mar 16 septembre 2025 - 13:09

Monde perdu, lumière retrouvée – L’abécédaire initiatique de Lauric Guillaud

Nous ouvrons ce livre comme nous pousserions une porte lourde et sculptée, avec la sensation d’entrer dans un cabinet de curiosités où les vitrines sont des alphabets et les cartes des songes. Lauric Guillaud a choisi la forme du dictionnaire, pourtant son abécédaire ne dresse pas une collection immobile.

DICTIONNAIRE du MONDE PERDU
DICTIONNAIRE du MONDE PERDU

Chaque entrée palpite, chaque toponyme imaginaire respire, chaque créature chimérique garde le souffle discret des légendes qui refusent de s’éteindre. Nous avançons de A jusqu’à Z comme nous traverserions une forêt d’emblèmes, et nous reconnaissons très vite que ce monde perdu relève moins du folklore exotique que d’une géographie intérieure. Le territoire que nous parcourons ne se situe pas seulement sur des plateaux amazoniens ou dans des îles qu’une Atlantide oublieuse aurait laissées derrière elle. Il s’enracine dans la nuit fertile où se recueillent nos peurs, nos élans, nos récits de fondation. Ce beau livre relié, à la tenue solide et à l’iconographie généreuse, nous rappelle que toute image se lit comme un signe et que tout signe ouvre une porte.

La genèse du mythe se déploie avec la lenteur majestueuse des ères géologiques. Au dix-neuvième siècle, Richard Owen forge le mot dinosaure et nous oblige à étirer notre temps intérieur. Georges Cuvier fait parler les couches du sol, et la paléontologie devient un art d’exhumation qui ressuscite des mondes ensevelis. Les reconstitutions savantes fascinant alors les foules installent dans les esprits une scène nouvelle où se rassemblent squelettes, empreintes, silhouettes d’animaux disparus. La notion de fossile vivant dérange la flèche rassurante du progrès et donne aux marges de la carte l’éclat d’un possible. Des récits jalonnent cette montée. Cutcliffe Hyne C. J. (1866 – 1944) propose sa nouvelle The Lizard à la fin du siècle. Sir Arthur Conan Doyle (1859 – 1930) esquisse une trouée avec The Terror of Blue John Gap et confie qu’une nuit de croisière en Grèce il crut voir surgir un plésiosaure. L’explorateur Percy Fawcett (1867 – 1925), colonel de son état, cherche un isolat primordial sur le mont Roraima et sur les mesas du Venezuela, comme si la géologie elle-même protégeait un plateau suspendu à l’abri des saccages du temps. La science et le roman s’approchent l’un de l’autre et se tendent la main par-dessus le gouffre des certitudes trop étroites. Le mythe trouve alors son lit et s’y installe avec une vigueur qui ne se dément plus.

Parce qu’il s’agit d’un dictionnaire, nous laissons l’abécédaire guider nos pas. Les noms communs d’abord deviennent des pierres d’attente. Dinosaure. Paléontologie. Fossile vivant. Plésiosaure. Mesa. Cryptozoologie telle que la redonnera plus tard le docteur Bernard Heuvelmans (1916 – 2001) avec un doute méthodique qui n’est pas crédule mais attentif. Atlantide comme horizon de mémoire blessée. Les noms propres ensuite forment la constellation des passeurs. Henry Rider Haggard (1856 – 1925)et Edgar Rice Burroughs nourrissent le rêve d’empires intérieurs. Joseph Henri Rosny Aîné (1856 – 1940) ouvre des galeries préhistoriques où palpite une éthique de la survie. Jules Verne porte la lampe sous la voûte terrestre. Steven Spielberg rend à la stupeur une chair contemporaine. Georges Cuvier et Richard Owen installent les cadres du regard. Bernard Heuvelmans demande un surcroît d’enquête. Nous voyons naître une lignée. Nous comprenons que le thème du monde perdu assemble savants, romanciers, cinéastes et voyageurs de l’âme autour d’un même chantier.

Arthur Conan Doyle le 1er juin 1914
Arthur Conan Doyle le 1er juin 1914

Au centre de cette constellation nous consacrons notre regard à Arthur Conan Doyle. Médecin formé au regard exact, voyageur des confins durant la guerre des Boers, écrivain que nous suivons de Baker Street aux plateaux oubliés, il avance avec deux lampes tenues ensemble. L’une éclaire le patient de chair et d’os. L’autre éclaire le patient de l’esprit, car Arthur Conan Doyle fréquente la Société métapsychique et s’engage en Franc-Maçonnerie. Ce double apprentissage façonne le professeur Challenger, figure haute en couleur qui ne craint ni l’hypothèse ni la vérification. Lorsque paraît The Lost World, l’Amazonie se change en salle d’initiation à ciel ouvert. Un isolat perché au sommet d’un monde, protégé par des falaises comme par un secret, héberge la survivance des règnes anciens. La fiction accueille les découvertes récentes de la paléontologie depuis le baptême des terribles lézards par Richard Owen jusqu’aux reconstitutions qui enflamment l’époque. La notion de fossile vivant dérange la chronologie commune. Arthur Conan Doyle entend ce frémissement et l’honore. Dans Le Monde perdu, la descente vers l’inconnu devient montée en conscience. Le plateau interdit fonctionne comme une chambre des épreuves. Nous apprenons la retenue devant ce qui précède l’homme et qui pourtant continue de nous juger.

