mar 26 août 2025 - 19:08

Les nœuds de la Franc-maçonnerie

Commençons par tisser ce propos avec la notion de corde. Puis, pour illustrer ce thème, je vous propose de nous attarder sur un décor de la loge, la corde à nœuds et ses lacs d’amour, puis sur ce que peut-être l’incarnation de cette corde, la chaîne d’Union, et un de ses effets sur l’égrégore.

La vie de l’enfant commence par une coupure du cordon ombilical, séparant son corps de celui de sa mère. La Franc-maçonnerie, quant à elle, n’aura de cesse, à travers ses symboles, de nouer un lien entre l’initié et sa loge mère (ou toute autre loge où il s’affiliera). Si la cérémonie d’initiation est une nouvelle naissance, elle ne sépare pas, elle serait plutôt une intégration dans une matrice fraternelle. Le nœud y représente particulièrement ce lien.

La corde sert à la fois de règle et de compas sur le terrain.

Dans les opérations d’arpentage, les mesures sont prises au moyen d’une corde, parfois nouée, qui fournit des dimensions en même temps que des rapports de proportion.

Les Égyptiens étaient de grands fabricants de cordes auxquelles ils attribuaient une grande valeur. Sur l’exemplaire du Livre des Morts commandité par le scribe Hounefer (1370 av. J.C.), on peut voir des objets évoquant les fonctions du scribe parmi lesquelles des cordes. Avait-il été aussi harpédonapte [arpenteur et géomètre dans l’Égypte ancienne] ? Ou bien les cordes ne servaient-elles qu’à tirer la barque funéraire comme on le voit ci-dessous.

On retrouve également l’usage de cordes à nœuds dans les civilisations anciennes. Les Incas, par exemple, utilisaient des assemblages de cordes à nœuds, appelés kippus, pour coder et conserver toute sorte de connaissances, des simples comptes aux rituels et repérages astrologiques.

La corde est directement liée à la franc-maçonnerie opérative où elle était un outil de mesure pour les apprentis qui ne savaient ni lire, ni écrire. Tous les apprentis disposant d’une telle corde pouvaient tracer et mesurer au moyen du même échelon de base, des tracés qui faisaient apparaître les relations entre les mesures et la valeur des angles qui en résultaient.

L’emploi du cordeau, tel en usage au XVIIe siècle, est rapporté entre autre par Sébastien Le Clerc dans son Traité de géométrie de 1690.

Et tout d’abord sa description : «Le cordeau peut être simple et de telle longueur qu’on voudra, mais, étant divisé, il est de dix toises pour l’ordinaire, et les divisions y sont marquées par des nœuds faits de six pieds en six pieds, c’est-à-dire de toises en toises.» La valeur de cette mesure au moment où Le Clerc publie son ouvrage est celle de la «toise du Châtelet», soit approximativement 1,949 m.

Et voici comment se traçait un angle droit.

On peut se poser la question pourquoi ne pas avoir utiliser la corde à 13 nœuds, donnant 12 intervalles réguliers, qui permet aussi de tracer un triangle rectangle ?  L’association de cet outil à la géométrie permet si facilement de construire un angle droit en remplacement de l’équerre, sur la base du fameux théorème de Pythagore selon lequel la somme  des carrés des côtés de l’angle droit est égale au carré de l’hypoténuse. Ce lien entre un fait géométrique, l’angle droit, et une relation de mesure des côtés du triangle, était déjà bien connu des Babyloniens, 2 000 ans av. J.-C., idem chez les égyptiens qui se seraient servis d’une corde à 13 nœuds pour tracer des angles droits.
Ces 12 sections eussent été bien plus pratiques à utiliser qu’un système décimal, puisqu’au niveau du calcul, il est plus aisé de diviser 12 par 2, 3, 4 et 6 alors que 10 ne se divise que par 2 et 5. Ainsi munis de cette bonne équerre, les harpédonaptes (les arpenteurs) pouvaient reconstituer chaque année les limites des champs rectangulaires que les crues du Nil avaient fait disparaître en apportant le limon fertile.

