons le Coran.

Jésus dans le Coran et ses racines araméennes

Dans le Coran, Jésus est présenté comme le prophète qui précède Mahomet ; plusieurs sourates lui sont consacrées, évoquant sa naissance miraculeuse et sa mort sur la croix qui n’aurait été qu’une illusion. Les premiers savants ayant travaillé sur le Coran savaient que le substrat dans lequel s’inscrit le Coran est l’Arabie préislamique, la poésie arabe préislamique, et la littérature religieuse de l’Antiquité tardive en araméen, c’est-à-dire des textes écrits par des Juifs, par des chrétiens, par des judéo-chrétiens, par des manichéens, etc. Cette découverte du XIXe siècle s’est effacée au XXe siècle, quand de plus en plus les chercheurs de l’islam ne savent plus l’araméen, ne savent que l’arabe, et essaient de réfléchir sur le Coran seulement à l’intérieur de l’islam et de façon orthodoxe islamique. Aujourd’hui il faudrait relire le Coran dans son substrat araméen, donc juif et chrétien.

La Révolte Juive de 66-70 et la Reconstruction des Religions

En 66 éclate la révolte juive contre Rome en Judée, en Galilée, en Samarie. En 70, les troupes de Titus incendient le Temple de Jérusalem. Privée de son lieu le plus sacré, la religion d’Israël est entièrement à reconstruire ; de là naîtront le judaïsme rabbinique que nous connaissons aujourd’hui et le christianisme. Les grands conflits dont nous avons traces dans le Nouveau Testament sont des conflits qui ont eu lieu entre 70 et 90 ; les traces s’en trouvent pour l’essentiel dans l’Évangile de Matthieu, dans l’Évangile de Jean, dans l’Apocalypse de Jean. Il est des traces de conflits où les conflits ne se sont résolus que par le fait que les communautés chrétiennes sont sorties, ou ont été exclues de la synagogue.

Souvent, on dit que 70 marque la séparation avec le judaïsme qui se réorganise ; cela marque une étape importante, mais la rupture définitive semble être 135.

La seconde révolte de Bar Kokhba en 135 et ses conséquences

La seconde révolte, révolte de Bar Kokhba, est surnommé ainsi par le grand maître juif Rabbi Akiva, le fils de l’étoile (en référence au Livre des Nombres, une désignation messianique). La révolte de Bar Kokhba a été proprement une révolte messianique.

L’empereur Hadrien décide que les Juifs ne pourront plus résider de manière permanente à Jérusalem. Cela va avoir des conséquences à la fois pour le judaïsme de tradition rabbinique, c’est-à-dire le judaïsme pharisien qui va s’exprimer à travers les maîtres d’Israël, puisque très vite on verra se déplacer la réflexion juive en Galilée et en Mésopotamie. C’est là où il y aura les grands centres où va s’épanouir ce judaïsme réorganisé autour de la synagogue, et du fait qu’il y a désormais en quelque sorte un judaïsme monolithique organisé autour des pharisiens. Les chrétiens n’en font pas partie, donc ils sont chassés des synagogues et, dès lors qu’ils sont chassés, sont amenés à se positionner autrement qu’au début.

On a quelques signes historiquement de cette apparition d’un mouvement chrétien comme ce qu’on a appelé le tertium genus, c’est-à-dire une troisième race au sein de l’échiquier politico-religieux de l’Antiquité, en dehors des Juifs et des païens. Mais là encore, ce sont des écrits du second siècle qui emploient le terme ; avant, il n’est pas formulé.

L’autonomie progressive du christianisme au IIe siècle

Jusque vers la moitié du second siècle, c’est-à-dire jusque vers 150 de notre ère, on ne peut pas dire que le christianisme ait pris son autonomie par rapport au judaïsme. Toutefois, il est impensable que tous les liens aient été coupés entre le christianisme et le judaïsme : il y a tant de références à Jésus qui est juif, aux Écritures qui sont juives, et c’est dans l’histoire du christianisme qu’il est impossible de penser le christianisme sans le judaïsme comme fondation et arrière-plan.

Vers les années 150, que se passe-t-il ? On sort de la seconde guerre juive ; le judaïsme palestinien est écrasé, le judaïsme alexandrin est écrasé, le judaïsme de Chypre et d’Asie Mineure est écrasé.

