lun 18 août 2025 - 17:08

Les deux Saint-Jean et Janus

Les deux solstices d’été et d’hiver sont l’occasion de fêtes solsticiales depuis l’Antiquité, entre le 19 et le 22 juin pour le solstice d’été et entre le 19 et le 22 décembre pour le solstice d’hiver. Le solstice d’été du 21 juin est une vieille fête païenne célébrée par des feux, la fête de la Lumière. Les Francs-Maçons, fidèles à la tradition chrétienne, fêtent les deux Saint Jean avec un décalage par rapport aux traditions dites « païennes » : Saint Jean-Baptiste le 24 juin et Saint Jean l’Évangéliste le 27 décembre.

Jean le Baptiste est le prophète qui annonce la naissance de Jésus Christ, son cousin. Il prédit joie, allégresse et réjouissance. Personnage influent, il dira du Messie « il faut que lui grandisse, et que moi je décroisse ». Au Vème siècle, par analogie avec la course du soleil, les chrétiens choisiront le 24 juin pour marquer la date de naissance de Saint-Jean. À la fin du XVIIème siècle, l’évêque de Maux, Jacques-Bénigne Bossuet, christianise le solstice d’été. Désormais, c’est à Saint-Jean que les feux sont dédiés, les superstitions sont bannies.

Cette concordance des fêtes païennes et chrétiennes n’existait pas dans les premiers temps de la chrétienté naissante, et ne s’est effectuée que progressivement pour accompagner l’évangélisation des peuples en occident. Le Nouveau Testament ne connaît aucune fête chrétienne annuelle. Le mot lui-même « fête » semble n’avoir jamais fait partie des expressions de la foi primitive. Il désigne dans le NT les fêtes juives. C’est vers le milieu du IIème siècle qu’apparaissent les premiers indices d’une célébration chrétienne de Pâques. Et c’est au IVème siècle seulement, lorsque l’Empereur Constantin donne au christianisme une existence légale dans l’Empire romain, que d’autres nouvelles fêtes, dont Noël, apparaissent et prennent de l’importance pour aboutir finalement à ce que nous connaissons aujourd’hui. Cette date du 25 décembre sera ainsi célébrée en reprenant les éléments symboliques de la fête païenne du « Soleil invaincu » consacrée à Mithra qui avait lieu ce jour.

« En ces premiers temps de la chrétienté, contrairement aux fêtes juives, les fêtes chrétiennes ne correspondent pas à une prescription divine. Elles n’ont aucun caractère nécessaire ou obligatoire, et l’Église s’en est passée pendant plusieurs siècles. Ce fut l’originalité du christianisme des premières générations de vivre sa foi sans avoir besoin de l’inscrire dans le cycle annuel des saisons. L’adoption et la célébration de ces fêtes fut et demeure une manière de s’inscrire dans l’histoire et la culture du temps dans lesquelles les chrétiens vivent et témoignent de leur foi. Les fêtes font ainsi partie de choses nullement décisives pour ce qui est de la foi, mais sont devenues des évènements dont la célébration remplit des fonctions importantes dans la vie des communautés chrétiennes, et répond à des attentes essentielles des hommes, en particulier de réjouissances régulières dans le cours d’une vie. » (Michel Bertrand, Évangéliser les fêtes)

Le mot solstice provient du latin « sol, soleil » et « stare, s’arrêter ». En astronomie il désigne le jour le plus long en été mais aussi la nuit la plus longue en hiver. Dans notre calendrier la date du 24 juin marque la fin de l’apogée du Soleil. Le solstice d’été est devenu par analogie le symbole de la lumière manifestée et extérieure, et le solstice d’hiver celui d’une lumière plus subtile, que seule peut révéler une connaissance intérieure. Le jour de l’initiation, les Francs-Maçons reçoivent ainsi symboliquement la Lumière et sont appelés les fils de la Lumière, comme avant eux les Esséniens. Les Templiers célébraient aussi leur fête la plus importante le jour de la Saint Jean d’été, dont les Francs-Maçons perpétuent le souvenir par le rite et les mystères initiés eux-mêmes en occident par les Mystères grecs d’Éleusis. Le cheminement des fils de la Lumière s’effectue de midi à minuit, vers les ténèbres intérieures qu’il s’agit de visiter régulièrement et de manière cyclique pour apprendre à les connaître et les aimer comme une part indissociable de soi-même. Lumière des yeux et lumière du cœur, clarté visible et invisible, ces deux perceptions de la lumière alternent à l’image du cycle cosmique immuable qui les révèle tout en générant un attachement aux cycles omniprésents dans la Nature.