Ne manquez pas de consulter L‘art de bâtisseurs romans, cahier de Boscodon n° 4

Dès lors qu’il était question d’établir les plans d’un édifice sacré, on retrouve l’utilisation d’un cordeau. En fait, la corde est le premier outil dont on se sert sur le terrain, au moment où l’on trace la délimitation des fondations. C’est donc un symbole initiateur. Dans un certain sens, la corde était la représentation d’une structure, d’un principe supérieur, qui lie le monde physique au monde spirituel. Le cordeau avait pour fonction de maintenir, dans le cadre de l’orientation, les différents éléments ordonnés de la construction. Dans la plupart des traditions, le cordeau était tendu entre quatre piliers correspondant aux quatre directions de l’espace, chacun des côtés figurait trois signes du zodiaque, conformément à la représentation que les anciens astrologues donnaient à l’univers. Le cordeau définissait ainsi un cadre cosmique qui fixait sur terre la projection de l’ordre universel, ce que les alchimistes appellent un rite de fixation ou de coagulation du monde céleste dans le monde terrestre. Une fois la construction achevée, il convenait de conserver à l’intérieur de l’édifice ce cadre à partir duquel le monde d’en haut était venu engendrer le monde d’en bas. Une corde, entre le sol et le plafond, symbolisait alors l’origine céleste de l’édifice, parfois une frise, la remplaçait.

Dans la loge maçonnique, terminée vers chaque colonne par une houppe,  la corde est un des ornements qui court en frise sur le haut des murs en formant, de distance en distance, des nœuds en huit emblématiques nommés Lacs d’amour, rappelant l’idéogramme de l’infini, la lemniscate, et se trouvant tous au même niveau.

La lemniscate est une courbe plane particulière.

Elle a été étudiée en 1694 par le mathématicien suisse, Jacques Bernoulli. Dans sa forme simple et pure, elle se présente comme un huit couché. Les deux parties du huit sont rigoureusement égales. La lemniscate est une forme de mouvement spiralé à travers lequel s’exprime, de manière spécifique, le mouvement de la vie. Comme la vie, elle est mouvement et centre, et évoque le passage incessant par le centre. C’est peut-être pour cette raison, que traditionnellement, on en a fait le symbole de l’infini. On la trouve sur le chapeau du bateleur, première carte du tarot ; elle n’est pas sans rappeler l’ouroboros, voire le sablier du cabinet de réflexion.
L’existence du centre (ou cœur), par où repasse toujours le mouvement, signifie la reliance à nous-mêmes, à notre intériorité profonde, dans ce qu’elle a de personnel et d’universel à la fois. Sur le plan individuel, les chakras du corps sont des nœuds où se croisent, se concentrent, des énergies essentielles à l’existence. Il y en a d’ailleurs sept, comme les nœuds d’Isis.

Certains y voient la figure héraldique des lacs d’amour.

Lac d’amour est l’autre nom des entrelacs (lacets) formés sur la corde à nœuds symbolisant le plus souvent la chaîne d’union.

Au Moyen Âge le lac d’amour, ou nœud en huit, est d’abord un signe de la véritable et indissoluble amitié, de la foi jurée et donc inaltérable. Ainsi, il fut l’insigne de l’ordre du St Esprit, dit aussi Ordre du nœud, fondé en 1352 par Jeanne de Naples pour le couronnement de son second époux Louis de Tarente. Après, il sera si présent dans la maison de Savoie qu’on l’appellera le nœud de Savoie.  Sur le phylactère noué de la couverture du Livre d’heures de Catherine de Médicis (bru de François 1er, fils de Louise de Savoie) on peut lire : l’amour durable dont les mains jointes resserrent les liens.