C’est le moment où on voit apparaître à Rome Justin qui, alors qu’il est originaire de Naplouse – c’est un oriental venu à Rome – écrit comme s’il avait envie de dire enfin, de la part des chrétiens : je m’adresse à Rome pour que vous me reconnaissiez comme différent des Juifs, et je m’adresse aux Juifs – c’est son dialogue avec Tryphon – pour dire aux Juifs : vous n’avez pas compris vos Écritures, mais moi je sais vous donner la bonne interprétation des Écritures. Justin ose dire à un rabbin – qui est un rabbin extrêmement agréable et pacifique – que c’est lui, Justin le chrétien, qui a la bonne interprétation des Écritures, au point qu’à la fin, Tryphon ce rabbin lui dit : mais enfin, alors c’est vous qui êtes Israël ?

Tout l’héritage juif qu’on considère peut-être comme perdu avec la perte de la Palestine et l’écrasement du judaïsme de la diaspora, par substitution,  est recueilli par le christianisme.

Cette association constitue une charge explosive, de la dynamite pour le futur, une dynamique qui va se développer. Il n’est plus nécessaire de prendre position d’un côté ou d’un autre ; c’est quelque chose de nouveau considéré comme le « verus Israël » (« Israël véritable ») du point de vue d’Israël, et du point de vue de ce qui est au centre de la culture gréco-romaine, à savoir la philosophie.

Justin Martyr et son dialogue avec Tryphon

Justin, appelé Justin Martyr après son exécution à Rome vers 160, est l’un des premiers intellectuels chrétiens d’origine païenne. Justin, l’un des premiers Pères de l’Église, dans son texte le plus célèbre, invente un rabbin nommé Tryphon et met en scène la discussion qui oppose le christianisme naissant au judaïsme.

Attardons-nous sur le Dialogue de Saint Justin avec le juif Tryphon

Le Dialogue avec Tryphon de Saint Justin Martyr est une œuvre apologétique majeure du IIe siècle, structurée comme un débat philosophique et théologique entre Justin, un chrétien converti de la philosophie païenne, et Tryphon, un juif érudit et circoncis, réfugié en Grèce après la guerre de Bar Kokhba. Ce dialogue fictif ou semi-historique, qui se déroule sur deux jours dans un cadre serein (un gymnase ou une promenade), vise à démontrer la supériorité et l’accomplissement du christianisme par rapport au judaïsme, en s’appuyant sur une interprétation christologique des Écritures juives. L’esprit de l’œuvre est celui d’une défense rationnelle et scripturaire de la foi chrétienne, marquée par un ton respectueux mais ferme, où Justin invite à la conversion par la raison et la reconnaissance de Jésus comme Messie, tout en critiquant les interprétations juives traditionnelles.

Structure du Dialogue

Introduction et cadre : Justin raconte sa rencontre fortuite avec Tryphon et ses compagnons, après une discussion philosophique initiale. Le débat s’étend sur des thèmes théologiques, avec des échanges alternés : Tryphon pose des objections (sur la Loi, les rites juifs, la messianité), et Justin répond longuement avec des citations bibliques.
Développement principal : Divisé en chapitres thématiques, le texte explore la divinité du Christ, la validité de la Loi mosaïque, l’accomplissement des prophéties, et la nouvelle alliance. Il culmine sur l’universalité du salut chrétien, sans résolution formelle, mais avec une invitation à la réflexion et à la conversion.
Conclusion : Tryphon exprime un respect pour Justin, mais reste sceptique ; Justin prie pour sa conversion, soulignant l’ouverture au dialogue.

