sam 15 novembre 2025 - 13:11

Humanisme n°349 – Antisémitisme : L’esprit contre la haine

Il existe des numéros qui ne se contentent pas d’informer. Ils orientent la boussole intérieure, ils frappent à la pierre dure de nos évidences, ils redonnent à la pensée la vigueur d’un serment. Ce volume d’Humanisme porte cette force. L’éditorial de Christophe Devillers ouvre la marche avec un timbre sans concession. Nous y entendons l’ancienne promesse de l’universalisme se dresser contre la confusion contemporaine, non comme un mot d’ordre, mais comme une discipline de l’esprit. Tenir ferme la voie claire, ne pas céder à la superstition vengeresse, refuser l’assignation identitaire qui mutile, tout cela n’est pas une posture, c’est une ascèse. L’Obédience y apparaît gardienne d’une eau limpide, celle de la roche philosophale, qui ne sépare pas, qui purifie.

HUMANISME – Antisémistisme

Dans l’entretien avec Pierre Bertinotti, la maison fraternelle respire, vivante, traversée d’un souffle qui conjugue tradition et anticipation. Le Grand Maître ne rêve pas d’une citadelle, il parle d’un organisme qui se transforme, d’une écoute patiente, d’un progrès réglé par la parole et par la ritualité. Nous retrouvons le triangle de nos fidélités, liberté, égalité, fraternité et la laïcité comme espace apaisé où la conscience se tient debout. La mission est simple et exigeante. Réconcilier ce que l’époque divise, faire travailler ensemble des sensibilités qui parfois s’ignorent, créer des ponts entre l’atelier intérieur et le monde, maintenir la dignité de la méthode et l’ouverture du cœur. La parole du Grand Maître vaut moins pour ce qu’elle promet que pour ce qu’elle demande. Une éthique de responsabilité, une patience, une constance.

Maïmonide

Vient alors la leçon des Anciens, portée par Jacques-Louis Perrin. Averroès et Maïmonide s’y avancent comme deux visages de la raison hospitalière. L’un commente Aristote et affronte l’exil, l’autre soigne les corps et éclaire les âmes, tous deux refusent la servitude du littéralisme. Leur fidélité ne brise pas la lettre, elle la hisse vers un sens plus haut. Ils acceptent la difficulté de la nuance, la lenteur du commentaire, le travail de conciliation entre foi et savoir. À travers eux, l’esprit maçonnique se reconnaît, car la quête se nourrit d’une double exigence. Le respect du mystère et l’exercice de la logique. Nos loges savent ce fil d’équilibre, qui protège de la violence du zèle et des séductions du relativisme. Ces deux maîtres nous rappellent qu’une société devient respirable quand la raison ne chasse pas la transcendance et quand la religion n’efface pas la pensée.

La troisième voix, celle sur laquelle se porte mon troisième regard, plonge au cœur des profondeurs contemporaines. Marc Knobel y explore l’expression de l’antisémitisme sur le Net, dévoilant les formes nouvelles d’une haine ancienne qui, sous le masque de la modernité, poursuit son œuvre de nuit. La description est précise et sans dramatisation inutile. Nous voyons les anciennes haines changer d’allure, emprunter les codes du divertissement, se draper d’ironie, saisir l’économie de l’attention, profiter d’algorithmes qui amplifient la charge émotionnelle. Les forums deviennent des antichambres, les plateformes des chambres d’écho, la viralité forge des bulles où la rumeur se sent chez elle. La haine en ligne n’est plus un ilot marginal, elle touche à la normalité, elle s’infiltre dans des usages, elle s’habille de commentaires, de blagues, de montages. Le texte propose une réponse à deux étages. Une politique ferme qui responsabilise les acteurs et protège les victimes. Un investissement patient dans l’éducation, afin que chacun apprenne à reconnaître les manipulations, à nommer la rhétorique de l’obsession, à déceler la pulsion d’ordre qui se venge de la complexité. Rien de manichéen. Un diagnostic lucide et une préparation à la vigilance.

Delphine_Horvilleur_par_Claude_Truong-Ngoc_mars_2019

Au-dessus du dossier flotte une phrase de Delphine Horvilleur, placée comme une inscription tutélaire. « L’antisémitisme est une passion de l’ordre, il hait ce qui échappe, ce qui se dérobe, ce qui ne se laisse pas ranger. »

Tout est dit du ressort profond de cette vieille fureur. Elle ne supporte pas l’inclassable, elle guette l’écart, elle punit la singularité. Notre tradition répond par un autre ordre, non pas l’ordre qui enferme, mais l’harmonie qui donne place. La géométrie de l’atelier est une pédagogie de l’âme. Elle apprend à assembler sans écraser, à unir sans uniformiser, à reconnaître dans l’altérité la chance d’un agrandissement intérieur.

Ce numéro ne joue pas le présent contre l’histoire, il refuse les conforts inverses. Il montre comment la haine se métamorphose et pourtant reste la même, comment la pensée change de vêtement et pourtant demeure fidèle à son axe. Nous sortons de cette lecture avec une double injonction. Travailler la lucidité et maintenir la douceur, connaître les mécanismes et tenir la fraternité comme fin. L’esprit des Lumières n’est pas un musée, c’est une façon d’habiter le monde.

