sam 27 décembre 2025 - 18:12

Le planisphère d’Alexandre Lenoir (1814), ou la franc-maçonnerie rêvée comme mémoire des Mystères

Et si, pour comprendre la franc-maçonnerie, il fallait lever les yeux avant d’ouvrir les livres ? En 1814, Alexandre Lenoir ne se contente pas de raconter une origine : il la dessine. Son planisphère n’est pas une jolie planche d’érudition, mais une machine à convaincre, un Temple circulaire où les signes, les décans, les planètes, les génies et les noms sacrés s’assemblent comme les pierres d’un même édifice. Ici, l’Antiquité n’est pas un passé : c’est une voûte, et cette voûte cherche encore à peser sur nos imaginaires initiatiques.

Musée de la Franc-maçonnerie
Musée de la Franc-maçonnerie
Appellation « musée de France » - Ministère de la Culture
Appellation « musée de France » – Ministère de la Culture

Il faut regarder cette planche comme Alexandre Lenoir veut qu’on la regarde : non pas comme une belle image d’érudition, mais comme une preuve. D’ailleurs, le fac-similé, en vente au musée de la franc-maçonnerie qui bénéficie depuis 2003 de l’appellation « Musée de France », porte la phrase-programme, brutale de clarté, qui commande tout le dispositif :

« Pour prouver l’antiquité de la franc-maçonnerie, son origine, ses mystères… je remonterai aux Égyptiens… je développerai les mystères de leur religion, et je ferai connaître leurs principales divinités… »

Tout est là. Alexandre Lenoir ne « raconte » pas l’Égypte : il l’emploie comme socle. Et sa planche n’est pas un ornement : c’est un argument en forme de cosmos.

Une planche à lire comme un Temple : du centre vers la circonférence

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Le cœur de l’image – ce petit disque noir et blanc – agit comme un rappel essentiel : la lumière n’est jamais donnée d’un bloc. Elle se phase, elle se mesure, elle se reçoit. Lenoir construit ensuite son monde en cercles concentriques, comme on élève un Temple par assises :

  • au centre, un principe (l’alternance, le rythme, la polarité) ;
  • puis les douze signes (la structure) ;
  • puis les décans (le détail, la subdivision opérative : trois « parts » par signe) ;
  • puis l’immense couronne des correspondances, où chaque secteur devient un dictionnaire initiatique.

Ce n’est pas un zodiaque de salon : c’est une roue de lecture. Et la roue est faite pour tourner dans l’esprit.

Planisphère, détail

« Planisphère iconologique des signes et de leurs décans » : la clé des 36

Le titre est capital : Planisphère iconologique des signes et de leurs décans, « sphère à figures des Égyptiens, des Perses, des Indiens et des Barbares ». Alexandre Lenoir revendique une iconologie comparée : les images sont des langues, et les peuples anciens ont écrit leurs mystères dans le ciel.

Or, les décans sont 36 (3 par signe). Et dans ton premier extrait, Alexandre Lenoir dresse précisément les 36 constellations extrazodiacales chez divers peuples. La planche prend alors un relief décisif : elle n’est pas un simple catalogue, elle vise une structure universelle à 36 degrés, une charpente immémoriale qu’Alexandre Lenoir veut faire remonter à l’Égypte et diffuser ensuite vers la Grèce, l’Arabie savante, l’hébreu, et jusqu’aux systèmes symboliques modernes.

Planisphère, détail

Autrement dit : le nombre travaille. Et le nombre, en ésotérisme occidental, n’est jamais innocent : il ordonne, il hiérarchise, il scande l’accès.

La couronne des sept : l’ordre planétaire comme « rituel » du ciel

Autour du cercle, on lit la série des sept astres traditionnels (Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), associée à des numéros (1, 2, 3). L’effet n’est pas décoratif : c’est une manière de dire que les décans ne sont pas seulement des divisions du signe, mais des régimes, des « gouvernances » successives.

On entre ici dans l’ancienne logique du monde : le ciel n’est pas une carte, c’est une administration sacrée. Chaque portion du temps et de l’espace dépend d’une influence, d’un génie, d’une vertu – ce que la tradition nomme tour à tour : planètes, anges, intelligences, principes.

Les « septénaires » : la grande couture des correspondances

Le tableau intitulé « Septénaires relatifs au système hiéro-astronomique, physique, cabalistique… » est une charnière. Alexandre Lenoir y aligne, pour les sept planètes, une série de correspondances : jours, influences, signes, noms, caractères, hiéroglyphes, listes qui passent du religieux au médical, du mythologique au talismanique.