Thèmes principaux et arguments théologiques

L’essence apologétique réside dans l’idée que le christianisme n’abolit pas le judaïsme, mais l’accomplit et l’universalise, en remplaçant une observance rituelle temporaire par une foi spirituelle éternelle. Justin s’appuie massivement sur l’Ancien Testament (Torah, Prophètes, Psaumes) pour prouver ses points, accusant parfois les rabbins d’avoir altéré ou mal interprété les textes.
Divinité et Nature du Christ : Justin présente Jésus comme le Verbe (Logos) préexistant, Fils de Dieu engendré par la volonté divine, à la fois Dieu et homme. Il est le « Seigneur » apparu aux patriarches (Abraham, Jacob) et le médiateur du salut. Arguments clés : naissance virginale (Isaïe 7:14), souffrance et résurrection (Isaïe 53, Psaume 22), royauté éternelle (Psaume 110, Daniel). Cela réfute l’idée juive d’un Messie purement humain ou politique.
Validité et Abolition de la Loi Mosaïque : La Loi (circoncision, sabbat, sacrifices, fêtes) est temporaire, donnée à cause de la « dureté de cœur » et des péchés des Juifs (Jérémie, Amos). Elle est remplacée par une nouvelle alliance spirituelle : circoncision du cœur, sabbat éternel par la foi, baptême au lieu des ablutions. Justin argue que Dieu préfère la justice et la miséricorde aux rites extérieurs (Psaume 50, Isaïe 1), et que ces pratiques étaient des signes prophétiques du Christ.
Accomplissement des Prophéties : Jésus est le Messie souffrant et glorieux annoncé : né à Bethléem, adoré par les mages, crucifié, ressuscité, et destiné à un retour triomphal. Exemples : le serviteur d’Isaïe 53, les deux venues du Messie (humble puis royale). Justin critique les interprétations juives (attribuant ces prophéties à Ézéchias ou d’autres), insistant sur une lecture typologique et spirituelle.
Universalité du Salut et Critique du Judaïsme : Le christianisme s’adresse à tous les peuples (Gentils inclus), héritant des promesses faites aux patriarches comme Abraham (justifié par la foi avant la circoncision). Les nations deviennent « lumière » (Isaïe 49), et les chrétiens sont le vrai Israël spirituel. Justin dénonce l’idolâtrie passée des Juifs et leur attachement à une Loi limitée, tout en appelant à la repentance pour éviter le jugement.

Philosophiquement, l’œuvre fusionne de platonisme (le Logos comme Sagesse divine) et théologie biblique, reflétant la conversion de Justin de la philosophie grecque au christianisme. Religieusement, elle incarne l’esprit d’un christianisme primitif affirmant son identité face au judaïsme, en promouvant une foi intérieure, universelle et gracieuse contre une observance légale jugée obsolète. Historiquement, elle témoigne des tensions judéo-chrétiennes post-destruction du Temple (70 ap. J.-C.), avec des allusions à la persécution et à la dispersion juive. L’esprit apologétique est irénique : Justin vise à convaincre par la logique et les Écritures, non par la force, invitant Tryphon à « examiner » la vérité pour son salut, tout en priant pour l’unité dans la reconnaissance du Christ comme accomplissement des promesses divines. Ce texte reste un pilier de la théologie chrétienne primitive, soulignant la continuité avec l’héritage juif tout en marquant une rupture décisive.

Ce sont des arguments très puissants pour la neutralisation de la Bible hébraïque, de l’Ancien Testament.

Justin navigue de manière assez délicate parce que d’un côté il s’oppose à Marcion, mais de l’autre il s’oppose aux judéo-chrétiens et aux partisans de la synagogue. Il veut préserver l’Écriture, la notion d’Israël, la notion d’histoire du salut de la création jusqu’à Jésus, vue à la fois positivement et négativement. Par ailleurs, il veut insister sur la nouveauté, sur l’accomplissement, sur la réalité ultime marquée par Jésus.
Avec Justin, on arrive vite à ce que les Juifs ont mal compris leurs propres textes. D’après lui, Abraham n’applique pas la loi non parce que la loi ne sera donnée que plus tard, mais parce que c’était une déviance. Il y a plusieurs façons d’expliquer que la doctrine chrétienne est bonne même quand elle diverge du texte biblique : les textes de l’Ancien Testament sont périmés mais n’ont pas été compris. Le titre de Barnabé présente une autre version : l’Ancien Testament est tout à fait juif, mais les Juifs ont pris à la lettre ce qui était métaphorique. C’est différent.

Au deuxième siècle, il y a deux religions distinctes qui partagent un texte en commun : la Bible.

Pourquoi le christianisme conserve-t-il l’Ancien Testament ?

Pourquoi Justin et pourquoi le christianisme ou la grande tradition chrétienne qui deviendra le christianisme orthodoxe conserve-t-elle l’Ancien Testament ?