Sur les tableaux de loge du 17ème et 18ème siècle, la corde à nœuds surmonte la partie céleste avec seulement deux lacs d’amour, deux entrelacs très lâches, représentations de l’unité divine dans la Création à travers l’Ancienne et la Nouvelle Loi, ce qui permet de les interpréter comme la représentation de la Synagogue et l’Église. Cela montre une conception pour laquelle «le judaïsme est la matrice qui a porté et fait naître le christianisme. C’est avec des catégories de pensée juives qu’il faut rendre compte de l’émergence de ce qui ne sera plus juif tout en prétendant l’être pleinement.» On appelle cela le judéo christianisme

On peut aussi dire que les lacs d’amour sont un symbole d’union, d’amour, de fraternité. Ils sont adoptés par la Franc-Maçonnerie au XVIIIe siècle et, à la même époque, par les compagnons tailleurs de pierre étrangers. Les compagnons de quelques autres métiers l’adoptent à leur tour au XIXe  siècle. Dans tous les cas, avec le même sens que celui de l’héraldique, c’est-à-dire comme symbole d’union et d’amour.

Si vous voulez vous essayer à réaliser un lac d’amour, prenez un bout de corde et conformez-vous au modèle ci-après.

À examiner la corde à nœuds maçonnique, on ne peut ignorer qu’elle se termine par des houppes, des glands effilochés. Contrairement aux cordes modernes en nylon dont on peut brûler les bouts pour l’arrêter, les cordes de chanvre utilisées par nos prédécesseurs ne pouvaient être terminées que par des glands effilochées, des houppes. On attribua à cette partie de corde détressée, tombant de chaque côté des colonnes J et B une signification symbolique que l’on appela des «houppes dentelées». À la malicieuse question de notre bien aimée sœur Annick Drogou, « En entrant dans la loge et la parcourant, en considérant un fil de la houppe de gauche, diriez-vous que ce fil est le même que celui que vous retrouveriez dans la houppe de droite? On serait tenté de répondre : oui, apparemment.
Et pourtant, il n’est plus le même ! Le fil a subi torsion, pour faire corde avec d’autres, il s’est relié dans des alternances de dessus/dessous en des points nodaux pour marquer les liens qui entravent, qui enchainent ou qui unissent et sous ce dernier aspect on les appelle des lacs d’amour, ce motif héraldique qui nous renvoie aux blasons de la veuve de Savoie et des dignitaires de l’Église. Le fil, qui a parcouru le mur sur lequel est posée la corde à nœuds, est donc, sous cet angle, la parabole d’une transformation de soi-même dans la relation aux autres renvoyant par analogie à la taille de la pierre.

Son symbolisme ne s’arrête pas là. Ce fil a connu des histoires que nous avons évoquées  L’histoire des nœuds nous renvoie à l’usage du cordeau donc à la géométrie sacrée et à sa kyrielle d’outils, notamment le compas et l’équerre qui nous renvoient à leur tour vers d’autres approches et d’autres encore qui sont, ainsi, à rassembler dans une dialectique infinie de sens.

Alors, approchons-nous du Nœud

Selon René Guénon, le symbolisme du lien se rattache à celui du fil et du tissage. Le fil du tissage représenterait le Soi qui relie tous les modes d’existence entre eux et aussi les êtres à leur Principe  du point de vue du microcosme (plan humain) comme de celui du macrocosme (plan universel).
Ainsi, le fils, la chaîne ou la corde peuvent se replier sur eux-mêmes pour former des nœuds et des entrelacs. Chaque nœud ou croisement d’entrelacs correspond à un point d’évolution – ou de passage -, qui implique un achèvement ou une mort symbolique à un état pour induire un nouveau commencement ou un nouvel état.

La succession apparente de nœuds ou de points peut s’identifier, du point de vue du Principe, à la simultanéité des états ou modes d’être dans l’univers. Dans le symbolisme du tissage, les fils de chaînes et les fils de trame s’entrecroisent.

Ainsi, dans sa forme, le nœud de Salomon, dont les boucles fermées se croisent à angle droit, rappelle celle du Sceau de Salomon. Ce nœud exprime l’alliance énergétique entre le divin et l’homme.

