jeu 11 septembre 2025 - 20:09

Les origines du christianisme – 8

Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier…

Le véritable tournant dans l’histoire chrétienne primitive n’est pas tant la mort de Jésus que la chute du Temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. Cette chute marque un avant et un après. Avant 70, on trouve les figures de Pierre, Jacques et surtout Paul, qui rédige ses épîtres entre 50 et 60. Après 70, les Évangiles sont mis par écrit, suivis des Actes des Apôtres, qui relatent les premières années du mouvement chrétien.

Importance de la Chronologie et des Sources Primaires

Les épîtres de Paul constituent les premiers textes disponibles, écrits 20 à 30 ans avant les Évangiles. Avant elles, des traditions primitives éclairent cette période obscure. En juxtaposant les lettres de Paul aux informations des Actes, on observe parfois une concordance parfaite, parfois des divergences importantes. Il faut garder à l’esprit que Luc (ou le rédacteur des Actes, selon la tradition) écrit une génération après Paul.

Luc et l’Historiographie Antique

Luc compose une histoire non pas au sens de légendes ou de contes pour enfants, mais une série d’événements dont il cherche à montrer la continuité et le sens profond. Il s’inscrit dans l’historiographie antique, influencée par des auteurs comme Machiavel, visant à offrir une image linéaire des origines de la communauté de Jésus. Les Actes deviennent canoniques vers 200, considérés comme le récit véridique des premières décennies chrétiennes. Il faut admirer Luc pour sa formation grecque et son souci de documents, mais se méfier de sa subjectivité antique, non critiquée à l’époque.

Le Prologue de Luc et le Destinataire Théophile

Au début de l’Évangile de Luc, un texte d’une extrême importance historique, l’auteur explique que, puisque beaucoup ont entrepris (en grec, « epicheirô« , littéralement « mis la main à la pâte ») de composer un récit ordonné des événements, il a lui-même suivi attentivement tout depuis le début pour écrire avec exactitude. Luc écrit avec un point de vue chrétien manifeste, visant à guider Théophile vers la foi, sans la froide distance d’un historien moderne. Il produit une œuvre en deux volets : l’Évangile selon Luc et les Actes, tous deux adressés au « très cher Théophile ».

Théophile pourrait être un personnage historique riche, mécène chargé de diffuser l’œuvre via des copies en scriptorium, pratique courante dans l’Antiquité. Alternativement, il pourrait être fictif, signifiant « ami de Dieu » (en grec), permettant à tout lecteur animé d’amour pour Dieu de s’identifier.

Manuscrits, Datation et Apparition des Actes

Le manuscrit Codex Bezae, conservé à Cambridge et copié vers le Ve siècle, contient une version ancienne des Actes. Cependant, les Actes n’apparaissent dans la littérature chrétienne qu’au milieu du IIe siècle, utilisés à partir de 160. Les écoles théologiques romaines entre 140 et 170 ne les connaissent pas, ce qui est curieux. Les Actes existaient avant 160, sous une forme antérieure.

L’Évangile de Luc montre des traces de la destruction du Temple en 70. Les Actes, écrits après l’Évangile, reprennent ses formulations, excluant une rédaction antérieure sans réécriture. Les Actes ne portent pas de traces nettes de réécriture, contrairement au quatrième Évangile.

Hypothèse sur la Rédaction des Œuvres de Luc

Une première hypothèse: juste avant 70, la rédaction à Antioche d’une base de l’Évangile de Luc à partir du travail de Marc à Rome (environ un quart du livre).
Une autre hypothèse: juste après 70, la rédaction des Actes par Luc, complétant l’Évangile par un récit du ministère de Paul, parallèle à celui de Jésus, symbolique plutôt qu’anecdotique.
Luc forme ainsi un couple d’œuvres (Luc 1 : Évangile ; Luc 2 : Actes), affirmant que l’identité chrétienne ne se comprend pas sans Jésus et Paul – le premier à le dire.

Luc réalise en miniature le premier Nouveau Testament.

Unité d’Auteur entre l’Évangile et les Actes

Malgré des différences (exigence morale radicale dans l’Évangile, piété plus modérée dans les Actes), l’unité d’auteur est évidente : indices grammaticaux, stylistiques et théologiques identiques. Luc a écrit les 28 chapitres des Actes, avec un style homogène, des figures stylistiques et des conceptions théologiques analogues à l’Évangile. Cette unité n’a jamais été remise en doute depuis les Pères de l’Église.

Aucun manuscrit ne conserve l’œuvre originale en deux livres successifs ; tous datent d’après la constitution du canon, associant Luc à d’autres Évangiles. En exégèse, parler du « couple Luc-Actes » manque de fondement documentaire ; les Évangiles furent édités ensemble, les Actes ajoutés secondairement.