Pour trois raisons apparentes :
– La première, c’est que c’était leur premier texte sacré ; c’est qu’ils se croient et ils se sentent, ils se veulent véritablement verus Israël et la révélation, c’est la révélation biblique.
– La deuxième raison de cette conservation de l’Ancien Testament, c’est parce que les hérétiques, les gnostiques, les dualistes, les marcionites le récusent
– La troisième raison, c’est que c’est très utile dans le monde romain quand on veut passer du statut de religio illicita à celui de religio licita, de religion illégitime à religion légale ; c’est très bien, c’est presque impératif de montrer qu’on a des attaches historiques profondes, parce que c’est le principal critère que demandent les autorités romaines à la fois de façon légale et les autorités intellectuelles.

Une religion, c’est une religion qui a des attaches ; et pour les élites romaines, le christianisme est une superstition.

Ce qui caractérise une superstition, c’est d’une part son caractère irrationnel et d’autre part son manque de lettres de noblesse : une vraie religion a un passé glorieux, mais un mouvement qui naît comme ça et qui fait immédiatement un certain nombre d’adeptes n’est pas une école religieuse noble et sérieuse.

La perception romaine des chrétiens

Avec  beaucoup de prudence, on peut dire que dans un premier temps, les Romains l’ont perçu comme un mouvement à l’intérieur du judaïsme. Et puis peu à peu, ce groupe va prendre une autonomie de plus en plus typée. C’est évident que quand à propos de Néron on parle des chrétiens, on a tout à fait conscience qu’il y a un groupe original qui s’est constitué.

Alors, pourquoi chrétiens ? Parce que l’origine du terme de chrétiens n’a aucun rapport avec ce que nous appelons maintenant des chrétiens. Le mot chrétien, qui est de formation latine – christiani avec un suffixe latin –, est apparu dans le monde romain au moment de la fin du règne de Caligula, début du règne de Claude, pour désigner des juifs messianiques à Antioche, qui étaient poussés par un certain Chrestos – un messie. Poussés et non pas tirés, c’est-à-dire poussés par une espérance, un messianisme urgent : la fin du monde arrive. Alors, il se pourrait que cette appellation de chrétiens dans le monde romain soit une appellation criminelle et y reste longtemps. Dans les Actes des Apôtres, au chapitre 11,26, c’est à Antioche que des disciples furent qualifiés de chrétiens, c’est-à-dire chrétiens sur cette appellation criminelle.

Les « cristianos » de Rome, les chrétiens sont du point de vue des Romains des partisans d’un homme qu’ils avaient exécuté, ou d’un agitateur politique, un bandit, un asocial.

La lettre de Pline le Jeune, que l’on peut situer aux alentours de 112, témoigne que non seulement les Romains considéraient les chrétiens comme des criminels – criminales –, mais également que leur hostilité provenait de l’influence grandissante des chrétiens, influence embarrassante pour certains ordres de la société civile.
Pline le Jeune, gouverneur de la Bithynie au début du deuxième siècle, écrit à l’empereur Trajan et lui prend conseil, car comme il veut savoir comment il doit se comporter vis-à-vis des chrétiens, puisqu’après en avoir exécuté beaucoup, il commence à avoir des doutes sur la politique. Il dit qu’à ce régime, la province de Bithynie sera entièrement dépeuplée, car il a découvert qu’elle était pleine de chrétiens. Dans cette fameuse lettre, il y a des détails très intéressants.  En preuve, ces chrétiens se réunissent à l’aube et chantent un hymne au Christ comme à un dieu.
Le gros problème de Pline le Jeune : il ne comprend pas ce que c’est que ces gens ; ils disent qu’ils sont chrétiens – qui sait ce que ça veut dire ? Christ, encore comme on a le nom propre Chrestos, assez répandu,  mais qui sont ces chrétiens ? Ça, c’est incompréhensible. Et quoi faire avec eux ? Finalement, il n’y a pas de législation : est-ce qu’ils mettent en danger ou est-ce qu’ils contestent l’autorité de Rome ? Bon, Pline ne sait pas du tout, parce qu’ils ne sont pas repérables dans le paysage comme ça ; ou bien ils ne sont pas bien, mais alors ils sont pas bien comme tout le monde, ou bien ils sont juifs. Alors, s’ils sont juifs, ils ont des privilèges qui font qu’on les déteste, mais on reconnaît leur droit à avoir leur culte à eux, etc. Mais des païens qui sont comme des juifs, c’est incompréhensible.

