sam 18 octobre 2025 - 18:10

Bordeaux honore Agricole Perdiguier : la fraternité comme ouvrage

À Floirac, le 8 novembre 2025, Compagnons de tous les Devoirs et amis des métiers rendent hommage à Agricole Perdiguier, Avignonnais la Vertu, menuisier du Devoir de Liberté, écrivain et pacificateur. Une journée pour rappeler qu’un métier n’est pas seulement une technique, mais une éthique de vie, et qu’une fraternité se construit, pierre après pierre, dans la paix retrouvée.

La Fédération compagnonnique ouvre grand sa maison, au 6 avenue Jean-Alfonséa. Les affiches disent l’essentiel : une silhouette de trois-quarts, un regard qui ne cède pas, une signature qui paraît flotter au-dessus du temps. Agricol Perdiguier, né en 1805, mort en 1875, n’est pas qu’un nom dans une anthologie des métiers. Il est la preuve qu’un livre peut défaire la violence, qu’une parole tenue peut arrêter la main qui se referme en poing. Son Livre du Compagnonnage et ses Mémoires d’un Compagnon n’ont pas seulement décrit des usages, ils ont converti la coutume en conscience, l’honneur en horizon, la rivalité en émulation.

Bordeaux est un bon lieu pour parler de paix. Cité de chantiers, de quais et d’ateliers, elle sait la beauté des choses bien faites et l’ombre portée des querelles anciennes. Les Compagnons de la ville ne s’y trompent pas : rassembler « tous les Devoirs », c’est donner à voir l’architecture invisible d’une fraternité. Ici, l’outil n’est pas neutre : l’équerre et le trusquin, la varlope et le ciseau ne servent pas seulement à dresser, tracer, calibrer. Ils obligent. Ils tiennent l’ouvrier droit et l’invitent à transmettre, sans jamais s’arroger le monopole du vrai. Agricole Perdiguier l’a compris avant d’autres : la main devient juste quand l’esprit consent à la concorde.

François Icher

Le programme de la journée ressemble à un chemin bien balisé. François Icher, historien des Compagnonnages, réinscrit la vie et l’œuvre de Perdiguier dans leur terre d’origine : l’enfant d’Avignon, l’ouvrier itinérant, l’écrivain obstiné, le représentant du peuple en 1848 qui défend le monde du travail sans flatter ses démons. Puis Frédéric Thibault raconte la bascule d’un « club des Compagnons de tous les Devoirs réunis » vers l’Union compagnonnique, rappel salutaire : les institutions ne naissent pas d’un décret, mais d’un vœu patient, d’un style de relations, d’une volonté de se parler malgré les pierres d’achoppement. Bruno Barjou interroge « l’esprit de Perdiguier » dans la mémoire des Compagnons d’aujourd’hui : qu’avons-nous gardé de sa douceur tenace, de sa fermeté qui n’humilie pas ? Joël Luyé, enfin, regarde Bordeaux au tournant du XXᵉ siècle : menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté, paysages d’ateliers, circulations du savoir, gestes transmis sur le tas et dans les maisons. Et vient la table ronde, question simple et haute : « Quel héritage Perdiguier nous a-t-il légué ? » L’héritage n’est pas un trésor qu’on cache, il est un usage qui oblige.

Frederic Thibault

On sait la part des fraternités de métiers dans l’invention française du lien social. Les Compagnons ont bâti des ponts et des cathédrales, taillé des pierres et redressé des charpentes, mais ils ont surtout donné une forme à la dignité ouvrière : le Tour de France comme ascèse, la réception comme rite de passage, la devise comme boussole. « Ni se servir ni s’asservir, mais servir » – la formule résonne ici comme une évidence. Perdiguier en a fait une politique de l’amitié : pacifier, ce n’est pas relativiser tout, c’est convertir la force en règle et la règle en justice.

Cette journée bordelaise tombe à point nommé. Le monde du travail cherche ses mots dans la confusion des modèles, les jeunes cherchent des maîtres qui ne confisquent pas l’avenir. Les Compagnons savent répondre par des preuves : des ouvrages signés, des chefs-d’œuvre qui parlent d’eux-mêmes, des maisons où l’on dîne longuement pour mieux se comprendre. Le compagnonnage n’idéalise pas l’homme, il le discipline. Il n’ignore pas la part d’ombre, il la travaille, comme on reprend une moulure mal profilée. Il n’oppose pas la tradition à l’innovation, il les met en dialogue, l’une offrant à l’autre un cadre, l’autre donnant à la première un souffle neuf.

