L’invention de l’Individu fut l’essentielle caractéristique des temps modernes. Et l’on a pu voir, tout au long des trois siècles qui viennent de s’écouler, s’imposer peu à peu l’atomisation et le subjectivisme. Le tout culminant dans cette grégaire solitude qui est la marque primordiale des mégapoles contemporaines. Mais dans la lente agonie du bourgeoisisme — n’est-ce point cela la Crise ? — un tel individualisme épistémologique est en train de passer la main.
À quoi ? À qui ? Il faut, pour le moment, user de métaphores pour dire ce qui est en gestation. C’est-à-dire transporter des images prises en un contexte culturel passé, mais permettant de comprendre un enjeu contemporain. C’est ainsi que, pour ma part, j’avais parlé du Temps des tribus [1]. Peu importe le terme. Il suffit, dans le devenir spiralesque du monde, que l’on soit à même de reconnaître l’émergence d’un nouveau paradigme : le (re)nouveau d’un vivre-ensemble privilégiant l’idéal communautaire, l’afrèrement ou autre manière de n’exister que par et en fonction de l’autre. L’être-avec, en effet, est à l’ordre du jour. Et c’est cela qu’il convient de penser. Toujours et à nouveau.

Quête n’étant jamais achevée. En particulier en un moment où l’opinion des « sachants » serine, à qui mieux mieux, des phrases vides de sens — n’est-ce point-là leur spécialité ? — telle celle-ci : « compte tenu de l’individualisme contemporain ». Ce en quoi l’élite déphasée montre bien qu’elle est obsolète. Car il suffit d’ouvrir les yeux pour observer, dans nos rues, que pour le meilleur et pour le pire, les tribus sont de retour. Et ne fût-ce qu’allusivement, il faut relever l’importance des sites communautaires, le rôle des forums de discussion et autres expressions de la cyberculture pour se rendre compte que ce qui prévaut est bien le principium relationis. L’on est toujours en relation. La reliance est bien l’élément essentiel du moment.
Mais rappelons à ceux, nombreux, qui se contentent des opinions courtes, ce qu’est la radicalité de la vraie pensée. La recherche des racines nous conduit fort loin dans la mémoire donnée par la tradition. Tradition montrant qu’il existe une poétique de la fraternité. C’est cela que l’on retrouve dans la F.M authentique. C’est cela qui peut nous aider à répondre au défi lancé par la socialité postmoderne.
On avait oublié une telle composante ! La conjonction du progressisme et du rationalisme avait considéré que tout cela était, dialectiquement, « dépassé ». Et que la société parfaite à venir ne reposerait que sur les fondements assurés de la raison souveraine. Et ne voilà-t-il pas que la progressivité humaniste, et l’émotionnel qui en est le corrélat, ne manquent pas de souligner que les affects restent les pierres de touche permettant de vérifier l’authenticité de toute vie en commun !

Or ce sont les mots qui, utilisés à bon escient, peuvent devenir des paroles fondatrices. Très précisément en ce qu’elles disent, avec justesse, ce qui est vécu. Et, de ce point de vue, il est certain que l’empathie redevient, sous des vocables divers, un instrument de choix pour comprendre, en profondeur, tous les afoulements contemporains : musicaux, religieux, politiques, sportifs, ponctuant la vie de nos sociétés.
Aussi, pour en comprendre la pertinence, peut-être n’est-il pas inutile de revenir à cette pierre d’attente maçonnique qu’était le compagnonnage pour les maçons opératifs sur lequel se sont souchées, à partir du XVIIe siècle, les diverses constitutions ordonnant la démarche initiatique. En particulier pour ce qui concerne l’antique et traditionnelle notion de « sodalité », devenant par après « fraternité », ce que je nomme « afrèrement » afin de lui restituer sa dimension affectuelle.

En ces termes s’exprime la méfiance de ce qui vient de haut, la politique déductive. Ce à quoi s’oppose l’esprit fraternel qui est, lui, fondamental : venant du bas. Esprit fraternel cause et effet d’une méthode inductive renvoyant à l’expérience, c’est-à-dire à la vie vécue et non, simplement, à la rationalisation de celle-ci en des systèmes abstraits dont l’obsolescence n’est plus un mystère pour qui que ce soit. Ou à tout le moins pour ceux qui, avec lucidité, se sont purgés des théorisations désuètes fleurant, plus ou moins bon, un XIXe siècle n’achevant pas de s’achever. Certains, empruntant ce que Jean Baylot nommait « la voie substituée »[2] continuent à confondre F.M et partis politiques ou syndicats, et oublient, de ce fait la composante affectuelle de toutes les relations à l’Altérité. Que cet Autre soit celui de la tribu, celui de la nature, voire celui du sacré.
En ce sens, l’afrèrement c’est être en constante sympathie avec tous les êtres. Être en relation avec la vie en général.
Est-ce totalement dénué de fondement que de voir là ce qui constituait pour Auguste Comte le « Grand-Être » ? Expression exprimant bien pour l’inventeur de la sociologie le mouvement perpétuel unissant les vivants et les morts en une concaténation sans fin et une réversibilité constante. Sa « Religion de l’Humanité » en est la résultante qui, justement, s’employait à décrire l’interaction permanente existant entre tous les éléments, actuels ou passés de ce qui constituait l’existence humaine.

