À l’occasion du cent-cinquantième anniversaire du Convent de Lausanne (6-22 septembre 1875), Franc-Maçonnerie magazine (n°106, septembre-octobre 2025) publie, sous la plume de Pierre Mollier, un article éclairant sur cette rencontre majeure de l’histoire du Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA).

Moment d’espérance et de tensions, il fut marqué par l’ambition d’une unité universelle mais aussi par les divergences spirituelles et culturelles entre Suprêmes Conseils. Ce rêve d’harmonisation, resté inachevé, demeure pourtant une étape fondatrice de la réflexion maçonnique sur l’universalité de l’Ordre.

Il y a des dates qui résonnent comme des pierres d’angle dans l’histoire de la Franc-Maçonnerie.
1875, Lausanne. Du 6 au 22 septembre, vingt-trois Suprêmes Conseils du Rite Écossais Ancien et Accepté se rassemblent dans la cité helvétique, porteurs d’une ambition grandiose : donner corps à l’universalité tant rêvée par le chevalier Andrew Michael Ramsay (1686-1743), qui dès 1736, dans son célèbre discours, ouvrait déjà l’horizon de la Maçonnerie aux grandes traditions de l’humanité. Ce Convent se voulait une Arche reliant les continents, un Temple de parole où s’uniraient enfin les voix multiples de l’Ordre.
La perspective universaliste habitait alors les esprits. Jean-Marie Ragon de Bettignies (1781-1866) et Jean-Baptiste Vassal (1791-1867) avaient souligné, dès les décennies précédentes, que les hauts grades écossais portaient en eux la mémoire des grandes traditions spirituelles. Outre-Atlantique, Albert Pike (1809-1891), Grand Commandeur du Suprême Conseil de la Juridiction Sud des États-Unis, rêvait d’un souffle unificateur capable de transcender les frontières. En France, Adolphe Isaac Crémieux (1796-1880), avocat, homme politique et Grand Commandeur du Suprême Conseil, espérait ardemment jeter ce pont de fraternité au-delà des mers.

Mais la lumière, ce jour-là, se fit vacillante. Très vite surgirent les fractures. Les Suprêmes Conseils anglo-saxons défendirent une approche strictement chrétienne, attachée à la Bible et au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Les Suprêmes Conseils latins, marqués par l’esprit des Lumières, invoquèrent le Grand Horloger de Voltaire (1694-1778) ou un principe créateur universel, refusant de réduire le Grand Architecte de l’Univers à une confession particulière. Ce fut là l’abîme : d’un côté, la fidélité à une tradition religieuse ; de l’autre, la volonté de préserver une ouverture philosophique et humaniste.
Le Convent de Lausanne fut donc un sommet sans couronnement. Derrière les discours solennels et les photographies figées des dignitaires, il reste une mémoire paradoxale : celle d’une fraternité qui osa croire à l’unité, mais qui se heurta aux murs invisibles des dogmes et des particularismes.
Pourtant, cet échec apparent garde une portée initiatique. Il nous enseigne que l’universel n’est pas un acquis mais une quête, que l’unité ne s’impose pas mais se construit pas à pas, dans l’épreuve des différences et dans la tension entre l’idéal et le réel. Lausanne rappelle que la Franc-Maçonnerie n’est pas un havre de certitudes mais un chantier permanent où la diversité des pierres, loin d’être une faiblesse, fait surgir la beauté du Temple.
Cent cinquante ans après, le Convent de Lausanne demeure une énigme féconde. Non pas un échec à effacer, mais un jalon à méditer. Il nous invite à rouvrir sans cesse la question du Grand Architecte : principe de vie, souffle divin, mystère ineffable… Il appartient à chaque Frère, à chaque Atelier, d’y puiser sa propre lumière et d’accepter que cette lumière, comme celle du soleil qui éclaire les colonnes du Temple, soit toujours plurielle et universelle.

Dans son article, Pierre Mollier ne propose pas une liste exhaustive des participants au Convent. Il se concentre sur le contexte de cette rencontre et sur les grandes figures intellectuelles qui ont marqué l’esprit du REAA : Ramsay, Pike, Crémieux, Ragon, Vassal et Voltaire. Il insiste sur le clivage fondamental entre Suprêmes Conseils latins et anglo-saxons, sur la grandeur de l’ambition universaliste et sur l’échec relatif de l’entreprise, incapable de déboucher sur une constitution commune.
Cette lecture, précise et nuancée, porte la marque de Pierre Mollier, l’une des grandes figures de l’historiographie maçonnique contemporaine. Né en 1961 à Lyon, historien et archiviste-paléographe, il a été longtemps directeur de la Bibliothèque du Grand Orient de France et du musée de la franc-maçonnerie, reconnu comme « musée de France » et situé rue Cadet à Paris. Pierre Mollier mène un travail exigeant, où la rigueur académique se conjugue avec une fine sensibilité symbolique. Auteur de nombreux articles et ouvrages, il a largement contribué à éclairer les origines de la franc-maçonnerie moderne, l’histoire du Rite Écossais Ancien et Accepté ainsi que l’iconographie maçonnique. Sa plume, à la fois savante et accessible, articule recherche historique et réflexion initiatique, offrant aux Frères et aux chercheurs une vision toujours renouvelée d’un patrimoine spirituel et culturel universel.