Portrait de Flammarion par Eugène Pirou en 1883
Portrait de Flammarion par Eugène Pirou en 1883

Nous accordons une égale attention à Camille Flammarion (1842 – 1925). Savant conteur qui parle au grand public sans appauvrir la pensée, astronome attentif à la poésie des faits, il enseigne que la science moderne réveille les ancêtres de la Terre en fouillant les tombeaux de pierre. La résurrection des tombes déploie une liturgie de la mémoire. Le Monde avant la création de l’homme propose des images puissantes où les ères anciennes se lèvent comme à l’appel. La popularisation chez Camille Flammarion n’est jamais un divertissement. Elle agit comme une pédagogie du regard. Nous apprenons à relier les cycles du ciel et les strates du sol. La dramaturgie des origines et des retours s’éclaire d’une ferveur qui n’abolit pas la rigueur. Nous reconnaissons là une attitude maçonnique. La curiosité s’unit à la modestie. La précision s’unit au désir de comprendre.

Sous la plume de Lauric Guillaud, ces lignes de force se rejoignent. Les dinosaures surgis au dix-neuvième siècle déplacent les horizons de l’histoire naturelle et installent une temporalité vertigineuse. L’archétype du savant explorateur devient un compagnon de quête. Arthur Conan Doyle érige le professeur Challenger en hiérophante d’un monde resté en marge du temps. Henry Rider Haggard, Edgar Allan Poe, Edgar Rice Burroughs et Joseph Henri Rosny Aîné nous escortent. Jules Verne fait circuler la lampe sous la voûte de la terre. Steven Spielberg redonne à la stupeur un corps et une voix. Bernard Heuvelmans rend à des figures indécises leur droit au doute. L’inventaire s’élargit sans se disperser, car l’architecture d’ensemble demeure lisible. Chaque motif retrouve sa généalogie. Chaque fil se rattache à un métier plus ancien. Nous voyons la trame.

La lecture se fait marche initiatique. Les mondes perdus ne sont pas des réserves d’archaïsme où nous viendrions célébrer une nostalgie. Ils composent une chambre des épreuves où nous apprenons à peser le poids de la merveille et le prix du discernement. Le seuil se reconnaît à ses gardiens. Reptile gigantesque ou peuple oublié. Ce que nous appelons prodige, le Rite y voit l’allégorie d’une lumière conquise. L’ésotériste y décèle la grammaire d’une métamorphose lente.

Dans les notices de Lauric Guillaud, la précision érudite n’éteint pas la braise symbolique. Nous passons d’une date à une figure, d’un roman à une fouille, d’un film à un rite de passage. Les terres imaginaires ne sont pas des décors. Elles deviennent des tableaux opératifs. Le compas n’y mesure pas seulement des distances sur une carte. Il mesure l’écart entre ce que nous croyons connaître et ce que nous sommes prêts à reconnaître. L’équerre n’y juge pas seulement l’angle d’un rocher. Elle juge l’angle d’une conscience.

Lauric Guillaud – Babelio

Il convient de saluer l’auteur. Lauric Guillaud, professeur émérite à l’Université d’Angers, explore depuis des décennies les littératures de l’imaginaire et les régimes symboliques qui les portent. Chercheur et passeur, il relie l’érudition la plus précise à une intuition des mythes qui éclaire Howard Phillips Lovecraft autant qu’Edgar Allan Poe ou Nathaniel Hawthorne. Son œuvre trace un chemin où Le sacre du noir fait dialoguer imaginaire gothique et imaginaire maçonnique, où Lovecraft une approche généalogique de l’horreur au sacré expose l’arrière-plan du fantastique moderne, où Mystères d’hier et d’aujourd’hui rassemble des regards croisés sur les énigmes persistantes, où Imaginaires prophétiques et barbares s’aventure dans les soubassements d’une dérive européenne. Cette trajectoire a reçu une reconnaissance éloquente. Lauric Guillaud a été distingué par le Prix littéraires de l’Institut Maçonnique de France en 2019 dans la catégorie « Essais » pour Le sacre du noir, ouvrage paru déjà aux Éditions du Cosmogone. Cette distinction confirme une autorité de lecteur des symboles et une fidélité à l’esprit de transmission qui se manifeste dans les conférences, les directions de recherches et l’accompagnement patient des jeunes lecteurs de signes.

DICTIONNAIRE du MONDE PERDU, 4e de couv.

Ce Dictionnaire du monde perdu poursuit et accomplit ce patient travail. Il ne se contente pas d’indexer des terres imaginaires et des espèces improbables. Il réunit des lignes de force. Il fait sentir le poids d’un héritage qui traverse les disciplines. Il montre comment le roman d’exploration se transforme en atelier d’idées, comment la science prête à l’étrangeté un surcroît de crédibilité, comment le cinéma saisit l’âme contemporaine par la voie de la stupeur, comment la bande dessinée et le jeu vidéo prolongent la disponibilité au merveilleux. Le lecteur y trouve un miroir fraternel. Il reconnaît la dialectique de la chute et de la remontée. Il reconnaît la valeur des seuils. Il reconnaît la nécessité des gardiens. Nous savons alors que le monde perdu auquel nous rêvons n’est pas un décor ancien. Il devient une fabrique de symboles où se vérifie la qualité de notre regard.

Editions-du-Cosmogone

Nous refermons l’ouvrage avec gratitude. Les entrées continuent de résonner comme des loges accolées autour d’un même chantier. Nous avons parcouru des continents imaginaires et c’est notre latitude intérieure qui a changé. Ce beau livre relié a l’assise d’un compagnon éprouvé. Il nous fait voyager sans dissiper l’énigme. Il nous instruit sans dessécher la surprise. Il nous met en présence d’une tradition qui se renouvelle au contact des formes et qui sait que la carte la plus précieuse ne figure pas les routes mais la manière de marcher.

Dictionnaire du monde perdu

Lauric GuillaudÉdition du Cosmogone, 2025, 222 pages, 32,70 €

Édition du Cosmogone, maison d’édition et éditeur de livres, le site

Éd. du Cosmogone

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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