Planisphère, détail

Ce tableau révèle la méthode d’Alexandre Lenoir : il ne prouve pas par une date ou un document d’archive, il prouve par continuité de structures. Si les mêmes sept se retrouvent partout, sous des noms différents, alors il y aurait une tradition-mère dont la franc-maçonnerie serait l’une des formes tardives.

C’est discutable historiquement, bien sûr (et c’est là qu’on peut introduire, dans ton article, une distance critique). Mais symboliquement, le geste est puissant : Alexandre Lenoir fabrique une grammaire où les colonnes du Temple deviennent des colonnes du monde.

« Astrologique, iatrique, alchimique, et magique » : le Temple comme laboratoire

L’autre grand tableau – « Astrologique, iatrique, alchimique, et magique, des peuples anciens… » – va encore plus loin. Il expose ce que beaucoup de maçons du XIXᵉ siècle pressentent : qu’entre médecine des humeurs, alchimie des métaux, lecture des astres et liturgie des rites, il existe des ponts.

Ici, la planche devient presque un manuel de correspondances. Elle met sur la même table :

  • les signes et les divisions du temps,
  • les usages médicaux (iatrique),
  • les résonances métalliques et transmutatoires (alchimique),
  • et les procédés symboliques (magique, au sens traditionnel : opératif).

On comprend alors pourquoi Alexandre Lenoir parle de « mystères anciens et modernes » : il veut montrer que la modernité initiatique n’est qu’une traduction – plus morale, plus philosophique – d’un antique langage cosmique.

Les deux petits planisphères « égyptiens » : hémisphère austral, hémisphère boréal

Les disques secondaires sont loin d’être anecdotiques. Leur titre – Planisphère égyptien, hémisphère austral / boréal – et les segments nommés en « Empires » (Typhon, Canop(e), Charon, etc.) donnent une scène : le ciel est découpé en juridictions mythiques.

Jonitus, les débuts de l’astronomie (1343-1348) – Wikipédia

On peut lire cela comme une théologie du firmament : des puissances s’y affrontent, s’y répartissent, s’y succèdent. Le cosmos devient drame. Et c’est précisément ainsi que fonctionnent les mystères : par une dramaturgie des forces, une pédagogie par images, une mémoire par figures.

Pour un lecteur maçonnique, l’écho est immédiat : la voûte étoilée du Temple n’est pas un plafond, c’est un rappel que l’initiation est une cosmologie intériorisée. Le maçon travaille en bas, mais il est jugé – au sens symbolique – par ce qui le dépasse.

Ce qu’Alexandre Lenoir dit et ce qu’il révèle sans le vouloir…

Il veut « prouver ». Mais son planisphère révèle surtout l’esprit d’une époque : celle où l’on cherche des origines grandioses, où l’Égypte devient une matrice imaginaire de l’Occident, où l’on confond parfois filiation historique et parenté symbolique.

Le planisphère : tenir les deux lignes à la fois

  • Oui, la planche est un objet splendide : elle montre la franc-maçonnerie rêvant son passé comme une archéologie du sacré.
  • Oui, elle dit quelque chose de profondément maçonnique : la quête d’un langage universel, l’idée que les symboles survivent aux ruines.
  • Mais elle doit aussi être lue comme un montage intellectuel : une tentative de continuité totale (tout vient d’Égypte, tout s’explique par le ciel), qui est davantage un mythe savant qu’une démonstration au sens moderne.

Et pourtant, ce « mythe savant » travaille encore nos loges : parce qu’il donne une image juste de la fonction initiatique du symbole. Non pas dire « voilà l’origine », mais dire : voilà une forme qui relie.

Au fond, Alexandre Lenoir n’a peut-être pas « prouvé » ce qu’il prétendait prouver mais il a fait mieux, et plus dangereux. Il a donné une forme. Or une forme, lorsqu’elle est juste, survit aux réfutations. Cette roue d’encre et de silence nous rappelle que l’initiation ne s’évalue pas à l’âge d’un parchemin, mais à la puissance d’un symbole qui tient debout. Le maçon qui contemple ce planisphère comprend alors ceci… Que le vrai héritage des Mystères n’est pas dans une filiation à exhiber, mais dans une exigence à porter.

Et si la voûte étoilée domine le Temple, ce n’est pas pour décorer nos tenues : c’est pour nous demander, à chaque pas, si nous bâtissons encore à la hauteur du ciel.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.
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