Le Christianisme, en tant que religion abrahamique, s’appuie sur deux corpus scripturaires : l’Ancien Testament, correspondant à la Bible hébraïque, et le Nouveau Testament, qui relate la vie et les enseignements de Jésus-Christ ainsi que les premières communautés chrétiennes. L’Ancien Testament, loin d’être relégué au second plan, est resté un pilier théologique et symbolique du Christianisme. Par ailleurs, au XVIIIe siècle, les Francs-Maçons protestants, particulièrement en Angleterre et en Écosse, accordent une place prépondérante à l’Ancien Testament, souvent au détriment du Nouveau Testament.
Pourquoi le Christianisme a conservé l’Ancien Testament
Contexte de l’émergence du Nouveau Testament
Comme nous l’avons abordé au cours des 10 articles parus sur le journal, le Christianisme naît au Ier siècle dans le contexte du Judaïsme du Second Temple, une période marquée par une diversité de courants religieux (Pharisiens, Sadducéens, Esséniens, Zélotes). Les premiers disciples de Jésus, juifs pour la plupart, s’inscrivent dans cette tradition et considèrent les Écritures hébraïques (l’Ancien Testament) comme la parole de Dieu. Le Nouveau Testament, composé au cours du Ier et du début du IIe siècle, regroupe des textes variés : les Évangiles, les Actes des Apôtres, les épîtres (notamment celles de Paul) et l’Apocalypse. Ces textes reflètent les efforts des premières communautés chrétiennes pour articuler leur foi en Jésus comme Messie et Fils de Dieu, tout en se positionnant par rapport à la Loi juive.
Les oppositions entre Paul et Jacques, deux figures centrales du Christianisme primitif, illustrent les débats sur le rôle de la Loi mosaïque (issue de l’Ancien Testament) dans la nouvelle foi. Jacques, surnommé « le Juste », dirigeait l’Église de Jérusalem et représentait les Judéos-Chrétiens, qui insistaient sur le respect de la Loi (circoncision, prescriptions alimentaires, sabbat) comme condition de la foi en Jésus. Dans l’Épître de Jacques (2:14-26), il défend l’idée que «la foi sans les œuvres est morte », soulignant l’importance des actes conformes à la Loi pour démontrer la foi.
Paul, apôtre des Gentils, prônait une vision radicalement différente. Dans ses épîtres, notamment aux Romains (3:28) et aux Galates (2:16), il soutient que la justification vient par la foi en Jésus-Christ et non par l’observance de la Loi. Pour Paul, la mort et la résurrection de Jésus instaurent une Nouvelle Alliance, rendant la Loi mosaïque obsolète pour les croyants, bien que l’Ancien Testament reste une source d’enseignement moral et prophétique. Ces divergences culminent dans l’« incident d’Antioche » (Galates 2:11-14), où Paul reproche à Pierre (Céphas) d’avoir cédé aux pressions des Judéos-Chrétiens proches de Jacques en se séparant des Gentils.
Le concile de Jérusalem (Actes 15, vers 49-50 ap. J.-C.) tente de résoudre ces tensions. Il décide que les convertis non juifs ne sont pas tenus d’observer l’ensemble de la Loi mosaïque, mais doivent respecter certaines règles éthiques, celle des lois de Noé, (abstention des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, etc.). Ce compromis reflète l’importance continue de l’Ancien Testament comme cadre moral, même pour les communautés pauliniennes.
Continuité théologique et accomplissement des Écritures
Malgré ces débats, l’Ancien Testament reste central pour les premiers Chrétiens. Jésus lui-même, selon les Évangiles, se présente comme l’accomplissement des Écritures : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Matthieu 5:17). Les prophéties messianiques (Isaïe 7:14, Michée 5:2) sont interprétées comme annonçant la venue de Jésus, conférant à l’Ancien Testament une légitimité théologique essentielle. Sans ce corpus, le Christianisme aurait perdu son ancrage historique et prophétique.
L’historien Jaroslav Pelikan, dans The Christian Tradition (1971), souligne que l’Ancien Testament permet aux Chrétiens de s’inscrire dans une histoire sacrée continue, de la Création à la rédemption. Rejeter l’Ancien Testament, comme le proposaient certains groupes hérétiques (par exemple, les Marcionites au IIe siècle), aurait signifié rompre avec cette continuité et délégitimer le Christianisme face au Judaïsme et aux Romains. (Voir l’article Les origines du christianisme -10) <https://450.fm/2025/09/11/les-origines-du-christianisme-10/>
Universalité et richesse symbolique