Et ce sont les points de croisement qui forment l’ensemble du tissu universel. Comme pour les entrelacs, les fils sont comme les lignes de force qui définissent la structure du Cosmos…

Toutefois, l’ambivalence et le double sens inhérents à tous les symboles se retrouvent aussi dans le symbolisme des liens et des nœuds. Du point de vue humain, les liens entravent, enchainent ou unissent…

Ainsi, l’être manifesté (être humain, animal, végétal, et pourquoi pas minéral…) est attaché, prisonnier de ses conditions d’existence et des limites d’une contingence dont il ne peut pas sortir…
Par ailleurs, la connexion établie par un lien (fil, motif tressé, corde, chaîne…) avec les autres états ou modes d’être échappe à chaque être manifesté. Le nœud, qui représente plus particulièrement quelque chose de fixe, est un état ou un moment déterminé, il renforce la signification du lien.
Et si l’attachement – élément ambivalent lui aussi – peut paraître positif envers quelqu’un ou quelque chose, il peut également entraver… et il est parfois nécessaire de s’en affranchir…

Lors de la cérémonie d’initiation, le récipiendaire, sous le bandeau, entend le bruit de chaînes qui tombent avant que la porte ne lui soit ouverte. Ces chaînes sont les gardiennes du seuil. Devenu franc-maçon, il comprendra à quelle invite ce geste l’engage : à se libérer lui-même de ses chaînes, à s’émanciper de ses maîtres mondains, à se passer de l’assentiment du regard de l’autre. La fête juive de Pessah, commémorant la sortie d’Égypte des Hébreux où ils avaient été esclaves, est un paradigme de cette libération.

Si la liberté de conscience est aisée en loge, il faut aujourd’hui beaucoup de courage au prix de la vie (que certains ont donnée, ou plutôt qui leur fut prise) pour porter dans le monde profane le combat pour la liberté de conscience.

Sur le plan individuel ces chemins symboliques peuvent exprimer une évolution spirituelle ou initiatique, qui permet à l’être d’élargir sa propre conscience, grâce à une transmutation de ce qui enchaîne en ce qui unit.

Les anneaux de Borromée tirent leur nom d’une célèbre famille de princes italiens de la Renaissance, les Borromée, qui les adoptèrent comme symbole héraldique. Ils sont gravés dans la pierre de leur château, sur l’une des îles Borromée du lac Majeur. Ce nœud était la représentation des trois ordres où s’illustrèrent les membres de la famille : tiers état, noblesse et clergé.  Ce serait lors d’une visite à cette famille que Lacan aurait découvert leur blason qui lui inspira la figuration des relations entre Réel, Symbolique et Imaginaire connu sous leurs initiales (RSI), faisant disparaître toute idée de suprématie d’un registre sur les autres.

Le nœud borroméen est un nœud emboîtant formant un ternaire (représenté aussi par la triquetra celte) si semblable à la Valknut d’Odin  (avec des triangles à la place des cercles) et signifiant «nœud des guerriers morts au combat».  

Si le Valknut vous intéresse, jetez un coup d’œil sur la vidéo

Parmi les nœuds, n’oublions celui des trois NORNES, déesses vierges celto-druidiques – les tisseuses – qui tissent le destin, symbolisé par le triskèle.
Il y a Urd : la sœur aînée, qui enroule les fils autour du fuseau, donnant ainsi la vie en «créant» littéralement de nouvelles destinées. Verdandi : qui file la laine et choisit la direction que chaque fil de destinée prendra et Skuld : la cadette qui est associée à la mort qu’elle décide en coupant les fils.

On retrouve également des fileuses, dans le mythe d’Er, narré par Platon à la fin de son livre X de La république(617 b). Sous les traits de 3 moires, ces filles de la nécessité sont : Lákhesis, « la Répartitrice », enroulant le fil, qui décide du temps de vie à accorder à chaque être en mesurant le fil de la vie à l’aide d’une verge. Klôthố, «la Fileuse»  chantant le présent. C’est à elle que revient le choix de la date de naissance de chacun. Outre ce pouvoir sur les naissances, il lui appartient aussi de décider si les dieux ou les mortels méritent la vie sauve ou la mort. Enfin Atropos « l’Implacable », qui choisit la forme de la mort et termine l’existence terrestre des mortels en leur coupant le fil de la vie.