La situation conflictuelle des théologiens chrétiens du IIe siècle

Justin et les théologiens chrétiens du deuxième siècle se retrouvent dans une situation conflictuelle très paradoxale : ils revendiquent l’héritage d’Israël en voulant tous les bénéfices, et dans une polémique féroce, combattent les Juifs qui ne partagent pas leur foi.
Dans les cercles rabbiniques, il fallait exclure les disciples de Jésus, et dans les cercles chrétiens, il fallait revendiquer qu’on était le véritable Israël. D’un seul coup, on ne sait pas qui a commencé, qui a été le premier. Il y a deux communautés qui prétendent toutes deux être élues, qui se considèrent comme la communauté de Dieu, qui jouent sur le même terrain de l’espérance messianique. Alors, reste la question fascinante : qui a commencé ?

Si l’on se place sur le terrain de l’idéologie de la séparation, il y a des Gentils convertis au christianisme dès le début ou le milieu du IIe siècle ; certains d’entre eux continuent de fréquenter la synagogue, c’est-à-dire des non-circoncis qui reçoivent l’eucharistie mais continuent à manger casher et à observer le shabbat. La virulence de la polémique montre bien qu’il y avait toujours un aller-retour entre les deux religions.

Quand on arrive au christianisme officiel de l’Empire, Justinien légifère ; le fait même qu’il y ait des lois sur séparer les chrétiens des juifs montre bien que cet effort avait encore toute sa raison d’être. Il n’y a clairement séparation qu’au moment de l’effondrement de la cité méditerranéenne au Moyen Âge. Depuis, cette séparation a eu des conséquences terribles sur les relations à travers l’histoire.

Les relations historiques entre Juifs et Chrétiens

À travers deux mille ans d’histoire, les relations entre les juifs et les chrétiens ne sont pas des relations idylliques, loin de là. La relation chrétienne aux juifs et au judaïsme est une relation problématique par essence, puisque le christianisme est né du judaïsme, a conservé les écrits juifs et s’est appelé très vite verus Israël, le véritable Israël en volant aux juifs leur identité, par substitution.

Ce qu’il faut comprendre de façon plus précise, c’est le passage de l’antijudaïsme, de la polémique contre le judaïsme qui n’est pas une religion fausse mais qui n’est pas la religion véritable dans son modèle définitif – c’est de l’antijudaïsme qui est inéluctable dans toute la théologie chrétienne – à l’antisémitisme. Il ne s’agit pas de la polémique contre le judaïsme représentant une forme non achevée de la vérité, mais une haine des juifs en tant que juifs ayant tué le Christ, ayant commis le péché de déicide.

Du IIe siècle, nous avons des accusations de déicide, et ayant refusé de se convertir. Donc, tout est accompli, et maintenant il n’y a plus besoin des juifs ; c’est fini. Alors, comment cela se fait qu’ils existent encore ? Augustin en dit : ils sont esclaves porteurs d’Écritures dont ils sont témoins, mais au fond, il justifie mais il ne comprend pas. Il ne comprend pas parce qu’à la fois il faut que les juifs existent -d’abord parce qu’il y a une réalité : les juifs existent – et ils existent en tant que juifs, juifs qui ont refusé le Christ.
C’est quelque chose qui est très difficile à comprendre dans la mentalité chrétienne – chrétienne au sens de non juifs –, parce que là il y a un paradoxe, une difficulté,une peur ou un doute, en tout cas une question. Quand on est non juif et qu’on professe que Jésus est le Messie d’Israël, et qu’on constate qu’Israël – en tout cas dans sa majorité, Israël encore une fois au sens biblique du terme – en tout cas dans la majorité d’Israël aujourd’hui ne reconnaît pas que Jésus est le Messie d’Israël, que peut dire un non juif : « c’est le Messie le leur, alors qu’eux disent non, ce n’est pas le nôtre ? » Donc, quelque part, il doit y avoir un doute, une question, une anxiété qui se joue là-dedans et qui joue sur la perception aussi du peuple juif, c’est-à-dire du coup s’ils n’acceptent pas, il faut dire qu’ils sont dans l’erreur, parce que si ils sont pas dans l’erreur, alors c’est le chrétien qui est dans l’erreur.

