Nous refermons ce livre avec la sensation d’avoir parcouru moins un traité qu’un axe, moins un système qu’une colonne de lumière dressée entre le chantier des hommes et la source silencieuse. Olivier Chebrou de Lespinats n’additionne pas des degrés, il nous reconduit à l’unité qui les précède et les fonde. Il ose dire que la hiérarchie n’est pas une échelle sociale mais un organisme vivant, une structure qui respire, un squelette mystique où le nombre se transmue en être.

Nous reconnaissons là une ambition rare, car la progression n’y cherche pas l’ornement ni le prestige, elle s’éprouve comme dépouillement et service, jusqu’à l’effacement du sommet.
Nous entrons dans cette pensée par deux mots qui sonnent comme des portes, Taçarrûf et Sulûk. Le premier donne forme, ordonne, administre le monde selon une mesure qui n’est pas policière mais cosmique. Le second fait marcher l’âme, l’ouvre, l’élève, puis la renvoie vers les autres quand le feu intérieur a trouvé son centre. Rien ici ne sépare l’ossature et le souffle. La structure devient mandala opératif et le chemin se laisse lire comme une dramaturgie du cœur. Nous avançons donc dans une double clarté, l’une qui dessine, l’autre qui vivifie, jusqu’à comprendre que l’ordre véritable n’emprisonne pas, il délivre.
La figure du 33e degré ne se présente jamais comme une apothéose.
Elle se tient au contraire dans une zone d’altitude où la vue se simplifie, où la parole se raréfie, où l’autorité se confond avec la capacité d’orienter sans contraindre. L’auteur rappelle le poids symbolique du nombre, la résonance christique des trente années cachées et des trois années de ministère, la colonne vertébrale avec ses trente-trois anneaux qui soutiennent la tête et relient la terre et le ciel, le double trois comme pli d’éternité. Nous pressentons alors que l’échelle écossaise n’est pas un amas de marches, elle est une montée d’intensité, palier après palier, jusqu’à la transparence.
Nous retrouvons au faîte la triade qui règne sans s’imposer.
Le trente et un discerne et mesure, le trente et deux engage la volonté chevaleresque, le trente et trois couronne par l’invisible et veille dans la discrétion. Cette triplicité réveille en mémoire les grandes familles du sacré étudiées par le philologue, historien des religions et anthropologue Georges Dumézil (1898 – 1986) et les harmonies antiques où le prêtre, le guerrier et le producteur se répondent. Ici, la justice cesse d’être vengeance, le glaive cesse d’être conquête, la couronne cesse d’être trophée. La première devient clairvoyance, le second devient verbe tranchant et protecteur, la troisième devient rayonnement silencieux. Nous goûtons la justesse de cette triangulation qui ne sépare pas mais réunit, et nous comprenons que la souveraineté la plus haute opère par présence.

Le Camp des Tentes se révèle comme une vision intérieure.
Ce n’est plus un campement, c’est une géométrie du centre, une ville idéale où la périphérie se règle sur le noyau et où le noyau demeure vide de toute appropriation. Nous reconnaissons la logique du mandala, la loi des cercles concentriques, la douceur d’une lumière qui s’étend sans violence. Tout signe devient lignage, tout emplacement devient fonction, chaque figure retrouve la place qu’elle reçoit et non celle qu’elle prend. La hiérarchie se fait alors circulation, non pas verticale au sens profane, mais axiale, puis radiale. Le centre n’exerce pas, il respire et, par cette respiration, maintient la vie des cercles.
L’ouvrage assume une anthropologie subtile.
Le Temple n’est plus ailleurs. Il est le corps, il est la mémoire, il est l’âme quand elle consent à l’alignement. Les degrés deviennent fréquences et non titres. Ils accordent la harpe humaine, des instincts pacifiés aux pensées clarifiées, jusqu’au point de calme qui accueille la Présence. L’auteur ose la résonance entre la colonne vertébrale, les centres d’énergie et l’Arbre des sefiroth. Nous lisons cela sans syncrétisme ni confusion, plutôt comme une reconnaissance des formes convergentes par lesquelles la Tradition a patiemment figuré la montée vers la couronne. La pédagogie du Rite se laisse ainsi entendre comme un art de l’accord, chaque étape travaillant une corde différente, jusqu’à l’harmonie.
Nous saluons aussi l’audace d’une hypothèse qui situe le Temple dans la tête, non pour réduire l’expérience spirituelle à la neurologie, mais pour dire que l’esprit humain porte en lui l’architecture rituelle et que les degrés, en éveillant des couches de conscience, réhabilitent ce cerveau oublié qui sait contempler. La frontière entre science et Tradition se voit traitée avec délicatesse. La Tradition n’est pas instrumentalisée, la science n’est pas divinisée, et nous retrouvons la voie du milieu où l’intellect devient Intellect quand il consent au silence et à l’émerveillement.
À mesure que nous progressons, quelque chose se retourne.
La véritable montée commence lorsque nous cessons de monter. À partir du seuil du chevalier Kadosch, la marche change de sens. Nous redescendons dans le monde avec une lumière qui ne cherche plus à se montrer. La justice devient miséricorde ferme, l’action devient veille, la souveraineté devient absence lumineuse. La hiérarchie ne nous place plus au-dessus, elle nous place au centre, et du centre nous recevons la charge de tenir l’axe d’un monde qui vacille. Cette descente n’est pas retrait, elle est mission. Elle n’est pas renoncement triste, elle est joie grave.