Revenons en Franc-maçonnerie. Il est une corde particulière passée autour du cou du récipiendaire lors de son initiation au 1er degré maçonnique.


La préparation d’un récipiendaire à son initiation prévoit qu’il soit ni nu ni vêtu, un bandeau sur les yeux, un pied déchaussé et une corde à son cou qui symbolise tout ce qui retient encore le profane au monde qu’il va quitter.

Le Dumfries Manuscrit n° 4 de 1710 (c’est la date donnée aujourd’hui, mais son contenu est bien plus ancien, entre 1547 et 1553 D. Taillades dans Franc-maçonnerie, l’histoire retrouvée indique que le candidat entrait dans la Loge «la corde au cou» (cable-tow). À la question que lui posait le Maître sur sa signification, il répondait : «pour me pendre si je trahis mon serment». C’est la première mention de ce symbole venant d’une Loge d’Acceptés. La divulgation Les Trois Coups Distincts de 1760 confirme que le candidat, lors de sa cérémonie d’initiation, a une corde au cou. On constate qu’en Angleterre, la corde avait le même usage en 1760 qu’en 1710 : pendre le parjure.  Cependant, cette corde, apparue dans la Maçonnerie française en 1727, avec Les Francs-Maçons Écrasés, avait une autre signification, elle sert à  guider le candidat  dans ses voyages (p. 140 et suivantes, éd. Dervy, 2019).
Au Rite Français Moderne Rétabli,  «une chaîne est passée autour de cou du candidat, nouée sous la gorge, les deux chaînons descendant le long de sa poitrine, avant-bras relevés, ainsi le poids du bras pèse sur le derrière du cou, faisant pression sur la nuque.»
Au Rite Initiatique Traditionnel écossais, lors de l’élévation à la maîtrise, on la retrouve sous l’appellation «corde des métamorphoses». Elle rappelle au futur Maître que de la mort du vieil homme naît à chaque fois un être nouveau, régénéré, métamorphosé. Une explication plus mystique est donnée au RAPMM : «cette corde symbolique n’est autre que l’image du lien fluidique reliant votre forme subtile à l’enveloppe charnelle que la mort matérielle vous a fait quitter.»

Selon le Régulateur du maçon de 1801, le récipiendaire n’a pas de corde au cou.

Pour les rites qui pratiquent ce ritème, retirer la corde du cou du néophyte lors de sa cérémonie d’initiation, c’est le libérer de ses liens artificiels pour lui proposer de s’intégrer librement à la communauté et de devenir un des lacs d’amour.

De-là, la corde symbolise bien le lien de fraternité reliant tous les francs-maçons qui trouve son expression la plus achevée dans la Chaîne d’Union.

Dans la plupart des rites, à la fin de chaque tenue, les francs-maçons forment une chaîne en se tenant par les mains dégantées ; cette chaîne s’élargit idéalement à toute l’humanité. Cette chaîne symbolise tout particulièrement la fraternité qui unit le franc-maçon d’une part avec tous les francs-maçons vivants, d’autre part avec tous ceux qui l’ont précédé et tous ceux qui lui succéderont. Il est à noter que la chaîne d’Union illimitée vers l’avenir, apparaît comme n’ayant, dans le passé d’autre délimitation que le point qui correspondrait à l’origine même de l’espèce humaine. Elle place chaque participant dans la continuité de la Tradition.


Dans le rituel de 1785 adopté par le GODF, la circulation du baiser était systématique à la clôture des banquets qui suivaient toujours les tenues : le Vénérable le donne à son voisin de droite et il lui revient à gauche. Une Chaîne était toutefois formée lors de la 7ème et dernière santé lors de la Chanson de l’Apprenti Entré. Il en était de même dans L’Ordre des Francs-Maçons Trahis (1745) ou dans Les Trois Coups Distincts (1760).
Au REAA, en 1923, la Chaîne d’Union n’est faite que pour recevoir le Récipiendaire du 1er degré ; la chaîne sera intégrée, de façon facultative, à la clôture des travaux en 1962 avec la précision suivante : on quitte la chaîne «après avoir secoué les bras trois fois».