Ce thème fait que la tradition chrétienne a estampillé les juifs comme les méchants par excellence, l’essence même du mal. Même si c’est extrêmement déroutant. Cela prend tout son sens quand on analyse le chemin emprunté par le christianisme. C’est un peu une confiscation de l’héritage mais la notion de verus Israël va encore plus loin : c’est que le peuple lui-même non seulement a été dépossédé de la bibliothèque sacrée et des personnages sacrés – les pères, ce qu’on appelle les pères dans le judaïsme –, mais en plus il est dépossédé de son statut de peuple d’Israël. C’est ça qu’il faut bien se mettre en tête : c’est qu’il y a des écrits chrétiens qui sont allés jusque là, c’est que pour eux la notion de verus Israël c’était de dire : nous sommes le véritable Israël parce qu’il n’y a plus d’Israël et que nous avons pris sa place.

Il faut bien admettre que les disciples de Jésus ont piraté certaines promesses faites à tout Israël. Ils ont détourné la terminologie, ils ont repris les Écritures, ce que l’on réinterprète de façon radicale. Un opposant au christianisme aujourd’hui pourrait accuser les premiers disciples de Jésus d’avoir piraté des Écritures ; un chrétien présenterait les choses d’une manière différente : il n’y a pas eu de piratage, mais de nouvelles façons.

À partir du début du deuxième siècle qu’on pourra sans réserve parler du christianisme comme d’une entité religieuse autonome et structurée. Il est vrai qu’on s’en aperçoit avec Ignace d’Antioche, puis avec Justin Martyr, avec l’Épître de Barnabé ; alors, revendiquer pour elle la titulature d’Israël, le bénéfice des promesses, rejeter Israël dans la mauvaise connaissance de Dieu, dans l’ignorance de la Loi, dans l’infidélité par rapport à la Loi, et récupérer pour l’ensemble de l’état d’Israël ce qui n’est pas affirmé dans le Nouveau Testament, ce qui va être une affirmation des écrits chrétiens à partir de ce moment.

La théologie de la substitution et l’image du Juif imaginaire

On va construire, sur et à partir de la théologie de la substitution, on va construire sur la notion du châtiment, et on va construire toute une image qui en plus est tout à fait curieuse. Quasiment jusqu’à aujourd’hui, c’est une image d’un juif imaginaire qui est construite dans les sources chrétiennes. Parce que plus on va avancer dans le temps plus les chrétiens vont avoir une connaissance exacte et précise de ce que sont leurs juifs contemporains. On sait qu’ils existent, mais qu’est-ce que c’est qu’être juif au cinquième siècle ou au VIIIe siècle, comment ils vivent ? Il va y avoir des conciles et des mesures qui vont être prises à l’encontre des juifs, mais quelle conscience y a-t-il parmi les chrétiens de la réalité de ce que vivent les juifs ? Ça va être extrêmement limité et de plus en plus limité.

Finalement on va raisonner sur les juifs à partir de l’Ancien Testament ou à partir des images les plus réductrices qu’on peut construire à partir du Nouveau Testament, et on va voir se développer dans les sources chrétiennes un juif imaginaire.

Petit aparté sur la distinction imaginale du juif par les chrétiens

Dès le Moyen âge, sur les sculptures, on affublait les juifs d’une coiffe les désignant comme «sans prépuce».  Ainsi, sur le tympan méridional de l’abbatiale St Pierre de Beaulieu-sur-Dordogne (début XIIe s.), les juifs la portent et même certains dévoilent leur circoncision judaïque :

L’art chrétien des enluminures utilisait les mêmes modèles de représentation. Ainsi dans le Florilège de la France du Nord vers 1280, Aaron, le grand prêtre allumant la ménorah du Temple, est identifié comme juif en portant cette coiffe 

Au XVe siècle, on voit bien ce rapport entre la circoncision (d’Abraham) et le bonnet sexué sur l’enluminure de la Bible traduite en français par Jean de Sy (Genèse, chap. VIII, 1-Deutéronome, chap. XXXIV, 6.

Les enluminures des Heures de Rohan du XVIe s. identifient également le juif ainsi, le montrant achetant la tunique de Jésus au légionnaire.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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