J’émets l’hypothèse que la communauté des frères, cette grande thématique de la fraternité est, dans la sagesse maçonnique, la manière d’exprimer ce mécanisme de reliance, physique et spirituel, grâce auquel se poursuit, d’une manière obstinée, la construction du temple. Que celui-ci soit individuel ou collectif. L’afrèrement n’est donc rien d’autre que la prise en compte de l’amour comme élément fondateur de tout vivre-ensemble.
Reprenons pour dire cela l’expression de Max Scheler : « ordo amoris », ou ce que j’ai nommé « la loi des frères ». Peu importe. Il suffit de souligner que le (re)nouveau de l’ordre symbolique, celui de l’interaction, de la réversibilité, de la complémentarité etc., rappelle l’importance de l’immatériel ou du spirituel dans la vie de toute société. Un tel ordre symbolique est, parfaitement, illustré dans la « chaîne d’union » concluant les tenues maçonniques. Chaîne symbolisant la continuité de l’espèce humaine par la sédimentation des affects, le partage des émotions, et la réversibilité qui, tout au long des âges, assurent la solidité de la vie en commun.

Les épreuves ponctuant l’initiation, tout comme l’apprentissage de la mort symbolique, en bref l’affrontement au destin, ne sont pas, comme ce fut le cas durant la modernité, le fait de l’individu isolé. La tradition et le travail rituélique rejouent, au sein de la postmodernité, ce qui fut une spécificité de la pré-modernité : une démarche communautaire. À l’opposé de l’individu égalitaire, ce qui est en jeu est bien plutôt l’affirmation d’une singularité aristocratique. Le rituel, en sa constante référence à la mémoire sédimentée de la chaîne du temps, la chaîne d’union, ne peut se vivre qu’à plusieurs : entre frères.
En ce sens, l’afrèrement consiste à s’ennoblir mutuellement. Montrant, ainsi, qu’à l’encontre de ceux qui sont obsédés par la misère du monde, tout n’est pas sentiments bas dans les rapports aux autres, dans les rapports sociaux. Dans la recherche commune de la « parole perdue », les esprits s’épurent réciproquement. Et ce faisant, ils apprennent à ne pas être hypocrites les uns pour les autres. Voilà quel est l’enjeu d’une pensée du destin. Le status gratiae, cet état de grâce issu de la reliance fondamentale unissant tout un chacun à l’altérité : aux autres de la communauté, et à l’autre qu’est le monde.
La démarche maçonnique est une ontologie de la relation !

Roborative leçon que cette pensée d’un destin affronté, aristocratiquement, à plusieurs, entre frères. Leçon que l’on ne veut pas entendre tant il est vrai que l’intelligence moderne se plaît à être dupe des idées toutes faites et autres théories héritées du XIXe siècle. Siècle qui a donné une forme profane au Dieu tout puissant : l’Être providence, et qui a sécrété un clergé pour le servir : la bureaucratie céleste de la technocratie. Et être prisonnier de ces systèmes obsolètes rend incapable de saisir l’inconscient populaire ou, ce qui revient au même, l’imaginaire du moment. Et du coup devenir ce que notre Frère et ami Bruno Etienne nommait des « clubs » politiques ayant perdu le racinement symboliste. Ce qui est l’essence même de la F.M [3].
C’est, en effet, être extravagué que de continuer à seriner de minables homélies progressistes. Il est bien plus pertinent de repérer le trésor de la « philosophie progressive » :
La vraie vie n’est pas en moi mais dans l’autre. Ou pour le dire autrement (qu’il comprenne celui qui le peut) : « Mes frères me reconnaissent comme tel. »
Il est des banalités de base qu’il faut dire et répéter. Ces faits d’expérience que l’opinion des sachants s’obstine au pire à dénier, au mieux à réfuter. C’est ce que les esprits libres nomment : « archétypes », « structures anthropologiques » (Gilbert Durand). En la matière : être-ensemble pour être ensemble. Voilà quel est le cœur battant de l’afrèrement maçonnique. Voilà également la caractéristique essentielle de « l’idéal communautaire » qui lui est conjointe. En un mot, un « être-avec » sans finalité ni emploi, sinon pour le simple plaisir d’être.