Chaque maçon présent constitue un maillon. Dans une chaîne courte, les francs-maçons croisent leurs bras devant eux et prennent la main gauche de leur voisin de gauche avec leur main droite. Idéalement, elle se pratique bras et jambes écartés, les pieds en contact; chaque franc-maçon est alors une étoile pentagonale reliée aux autres, tous et toutes formant une constellation. Ces étoiles s’animent lorsque les bras se soulèvent par trois fois à l’injonction : Quittons le chaîne!
Dans une chaîne longue, on prend la main droite du voisin de gauche dans la main gauche. Il s’agit toujours du « tenir ensemble ».

Se tenir la main ne suffit pas pour fluidifier l’énergie qui doit couler et traverser chacun, dans le cercle fermé. Ce qui est reçu doit être reversé dans le nœud des mains, rappelant ceux des lacs d’amour de la Houppe dentelée qui en constituent le symbole. En magie, comme en magnétothérapie, la main gauche aspire l’énergie (en supination, càd la paume tournée vers soi), elle est censée la recevoir, tandis que la main droite la dispense en restituant le don (en pronation, la paume de main tournée à l’opposé du visage). Chaque individu peut toujours se recharger en fonction de son propre rythme, pour peu qu’il sache se connecter à une source, qu’elle soit en lui-même ou hors de son corps physique. Dans la Chaîne d’Union, le maçon est comme une pile avec ses polarités. Le cercle fermé, avec les francs-maçons mis en série entre ses sœurs et frères, créé un champ magnétique au centre de la loge où chacun équilibre son énergie sur celle de l’ensemble des participants, «pas par le geste, mais par ce geste, ce geste fait de cette manière, avec cette ardeur, cette envie, cette application… ce respect». Le balancement des bras permet, à la fin de la chaîne, de couper en douceur ce flux, qui trop précipitamment pourrait donner une décharge électromagnétique.
Ce faisant, le cercle ainsi formé par les membres peut symboliser la Fraternité universelle des maçons dans laquelle chaque initié est un maillon de la chaîne, cette multiplication d’anneaux pouvant symboliser «la préservation de l’unité à travers la multiplicité».

Dans la Chaîne d’Union, le Vénérable Maître et le Grand Expert sont toujours l’un en face de l’autre dans l’axe de la Loge ; le Vénérable Maître côté Est, le Grand Expert côté Ouest. Les deux Surveillants encadrent le Grand Expert. Tous les autres membres présents sont répartis indistinctement dans la Chaîne. Lors d’une affiliation ou d’une réintégration, le franc-maçon affilié ou réintégré est placé entre le Grand Expert et le 1er  Surveillant. Lors d’une Cérémonie de Réception, chaque nouvel Apprenti est encadré par deux participants aux travaux.

Pour Bruno Étienne, «la fusion entre tous les êtres les fait participer à la totalité de l’énergie en réunissant le micro et le macro» (B. Étienne, Une voie pour l’Occident, La Franc-maçonnerie à venir, p.267).

Au Rite de Style émulation, la Chaîne d’Union n’est pas matérialisée en se prenant par les mains. Elle réside en fait, à l’ouverture comme à la fermeture des travaux dans les mots «unissez-vous à moi pour ouvrir la Loge…» et «unissez-vous à moi pour fermer la Loge…».

La chaîne d’union peut être utilisée, aussi hors la loge, dans des circonstances particulières d’un repas, d’un enterrement.

Par sa similitude avec la Chaîne d’Union, il convient d’évoquer la chaîne d’alliance réalisée lors de cérémonie rituelle des compagnons opératifs.