L’Ancien Testament offre des récits universels (Création, Déluge, Exode) qui transcendent le contexte juif et parlent à des publics variés. Ces récits permettent au Christianisme de s’adresser aux Gentils dans le monde gréco-romain, en proposant une éthique universelle. De plus, les figures symboliques comme le Temple de Salomon ou l’Arche d’Alliance enrichissent la théologie chrétienne. Par exemple, le Temple est vu comme une préfiguration de l’Église, corps mystique du Christ.
La Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament, facilite son adoption par les communautés chrétiennes non juives. Utilisée dès le Ier siècle, elle devient le texte de référence pour les premières Églises, renforçant l’autorité de l’Ancien Testament.
L’importance de l’Ancien Testament dans la Franc-Maçonnerie protestante du XVIIIe siècle
Contexte historique et spirituel
La Franc-Maçonnerie moderne émerge en 1717 avec la création de la Grande Loge de Londres, dans un contexte marqué par les Lumières et l’essor du Protestantisme en Angleterre et en Écosse. Les Francs-Maçons, souvent issus de milieux protestants (anglicans ou presbytériens), cherchent à créer une fraternité universelle fondée sur des principes moraux et spirituels, tout en évitant les dogmes confessionnels. Dans ce cadre, l’Ancien Testament devient un outil privilégié, car il offre un socle éthique et symbolique compatible avec une vision universaliste.
Le symbolisme de l’Ancien Testament dans les rituels maçonniques

Les Francs-Maçons du XVIIIe siècle s’inspirent largement des récits de l’Ancien Testament, en particulier du Temple de Salomon et de figures comme le Roi Salomon ou Hiram, devenu architecte légendaire maçonnique. Selon Pierre-Yves Beaurepaire (L’Europe des Francs-Maçons, 2002), le Temple de Salomon devient une métaphore centrale : les loges sont des « chantiers » où les membres, tels des artisans, construisent leur « temple intérieur », symbolisant la quête de perfection morale et spirituelle. Les récits de la construction du Temple (1 Rois 5-7) fournissent des allégories pour les valeurs maçonniques : sagesse, force, fraternité.
Contrairement au Nouveau Testament, centré sur la rédemption par la foi en Jésus, l’Ancien Testament propose des récits historiques et symboliques moins liés à des débats théologiques chrétiens.
En effet, l’Ancien Testament, surtout les livres historiques, servait de “terrain d’entente” dans un monde encore marqué par les guerres de religion.Cette neutralité permet aux loges d’accueillir des membres de diverses croyances, y compris des déistes ou des Juifs.
Les francs-maçons voulaient rassembler des hommes de confessions différentes autour de textes qui ne déclencheraient pas immédiatement de querelles théologiques propres au Nouveau Testament (notamment sur la figure du Christ).
Influence protestante et universalisme des Lumières
Le Protestantisme, particulièrement dans sa forme calviniste ou anglicane, valorise l’étude directe des Écritures, y compris l’Ancien Testament. Les Francs-Maçons protestants s’inscrivent dans cette tradition, utilisant l’Ancien Testament comme un texte de référence éthique. Par exemple, le serment maçonnique est souvent prêté sur une Bible ouverte à un passage de l’Ancien Testament, comme les Psaumes ou le Livre des Rois, soulignant son rôle de socle moral.

Les Lumières, avec leur emphase sur la raison et la tolérance, influencent également la Franc-Maçonnerie. Comme le note Margaret Jacob dans The Radical Enlightenment (2006), les loges cherchent à dépasser les divisions confessionnelles (catholicisme vs protestantisme) en adoptant un cadre spirituel universel. L’Ancien Testament, avec ses récits non christologiques, permet de rassembler des membres de différentes croyances sans imposer une lecture exclusivement chrétienne.
Mise en retrait du Nouveau Testament
Le Nouveau Testament, centré sur la divinité du Christ et la rédemption, est moins adapté à l’universalisme maçonnique. Son insistance sur la foi chrétienne aurait pu exclure des membres non chrétiens ou déistes, nombreux dans les loges du XVIIIe siècle. De plus, les débats théologiques issus du Nouveau Testament (par exemple, la nature de la Trinité ou la justification par la foi, hérités des tensions entre Paul et Jacques) sont perçus comme clivants dans un contexte où la Franc-Maçonnerie prône la tolérance.
L’Ancien Testament, en revanche, offre un terrain neutre, avec des récits et des symboles qui peuvent être interprétés de manière allégorique, sans référence explicite à la théologie chrétienne. Cette approche reflète l’esprit des Lumières, qui valorise la raison et la morale universelle sur les dogmes religieux.
Ainsi, L’Ancien Testament servait aux francs-maçons du XVIIIᵉ siècle de réservoir commun de symboles, de pont entre confessions, et de fondation mythique (Noé, Temple de Salomon, Hiram…) permettant d’inscrire la Franc-maçonnerie dans une tradition antique et universelle de valeurs morales compatibles avec leur idéal, tout en évitant les querelles christologiques qui auraient brisé l’unité de la loge. En privilégiant l’Ancien Testament, ils évitent les controverses théologiques du Nouveau Testament, tout en s’inscrivant dans une tradition protestante qui valorise l’étude des Écritures.
Ce choix reflète à la fois leur héritage religieux et leur ambition de créer une fraternité transcendant les divisions confessionnelles.