La langue d’Olivier Chebrou de Lespinats épouse cette visée.
Elle organise sans rigidifier, elle érige sans durcir, elle appelle sans capturer. Elle rappelle René Guénon et Ibn ‘Arabî par l’exigence métaphysique, elle convoque Michel Vâlsân par le sens du Principe, elle emprunte à Dumézil la lucidité des structures et s’autorise, à la manière de certains esprits libres, des traversées latérales qui refusent l’académisme. Cette filiation n’est pas ostentation, elle ressemble plutôt à une scène intérieure où des maîtres veillent.
Nous refermons le volume avec la paix des grandes mises au point. Le Rite, relu dans cette clarté, ne promet ni carrières ni insignes. Il rend à chacun le travail qui lui revient. Bâtir en bas, défendre au milieu, veiller en haut. Puis ramener tout au centre. Le 33e degré ne règne pas, il oriente. Il ne juge pas, il comprend et répare. Il ne combat plus, il tient l’heure et garde la flamme. Nous sortons avec la gratitude d’avoir mieux compris ce que la hiérarchie veut dire. Elle ne mesure pas nos distances, elle aligne nos seuils. Et dans l’alignement, la lumière circule.

Nous souhaitons enfin situer brièvement l’auteur, non pour dresser un palmarès, mais pour comprendre la qualité d’attention qui irrigue son texte. Olivier Chebrou de Lespinats est de ces humanistes pour qui l’étude n’a de sens que transmise. Il explore depuis des décennies les rites, les symboles, les grandes lignées du sacré, et conduit cette recherche avec la fermeté chevaleresque d’un homme qui sait que la souveraineté s’exerce d’abord sur soi. Sa route passe par l’engagement, le silence, le goût de la précision, une fidélité au Principe qui rend sa parole ferme et claire. Il a signé des travaux où l’interrogation métaphysique rencontre la pédagogie du Rite, parmi lesquels nous retenons un livre consacré à la conscience maçonnique qui éclaire déjà l’articulation du cœur et de l’esprit dans la voie écossaise. On retrouve son nom dans la même maison d’édition, où sa voix se situe à la croisée de la recherche et de la transmission.

Sa bibliographie forme une constellation utile à la lecture présente.
Nous y retrouvons ses écrits consacrés à la vie intérieure du maçon et à la manière d’habiter les symboles, autant d’étapes qui préparent cette méditation sur la souveraineté silencieuse. Nous pouvons y ajouter ses travaux plus anciens sur l’histoire et la mémoire de chevaleries spirituelles, ainsi que des publications de tradition où la rigueur documentaire sert toujours une visée d’éveil. Cette constellation dessine une trajectoire, non une collection. Elle souligne une fidélité qui ne se dément pas, et qui donne à ce livre son poids d’expérience.
Ce volume s’adresse à nous tous qui cherchons un passage entre structure et vie.

Nous y lisons un Rite qui retrouve sa nature de pont. Nous y recevons un rappel simple et exigeant. Rien n’est au sommet qui ne soit d’abord au centre. Rien ne demeure au centre qui ne redescende pour servir. À cette condition, la hiérarchie redevient axe vivant, et l’initié, de degré en degré, devient plus clair que lui-même, jusqu’à n’être plus qu’un lieu où la lumière passe.

Le 33e degré – Du nombre à l’Être, de la structure au Principe
Olivier Chebrou de Lespinats – Cépaduès, coll. de Midi, 2025, 106 pages, 24 €
Éditions Cépaduès – Transmettre les Savoirs, le site

Aucune recension ne m’avait donné autant envie de lire un ouvrage. Commande passé à l’instant tant cela me semble être le sens même de l’initiation maçonnique. Si le verbe du texte « Du nombre à l’Être, de la structure au Principe » est à la hauteur de la profondeur de l’analyse de Yonnel Ghernaouti, il y a là une promesse d’aube luminescente, d’une nitescence spirituelle.