L’identité de l’Auteur des Actes

Si le rédacteur de l’Évangile de Luc a écrit les Actes, son identité devrait être précisée. Personne ne peut la nommer avec certitude. La tradition, comme dans le Canon de Muratori (vers 200, de l’Église de Rome), l’attribue à Luc le médecin, compagnon de Paul, basé sur Colossiens 4:14 (« salutations de Luc, notre ami le médecin, et de Démas ») et les Pastorales. Luc accompagnerait Paul lors de son dernier voyage à Jérusalem, de Philippes à Césarée, puis à Rome après deux ans. Paul, ayant subi bastonnades et flagellations, aurait besoin d’un médecin.

Cependant, malgré les travaux de Martin Hengel, cette historicité est douteuse. Au IIe siècle, on cherchait des noms dans le Nouveau Testament ; Luc, mentionné comme médecin, fut promu auteur. Personnellement, on ne peut s’appuyer sur un « Luc médecin », ni sur la tradition ultérieure le faisant peintre (comme dans le tableau de Rogier van der Weyden, où il peint la Vierge avec le taureau symbolique).

Les Passages en « Nous » et leur Interprétation

Quatre passages des Actes sont écrits à la première personne du pluriel (« nous »), suggérant un témoignage oculaire, comme si l’auteur accompagnait Paul. Cela pourrait indiquer un compagnon de Paul, mais ce n’est pas certain. Les descriptions maritimes montrent une familiarité avec les itinéraires, inscrivant l’œuvre dans le voyage de Paul. Le « nous » pourrait être une reprise littéraire d’un élément ancien pour crédibiliser le récit.

Le verbe « parakolouthein » au prologue (Luc 1) signifie littéralement « accompagner » ou figurativement « suivre attentivement ». La plupart des exégètes prennent le sens figuré, comme dans d’autres prologues antiques : « avoir bien examiné l’affaire ». Des raisons déterminantes refusent à l’auteur un statut de compagnon historique : sa connaissance de Paul et de sa théologie est insuffisante.

Divergences avec la Théologie Paulinienne

L’ancienne école de Tübingen (Baur, Strauss) reproche à Luc de n’avoir pas compris la théologie paulinienne. Luc s’en éloigne après un séjour en Palestine, recevant l’enseignement de Jésus. Des traces pauliennes persistent : justification par la foi (Galates, Romains) dans la parabole du fils prodigue, discours de Pierre au concile, de Paul à Milet. Luc simplifie la pensée de Paul (justice de Dieu, conception du Christ, fin des temps) pour un public populaire. La théologie de la Croix paulienne (paradoxale) est absente ; Luc met l’accent sur l’Incarnation et la Résurrection.

La présentation de Paul dans les Actes diffère : plus compromis, moins attaché au titre d’apôtre. Luc n’en fait pas un disciple de Paul ; un compagnon intime ne dépeindrait pas Paul comme défenseur de la loi juive, bon observateur juif, ami des Romains. C’est une reconstruction : Paul destiné aux païens, bâtisseur d’Églises méditerranéennes, exagérée par rapport aux épîtres.

Reconstruction de la Figure de Paul

Luc présente Paul comme le héros missionnaire, éclipsant Pierre et Jacques dès Actes 15. Ce choix exclusif marginalise d’autres figures, oubliées faute de sources. Dans les épîtres, Paul est un apôtre radical (justification par la foi, théologie de la Croix) ; dans les Actes, il est un Juif pieux, respectueux de la Loi, citoyen romain, subordonné à Jérusalem. Ce portrait, édulcoré, légitime le christianisme face au judaïsme (Paul étudiant sous Gamaliel, collaborant avec Juifs) et à l’Empire (citoyen romain, évitant châtiments infamants). Les épîtres contredisent : Paul flagellé, incompatible avec la citoyenneté romaine ; pas d’études à Jérusalem mentionnées.

Luc s’achève à Rome, centre du monde, non en Espagne (projet de Paul). La mission, de Jérusalem à Rome, incarne la continuité providentielle : “témoins jusqu’aux extrémités de la terre” (Actes 1:8). Luc amplifie Paul, mais outrepasse : le Paul des Actes est moins paradoxal que celui des épîtres. Luc n’invente pas la grandeur de Paul mais l’isole.

Valeur Historique et Littéraire des Actes

Les Actes ont un statut historique particulier : document unique sur la mission de Paul, mais divergent des épîtres. Ce n’est pas des archives, mais de la littérature. Les Actes, unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non une chronique. Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante. Les épîtres, par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge tardivement (IIe siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul artisan textile, citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes comme chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet théologique.Historiquement, on ne peut vérifier vrai/faux sans sources externes. Luc harmonise, montrant un christianisme arrangé ; c’est tendancieux, mais indispensable. Les historiens doivent éviter une lecture naïve : ce n’est pas une chronique, mais une démonstration. L’histoire est toujours une intrigue composée, sélective et interprétée ; Luc est subjectif comme tout historien antique.