Portant leurs couleurs, les compagnons se tiennent par la main en croisant les bras à la façon des maillons d’une chaîne d’union et forment un cercle fermé, semblant tourner dans le sens de la marche du soleil, cercle au milieu duquel se trouvent trois compagnons ou deux compagnons et la Mère, ceux-ci restant immobiles. Le Rouleur chante les Fils de la Vierge, dont le refrain est repris en chœur. Au cours des funérailles, la Chaîne est tenue sans chant, elle est ouverte, symbolisant ainsi le maillon qui vient de se rompre.

C’est au cours de la chaîne d’Union que l’on ressent le plus ce que l’on appelle l’égrégore. En voici quelques rappels de cette notion que vous auriez peut-être déjà lu sur notre journal dans un autre de mes articles

L’Égrégore

Du latin : ex, sortant et de grex, gregis, le troupeau, la foule, et avec la désinence or, «eur» en français, celui qui agit (par exemple : entrepreneur, guérisseur, voleur), l’égrégore serait le fruit actif né de l’action d’une foule.
Mais, du grec : «égrêgorein / egregoros» qui signifie veiller / veilleur, égrégore a deux autres sens : il s’agit d’une part du nom d’anges présents sur le mont Hermon qui s’unirent aux filles de Seth dans les légendes juives, d’autre part d’un concept ésotérique dont la définition approximative est celle d’un «être collectif», une êtreté indépendante.

Le mot apparaît d’abord dans le livre d’Énoch, il y désigne une catégorie d’ange. Ensuite ce sera Éliphas Levi qui utilisera le terme dans son livre Dogme et rituel de la haute-magie, et lui donnera une étymologie latine au lieu de grecque, ce qui engendrera la confusion de sa définition. Une autre notion fut introduite en 1897 dans l’occultisme par le poète Stanislas de Guaita (La Clef de la Magie Noire) concept qui, bien sûr, n’était pas présent dans les textes maçonniques antérieurs. Mais c’est surtout Oswald Wirth qui va donner ses lettres de noblesse à la notion d’égrégore, n’apparaissant ainsi qu’en 1935 en FM.

C’est au médecin Pierre Mabille, compagnon de route du surréalisme, que l’on doit une définition du terme égrégore dans son ouvrage Egrégores ou la vie des civilisations, paru en 1938 : «J’appelle égrégore, mot utilisé jadis par les hermétistes, le groupe humain doté d’une personnalité différente de celle des individus qui le forment. Bien que les études sur ce sujet aient été toujours, ou confuses, ou tenues secrètes, je crois possible de connaître les circonstances nécessaires à leur formation. J’indique aussitôt que la condition indispensable, bien qu’insuffisante, réside dans un choc émotif puissant. Pour employer le vocabulaire chimique, je dis que la synthèse nécessite une action énergétique intense.»

Enfin c’est Jules Boucher qui en donnera une définition explicite en 1948 : «On appelle « égrégore » une entité, un être collectif issu d’une assemblée. Toute assemblée d’individus forme un égrégore. Il y a un égrégore pour chaque religion et « cet égrégore est puissant de toute la force des fidèles accumulée au cours des siècles. De même, pour la Franc-Maçonnerie, chaque Loge possède son égrégore ; chaque Obédience a le sien et la réunion de tous ces égrégores forme le grand Égrégore Maçonnique.»

Le mot est souvent aussi synonyme de forme-pensée, d’émotion-pensante.

Selon Robert Ambelain, dans son ouvrage de 1951, La Kabbale pratique (p.175): « on donne le nom d’égrégore à une force engendrée par un puissant courant spirituel et alimentée ensuite à intervalles réguliers, selon un rythme en harmonie avec la Vie universelle du Cosmos, ou à une réunion d’entités unies par un caractère commun. Dans l’invisible, hors de la perception physique de l’homme, existeraient des êtres artificiels, engendrés par la dévotion, l’enthousiasme, voire le fanatisme, qu’on nomme des égrégores. » 
Daniel Ligou, dans son Dictionnaire universel de la Franc-maçonnerie définissait ainsi l’égrégore en 1974 par un raccourci saisissant : «terme employé par les symbolistes pour désigner la force de cohésion dans un groupe humain ; en Franc-maçonnerie, une Loge».
Carl Gustav Jung, avec ses travaux sur les symboles, sur les mythes, sur l’inconscient, sur la psychologie des profondeurs, aboutit à la notion d’un inconscient collectif. Une sorte d’héritage culturel de nos ancêtres, une sorte de résumé des expériences intérieures et antérieures de l’Humain.