Cette éthique fait écho, pour beaucoup d’entre nous, à l’initiation maçonnique. Dans la Loge comme dans l’Atelier, la même exigence : faire de soi une pierre d’angle, non une pierre d’achoppement. La même pédagogie : par le symbole, par le geste, par la répétition enfin. L’équerre et le compas, l’équerre et le trusquin ne sont pas des emblèmes décoratifs, mais des instruments d’alignement intérieur. Les mots de Perdiguier invitent à une maçonnerie du quotidien : rompre les chaînes de l’orgueil, refuser les querelles de préséance, préférer la main tendue au doigt pointé. Pacifier, ici, n’est pas édulcorer. C’est tenir ferme la règle et généreux le cœur.

Il y a dans la figure de Perdiguier une modernité qui surprend. Il plaide l’éducation, la lecture, les bibliothèques d’atelier, l’ouverture aux débats de son époque. Il choisit la plume pour désarmer le couteau. Il accepte la politique mais refuse l’esprit de faction. Il sait que la fraternité se perd quand elle se mue en clan. Son réalisme demeure une leçon : aucune réforme ne vaut sans exemplarité, aucune concorde ne tient sans institutions qui l’abritent, aucune transmission ne dure sans maîtres humbles et exigeants. On aimerait que ces vérités simples irriguent nos corporations intellectuelles, nos associations, nos Obédiences. C’est à cela que servent les commémorations vivantes : non à célébrer des effigies, mais à rassembler des vivants autour d’une même tâche.

Bordeaux rend hommage à un pacificateur, donc à un bâtisseur. Construire la paix dans un corps de métiers, c’est accepter la lenteur du vrai. On discute, on tranche, on rédige des usages, on se met d’accord sur ce qui se peut et ce qui ne se peut pas. On accepte la contradiction sans injurier. On sait que la querelle est parfois la sœur de la passion, mais que la passion doit apprendre la mesure. Perdiguier a donné un style à cette mesure : l’autorité par la compétence, la tenue par l’exemple, l’avenir par la jeunesse formée. Les Compagnons, ce jour-là, ne se contentent pas de saluer un ancêtre : ils se redonnent une méthode.

Qu’attendre, alors, d’une telle journée ?

Des savoirs précis, des archives ouvertes, des noms propres que l’on replacera au bon endroit. Et plus que cela : un regain de courage pour les maisons de métiers, une énergie renouvelée pour les écoles, une promesse tenue aux plus jeunes : les métiers d’art et de technique ne sont pas des refuges de nostalgie, ils sont des laboratoires d’excellence. La liberté du Devoir n’est pas la liberté de faire n’importe quoi : elle est la liberté de servir plus grand que soi. C’est toute l’actualité d’Agricol Perdiguier.

En sortant, à l’heure du verre de l’amitié, chacun pourra se demander : quelle part de pacification est-ce que j’introduis dans mon propre atelier ? Quelles querelles inutiles ai-je cessé d’alimenter ? Quel savoir ai-je passé à un plus jeune, sans jalousie, avec cette joie propre aux métiers : voir une main qui s’ouvre et apprend ? L’hommage devient alors pratique de vie. Et la fraternité cesse d’être un mot pour redevenir un ouvrage.

Rendre justice à Agricol Perdiguier, c’est rappeler qu’une civilisation se maintient quand elle sait faire de ses métiers des écoles de langage, de beauté et de paix. À Bordeaux, la fraternité n’est pas proclamée. Elle se fabrique, comme un bel assemblage à tenon et mortaise : ajustée, solide, transmissible.

Informations pratiques

Date : samedi 8 novembre 2025, à partir de 14 h / Lieu : Siège de la Fédération compagnonnique, 6 av. Jean-Alfonséa, 33270 Floirac / Intervenants : François Icher, Frédéric Thibault, Bruno Barjou, Joël Luyé / Temps forts : conférences, table ronde « Quel héritage Perdiguier nous a-t-il légué ? », clôture et verre de l’amitié à 18 h 45 / Contact : journal@lecompagnonnage.com

Le Compagnonnage, N° spécial Perdiguier

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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