Afin d’embrasser la richesse du volume, voici un panorama des contributions qui composent ce cheminement. Paul Salmona éclaire la place des Juifs dans le récit national, il révèle la zone aveugle où se tissent des oublis qui déforment la mémoire commune, il montre comment une nation se raconte quand elle accepte ses complexités. Dominique Schnapper décrit les métamorphoses et les permanences de l’antisémitisme, elle suit le fil d’une obstination qui change de masque, elle mesure l’effet des contextes politiques et des styles intellectuels sur la vitalité de cette haine. Pascal Ory s’attache à la mécanique de la détestation, il scrute les ressorts culturels et passionnels qui conduisent à la haine du Juif, il met à nu la logique de diabolisation qui prépare l’exclusion et parfois l’extermination.

Vincent Duclert revient à l’affaire Dreyfus, il en rappelle la valeur fondatrice, non comme un épisode ancien, mais comme un laboratoire du courage civique et de la vérité méthodique. Pierre-André Taguieff remonte aux sources du mythe du complot juif international, il suit ses avatars, dévoile ses opérations de collage idéologique, met au jour la force d’attraction des récits totalisants qui promettent une clé unique au chaos du monde. Frédéric Dabi propose une lecture fine de l’opinion française, il observe une prise de conscience réelle, il signale des signaux faibles préoccupants, il rappelle que l’espace public se gagne chaque jour par l’éducation et par la parole responsable. Bernard Fialaire précise la réponse législative dans l’enseignement supérieur, il détaille des outils, il en cerne les limites, il inscrit l’action publique dans une stratégie durable qui protège sans étouffer la liberté. Alexandre Bande et Pierre-Jérôme Biscarat analysent l’après sept octobre, ils replacent l’onde de choc dans l’histoire politique française, ils nomment les fractures nouvelles et les lignes de fuite qui traversent les milieux militants comme les discours médiatiques. Marc Knobel, déjà évoqué, trace l’anatomie de la haine numérique et en dessine les antidotes, avec une pensée qui joint rigueur et humanité. François Rachline conclut par une méditation sur l’antihumanisme, il rappelle que la haine du Juif n’est pas une haine de plus, elle vise l’humanité même, elle attaque l’idée que chaque personne porte un infini en partage.

Ce déploiement ne vaut pas seulement par la somme des savoirs. Il tient par la tenue intérieure que la revue exige. Une tenue au sens le plus maçonnique du terme. Les auteurs y travaillent comme des Frères aux métiers différents, rassemblés par le même désir de lumière.

Un volet Histoire nous entraîne dans un entretien avec Stéphane Nivet qui ouvre un passage de mémoire vive et de transmission, promesse d’éternité par la trace humaine plus forte que l’oubli. Dans la veine citoyenne, Bruno Fuligni réinvente le banquet républicain et rappelle cette liturgie profane où la parole fraternelle circule, où la convivialité devient pédagogie civique. Côté littérature, Damien Cesselin poursuit son parcours zolien et trouve dans La Joie de vivre une leçon d’humanité qui résiste aux fatalités sociales. Le cinéma, avec Benoît Recco, s’arrête sur « Le vieil homme et l’enfant » et met à nu une scène d’antisémitisme ordinaire qui dit beaucoup du temps et de l’intime. La musique, sous la plume de Jean Kriff, rend justice au Frère François-Joseph Gossec, maître de l’équilibre classique et artisan d’une sociabilité sonore qui a façonné l’espace public des Lumières. Les pages livres se referment sur deux lectures qui parlent à notre atelier intérieur.

Philippe Foussier ancien Grand Maître du GODF (Source Blog de Jean-Laurent Turbet)

Philippe Foussier examine l’ouvrage d’Alain Bauer et Roger Dachez et interroge ce que les francs-maçons font de la politique quand ils choisissent la responsabilité plutôt que l’incantation. Et, sous la plume de Gregor Tacite, l’ouvrage de Cécile Révauger ramène aux fondamentaux et rappelle que devenir franc-maçon demeure une aventure de liberté, de connaissance et de service, loin des clichés et des simplifications.

Nous retenons enfin la tonalité de l’ensemble. Rien d’apocalyptique, rien d’euphorisant. Un courage lucide et tranquille qui sait la gravité des temps et garde la confiance. La Franc-Maçonnerie se tient dans cette ligne, fidèle à l’héritage des Lumières, attentive aux blessures présentes, consciente de la responsabilité qui vient avec le savoir. L’antisémitisme hait ce qui échappe et se dérobe. Nous choisissons la liberté qui accueille et qui élève. L’atelier continue son œuvre, pierre après pierre, parole après parole.

Ainsi la Franc-Maçonnerie, fidèle à sa vocation humaniste, éclaire les ténèbres du fanatisme.

Humanisme n° 349 – Antisémitisme / Revue des francs-maçons du Grand Orient de France – Conform édition, novembre 2025, N°349, 128 pages, 17 € port inclus Conform édition, le site

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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