Mais comme il est bien difficile d’assumer un tel plaisir d’être avec l’autre, il est fréquent, pour le dire trivialement, de « rajouter de la sauce ». C’est cela l’idéologie : corpus d’idées s’employant à légitimer, rationaliser, le fait brut. Celui de l’amour, l’amitié ; celui d’être-avec. Par exemple l’afrèrement instinctif devient la fraternité idéologique. En soi rien que de très normal. C’est une spécificité de notre espèce animale que de dire ce que l’on vit : les « mots et les choses » (Michel Foucault). Encore faut-il que cette « verbalisation » ne fasse pas oublier l’instinct primaire qui lui, reste primordial. En effet, les idéologisations deviennent, rapidement, caduques. Le substrat émotionnel, quant à lui, reste pérenne.
C’est là où le symbolisme maçonnique est toujours fécond en ce qu’il rappelle, au cours des âges, que ce qui fait la vertu, c’est-à-dire la force initiale du vivre-ensemble, est bien l’afrèrement fondamental. Et que c’est à partir de celui-ci que s’élaborent les diverses formes de solidarité et de générosité assurant le fil rouge de ce qu’une pensée authentique appellera « socialité ». C’est-à-dire la résultante de tous les affects : émotions et passion, et des raisons étant à la base de toute les civilisations. Ce que l’on peut résumer par l’oxymore de la « raison sensible ». Il faut accepter l’aspect géminé de notre humaine nature : la raison et les sens. Peut-être même d’abord les sens puis la raison. Archétypes et idéologies. La pensée et l’action tissant les liens secrets de l’être-avec. La sodalité, la solidarité, voire pour le dire avec un terme issu de la sagesse maçonnique, « l’égrégore », voilà les trois points fondamentaux d’une pensée du destin humain. Un affrontement au destin où le « nous » se substituant au « je » permet de comprendre, sur la longue durée, la perdurance de l’espèce.

La loi des frères postule, ou plutôt reconnaît, qu’avec bien sûr des exceptions notables, ce n’est pas la haine qui lie fortement les hommes, mais la bénévolance. Certes, le quantitatif, sous ses formes économiques ou politiques, existe bien. Parfois même, ce fut le cas lors du bourgeoisisme moderne, il prévaut. Mais il est quelque chose de plus « archaïque », dans son sens étymologique : « ce qui est premier et fondamental », c’est le souci du qualitatif. Préoccupation fondamentale de l’être-avec accordant la priorité aux valeurs spirituelles : philosophiques, éthiques, intellectuelles, dont est constitué l’imaginaire d’une époque donnée.
C’est cela le merveilleux « secret » de la sagesse ésotérique que l’on trouve dans la pensée maçonnique, et qui se retrouve dans toute une série de phénomènes exotériques contemporains.
Si l’on n’a pas cela à l’esprit, comment peut-on comprendre la religiosité contemporaine, l’appétence pour les syncrétismes de tous ordres, le développement exponentiel des pratiques mystiques et des multiples démarches initiatiques ? Certes, il y a dans tout cela des formes exagérées, paroxystiques et abâtardies. Il est non moins certain que, Internet aidant, l’on assiste à la marchandisation d’une spiritualité de bazar. Et le succès des nombreux livres d’édification ou de développement personnel souligne les évidents dangers de la vulgarisation à outrance. On ne peut pas nier, non plus, que la profusion de livres de « série B » ayant trait à la Franc-maçonnerie participe, également, de cette orientation dévoyée de la sagesse traditionnelle.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ou plutôt on peut considérer ces phénomènes comme étant les manifestations extérieures, et donc quelque peu galvaudées, d’un mouvement de fond autrement plus sérieux. Celui d’un inconscient collectif accentuant ce qui était, jusqu’alors, considéré comme frivole ou d’importance secondaire : la vie de l’esprit.
Celle-ci s’exprimant dans la recrudescence du bénévolat, qu’il faut ici comprendre en son sens plénier. Mais également dans le retour en force du caritatif, sans oublier toutes les formes du « compassionnel » dont l’intérêt réside moins dans leur efficacité que dans la signification profonde qu’elles revêtent, pour ceux qui y participent en donnant du temps, de l’argent et, surtout de l’investissement affectuel.

C’est un tel secret qui, tout en constituant la socialité postmoderne, se racine dans la démarche initiatique. C’est ce secret qui établit une liaison étroite entre l’ordre symbolique et l’ordre sympathique qui, tous deux, constituent l’ossature de l’humanisme intégral. Le qualitatif comme alternative au quantitatif, c’est être attentif aux joies et aux souffrances propres à notre espèce animale. Mais c’est aussi reconnaître la vanité des succès par trop mondains. Sans oublier, bien sûr, que l’on se retrouve, un jour, devant la « fosse finale ».
C’est tout cela que l’on apprend de la sagesse incorporée traditionnelle. C’est tout cela qui conforte l’afrèrement et la solidarité qui en est issue.
C’est tout cela qui fait de l’affrontement au destin un enjeu communautaire. Ce qui est, comme le rappelle mon maître et frère Gilbert Durand[4], le cœur battant de la F.M authentique.
[1] 1M. Maffesoli, Le Temps des tribus, 1988, Rééd. Cerf, 2015
[2] J. Baylot, La voie substituée, (1985), rééd. Dervy, 2024
[3] B. Etienne, Une voie pour l’Occident, la Franc-Maçonnerie à venir, Dervy, 2000.
[4] G. Durand, Les Mythes fondateurs de la Franc-Maçonnerie (1999), rééd. Dervy, 2024