Luc rapporte des éléments absents des épîtres : Paul citoyen romain (mais fouetté publiquement, impossible pour un citoyen ; tendances masochistes ?), métier textile, citoyen de Tarse (douteux, sans autre attestation). La citoyenneté romaine pourrait légitimer le christianisme face à l’Empire ; Paul étudiant à Jérusalem, montant après sa vocation, choisissant des collaborateurs juifs, pour se légitimer face au judaïsme.

Le Projet de Luc et la Relation au Judaïsme

Le but des Actes : montrer la continuité de Jérusalem à Rome (extrémités de la terre pour Luc, centre du monde).
Jésus ressuscité dit : témoins à Jérusalem, Judée, Samarie, extrémités de la terre. Importance des rencontres avec fonctionnaires romains ; une fois Paul à Rome, le livre s’arrête. Légitimité missionnaire depuis Pierre à Jérusalem jusqu’à Paul à Rome. Multiplie les voyages à Jérusalem contre les épîtres (Galates).

Dans la première partie, expansion de la communauté : à Jérusalem, puis extérieur ; nombreux Juifs croient initialement, puis accueil diminue, païens augmente. Fin : Paul prisonnier à Rome reçoit des responsables de la synagogue, essaie de les convaincre via Moïse et prophètes ; certains croient, d’autres incrédules. Citation d’Isaïe sur l’endurcissement du peuple ; Paul : « le salut de Dieu est envoyé aux païens ».

Revirement : Évangile passe des Juifs aux païens. Luc répète (chapitres 13, 18, 28) : si Juifs n’entendent pas, tournée vers païens. Charge violente, improbable d’un Juif ; construction aux dépens des Juifs. Scénario récurrent : Paul parle aux Juifs, rejeté, expulsé, menacé ; attention de quelques-uns (craignant-Dieu, païens fascinés par judaïsme). Juifs en méchants, mais pas exclusivement ; petits noyaux continuent, s’élargissant aux Grecs.

But : montrer que l’identité chrétienne se comprend via sa racine juive ; repartir de là. Projet : extension de l’Église par l’Esprit Saint, de Jérusalem à Rome (monde entier). Mais pourquoi Paul pour Rome, puisque l’Évangile y était avant (Romains) ? Pas passage simple Juifs-païens-universalisme ; Luc montre que la foi en Christ n’existe pas sans peuple juif.

Écrit vers 80-90, à une chrétienté séparée post-70 ; pas pour convertir Juifs (portrait trop noir), mais rappeler racines dans promesses à Israël. Luc conserve titres de noblesse à Israël, sans les transférer aux chrétiens (contrairement à Jean). Témoin de la fracture post-70 entre courants judaïques ; historien et porte-parole du courant chrétien.

Les Actes, unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non une chronique. Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante. Les épîtres, par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge tardivement (IIe siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul artisan textile, citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes comme chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet théologique.

La chute du Temple redessine le christianisme : avant, un mouvement juif ; après, une identité universaliste. Luc, narrateur providentiel, tisse une continuité de Jésus à Paul, de Jérusalem à Rome, sans rompre avec les racines juives. Sa vision tragique reflète une séparation non désirée, marquée par des violences rhétoriques. Les épîtres de Paul, premières archives, contrastent avec les Actes, œuvre d’un historien antique où la foi guide la plume. Ensemble, ils témoignent d’un christianisme forgé dans la tension entre héritage juif et ouverture aux nations.

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2 Commentaires

  1. magnifique . On peut enfin s’y retrouver dans ces périodes plus historiques que religieuses et éclairer les amateurs d’ancienne et nouvelle loi . toutes mes félicitations C laborier

  2. Les deux écrits de Luc sont adressés à Théophile. Le terme Théophile est formé des racines grecques « theos » signifiant « Dieu » et « philos » qui signifie « ami » ou « amour ». Littéralement, il signifie « ami de Dieu », mais certains exégètes considèrent que ce prénom signifie particulièrement « aimé de Dieu »… Cela dénote à quel point certaines traductions littéraires des textes anciens ont généré des interprétations différentes, voire des vaines disputes. Bible protestante ou bible catholique ? Mais de quelles bibles protestantes ou catholiques parle-t-on ? Puisqu’il en existe plusieurs versions aussi bien protestantes que catholiques… Finalement : « ami de Dieu » ou « aimé de Dieu » ? En vérité, ce prénom exprime un lien spirituel envers le divin.

    Luc fut un fidèle disciple de Paul. On note dans les récits de ses deux apôtres ou saints des figures de style littéraire différentes. Paul s’exprime de manière théologique et quand à Luc, il est un magicien du verbe. Luc demeure le seul évangéliste qui a présenté la conception virginale selon laquelle Marie a conçu son fils Jésus.

    On a dit de Luc qu’il avait écrit l’évangile de la miséricorde. C’est vrai. En effet, son évangile manifeste de la compassion et de la bonté dans le choix des paroles de Jésus : l’enfant prodigue, la pécheresse, le bon Samaritain…

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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