Dans un monde marqué par des crises multiples – sociales, sanitaires, et morales –, la spiritualité émerge comme une réponse potentielle aux désordres contemporains. À travers un entretien captivant diffusé sur la chaîne Antithèse, l’anthropologue de la santé Jean-Dominique Michel explore cette idée, affirmant que la spiritualité pourrait être la seule voie viable pour surmonter les manipulations, les emprises et les dérives sociétales.
Une société aveugle face à la perversion
Michel commence par souligner une faiblesse collective : l’incapacité des « gens de bonne volonté » à reconnaître les phénomènes de manipulation destructrice, d’emprise ou de perversion. Cette cécité, selon lui, découle d’une difficulté à imaginer que certains individus puissent intentionnellement nuire pour leur profit. La majorité des gens, même dans leurs moments de colère, n’ont pas pour objectif de faire souffrir autrui. Pourtant, cette naïveté expose les sociétés à des prédateurs – sociopathes ou manipulateurs – qui prospèrent grâce à cette absence de lucidité.
Il observe que, face à ces comportements, les excuses fusent : « ce sont des querelles d’ego » ou « des désaccords ». Mais le harcèlement ou l’emprise ne relèvent pas de simples conflits personnels. Cette incapacité à nommer le mal conduit à des cycles de victimisation répétés. Seule une expérience douloureuse, comme celle vécue par Michel lui-même, permettrait d’ouvrir les yeux. Il y voit une leçon pédagogique à l’échelle mondiale, une chance de démasquer ces dynamiques pour que les manipulateurs perdent leur pouvoir.
Le vide spirituel, source de désespoir
Michel avance une thèse provocante : une société qui rejette le sacré s’expose à la dépression, à l’agression et à l’addiction. Cette absence de dimension transcendante laisse un vide que les tensions actuelles – radicalisation, traumatismes répétés – exacerbent. Pourtant, il perçoit un espoir : un désir universel de « vivre une bonne vie » coexiste avec les agissements d’une minorité de prédateurs. Cet éveil de conscience, encore en gestation, pourrait permettre de reprendre le pouvoir face aux forces destructrices.
Sa propre trajectoire illustre cette quête. Après 35 ans en santé publique, dont une rupture en 2020 pour avoir critiqué la gestion du Covid, il s’est retiré de la « dissidence » pour revenir à ses premiers amours : la salutogénèse (les ressources de santé) et la spiritualité. Cette dernière, selon lui, offre un levier pour penser différemment un monde que les systèmes politiques ne réforment plus.
Définir l’indéfinissable
Qu’est-ce que la spiritualité ? Michel s’appuie sur une approche phénoménologique, observant comment les individus vivent ces expériences. Elle transcende la quotidienneté, touchant au sens et à une dimension immatérielle ressentie comme « plus vraie » que la réalité ordinaire. Ces moments – lumineux, synchroniques, mystiques ou esthétiques – sont ineffables, difficiles à mettre en mots, mais universels à l’espèce humaine.
Il lie cette quête au développement de la conscience, apparu avec le langage et les rites funéraires il y a environ 100 000 ans. Contempler le mystère – pourquoi existons-nous ? quel sens à la mort ? – définit la spiritualité. Cette question ouverte, sans réponse définitive, stimule un effort créatif constant à travers les cultures, contrastant avec les visions matérialistes qui peinent à tenir face aux avancées scientifiques sur l’émergence de la complexité universelle.
Spiritualité et santé : un lien scientifiquement validé
Les recherches, avec plus de 20 000 articles publiés ces 25 dernières années, confirment un impact positif de la spiritualité sur la santé. Les pratiquants réguliers, qu’ils adhèrent à une religion ou non, réduisent leur risque de mortalité d’un tiers, quel que soit leur âge. Cette pacification face au destin influence la neurophysiologie, diminue le stress et renforce les liens sociaux, à condition que les valeurs partagées soient bienveillantes.
Cependant, toutes les spiritualités ne sont pas bénéfiques. Les systèmes de domination (gourous) ou les visions paranoïaques d’un dieu punitif génèrent anxiété. À l’inverse, la gratitude, la pleine conscience ou la prière – comme le rosaire – stimulent des états de conscience augmentés, favorisant l’intuition et le bien-être. Ces pratiques, accessibles à tous, contrastent avec une médecine qui tarde à intégrer cette dimension, freinée par un nihilisme dominant.
Le défi d’un sacré collectif
Face à la crispation des autorités publiques contre les signes religieux et à l’impérialisme nihiliste – illustré par des politiques antivie comme l’euthanasie ou l’écofatalisme –, Michel déplore une rupture avec les racines spirituelles. La modernité, en rejetant traditions et religions au nom du progrès, a engendré un vide que le nihilisme exploite. Pourtant, le retour du sacré, même sous des formes individualisées, pourrait répondre à ce besoin collectif.
Il nuance : le christianisme, souvent diabolisé pour l’Inquisition ou les croisades, a aussi porté solidarité et dignité, comme sous l’ancien régime avec ses systèmes corporatifs. Rejeter ce passé en bloc, sans proposer d’alternative, aggrave la crise. Un renouveau spirituel, respectueux des expériences individuelles, pourrait émerger, mêlant neurosciences et traditions revisitées.
Une voie d’émancipation
Michel conclut sur une note d’espoir. Inspiré par Victor Frankl, qui souligna l’importance du sens face à l’absurde des camps, il voit dans la spiritualité une libération. Accepter la peur et la souffrance, sans s’y soumettre, transforme la relation à la vie. Cette liberté, où l’altruisme et l’égoïsme se fondent, dépend d’une éducation au beau, au relationnel et à la gratitude.
Malgré les défis, la circulation d’idées et d’expériences riches pourrait changer la donne, renversant les plans d’asservissement par une prise de conscience collective.
La spiritualité, en somme, apparaît comme une voie possible pour retrouver une humanité épanouie.