La notion d’égrégore se rapproche donc de celle d’inconscient collectif, de conscience collective, de champ morphogénétique ou champ de conscience opérant entre eux. II pourrait se trouver que lorsque plusieurs personnes s’unissent autour d’une idée, ou d’un principe, elles enfantent un être collectif intelligent, qui va par la suite devenir indépendant. Il serait alors la somme des énergies psychiques émises par chacun des membres ayant participé à son émergence, voire à sa multiplication. L’ensemble de ces mouvements vibratoires pourrait exercer, en retour, en vertu du principe action-réaction, une puissante influence sur les composants du groupe, qui peut être fort différente de la psyché de chacun.

Un égrégore peut cependant être perturbé par la pensée négative de personnes qui ne sont pas en accord avec les objectifs. Par conséquent, les groupes ésotériques tentent de se protéger de pensées négatives qui pourraient affecter leur égrégore. 

La force du rituel maçonnique associe nos esprits individuels pour former l’égrégore particulièrement ressenti au cours de la chaîne d’union. Il est d’amour.

On trouve, par analogie, une idée intéressante, en lisant le livre de l’astrophysicien Hubert Reeves, Patience dans l’azur, livre qui analyse l’univers à partir du Big Bang initial. On retiendra de son chapitre sur les énergies que la masse des corps étudiés, quelles que soient leurs dimensions, prise isolément, pèse plus lourd que la masse de ces mêmes corps reliés dans une structure commune. Par exemple, la somme des masses d’un électron et d’un proton est plus grande que celle d’un atome d’hydrogène qu’ils constituent en s’associant. La différence de poids est due à l’émission d’un photon ultra-violet, dégagé au moment de la constitution d’un atome ; c’est-à-dire de la lumière. De même, un proton et un neutron pèsent plus lourd séparément que réunis en noyau de deutéron. En s’associant les deux particules libèrent de l’énergie sous forme d’un rayon gama. On appelle force, ce qui permet aux éléments de se lier en corps constitués: force électromagnétique pour les atomes, force nucléaire pour les noyaux, quarkienne pour les nucléons, gravifique pour les astres.
Que la force soutienne nos travaux. Alors, faisons une hypothèse : en se formant, l’égrégore libère une énergie qui se manifeste dans l’ailleurs. Quand nous sommes devenus pierres du temple, les transmutations du 2 produisent le 3-qui-est-un et libèrent de l’énergie. Ainsi «l’égrégorisation» dégage un on-ne-sait-quoi énergétique qu’il est bien difficile de caractériser avec précision. Mais, ce on-ne-sait-quoi, dans l’ailleurs où il est projeté, est un rayonnement dont l’influence pourrait être l’exhalaison de nos cérémonies rituelles fraternelles, protégées par la sagesse et la beauté, allant livrer leurs forces dans un combat d’énergies du bien contre celles du mal.

La catena, chaîne humaine, est un grand nombre de personnes qui se tiennent par la main lors d’une cérémonie particulière, mais aussi la catena géologique est un ensemble de sols liés génétiquement, chacun d’eux ayant reçu des autres, ou cédé aux autres, certains de ses éléments constituants.

Parce qu’on pourrait ici parler de chiasme au sens qu’en donne Merleau Ponty : « donner un nom propre à l’être, un nom censé le dénoter en propre, en même temps que ce nom conserve toute sa valeur métaphorique, un nom qui n’est pas employé dans son usage logique ordinaire, mais comme une image destinée à évoquer une chose pour laquelle nous ne possédons pas de nom », je propose un néologisme en disant que le franc-maçon est un Caténaïen,
N’est-ce pas là un mot pour dire le cordon noué par l’enfant de la veuve avec ses frères et sœurs ?

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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