Les cycles solaires et lunaires et les phénomènes naturels réguliers célébrés par les Celtes et les Anciens Égyptiens ne sont pas seulement des moments exceptionnels parmi d’autres, mais les signes d’un temps cyclique régularisé et intégré en soi-même, et même retenu dans son élan par la force magique du rituel, transformant même le temps en une matière malléable. La force magique des rituels égyptiens vécus avec gravité rejoint ainsi étrangement l’action de la force de gravité omniprésente dans l’univers. « Tout ordre est bénéfique à l’âme » dit Leibniz, c’est pourquoi les processions rituelles dans tous les lieux de culte sont des facteurs d’ordre dans les esprits et les cœurs des officiants et des fidèles présents, et se déroulent à la fois dans une relative gravité et une joyeuse effervescence. Non seulement cette joie spirituelle fait du bien au corps, à l’esprit, et à l’âme, mais elle est l’expression du cœur attiré malgré soi par les forces cosmiques régissant l’univers. »

Mais alors peut se produire dans une conscience individuelle un basculement inattendu du monde régi et codifié par un temps régulier et déterminé, dans un univers régi par un temps irrégulier et indéterminé, transformant tous les points de repères et les modes de perception. Ce basculement est semblable au passage des lois de la mécanique classique de Newton qui s’appliquent aux objets vus à l’œil nu, à l’univers des atomes et des particules subatomiques où s’appliquent les lois de la mécanique quantique de Planck, Einstein, et Bohr. Mais les lois spirituelles qui régissent ce passage entre le visible et l’invisible ne sont pas écrites et elles ne doivent pas l’être, car il appartient à l’être spirituel de les redécouvrir par soi-même. Le dieu romain Janus illustre cette découverte, ce passage dans une autre dimension de soi-même accompagné de sentiments exaltants et de ressentis puissants de vraie lumière.

Janus est le dieu romain des transitions et des passages, du passé à l’avenir, d’un état à un autre, d’un univers à un autre. Il préside aux commencements et le premier mois de l’année janvier lui est consacré. L’étymologie de son nom est formée sur la racine « iā » provenant elle-même de la racine indo-européenne « ei, aller », terme abstrait correspondant à la notion de « passer ». Gardien des portes qu’il ouvre et ferme, la double clé et le double visage qui le symbolisent en font simultanément le gardien et le passeur des entrées et des sorties de tout ce qui entre et sort dans les lieux de vie spirituelle.

La porte et le passage de la porte symbolisent l’être et le devenir, le commencement et le recommencement, la renaissance, but essentiel de l’initiation dans le culte romain de Mithra. Dans l’imagerie mithriaque, cette double action pour à la fois être et devenir en se trans-formant de l’intérieur, est figurée par un personnage debout à tête de lion la gueule ouverte, au corps d’homme ailé enlacé sept fois comme par un tourbillon d’énergie par un serpent.

Le thème central de la légende de Mithra, le sacrifice d’un taureau, définit aussi le sens de la vie selon le mithraïsme, à travers une ascèse et une lutte héroïque appelée éloquemment « Traversée ». L’initié apprenait l’art de conjuguer en soi-même la compréhension de l’ordre et du désordre malmenant la nature humaine toujours prête à faillir, et l’appréhension de la Nature par une perception enivrante en conscience du cosmos. À la fois symbole trans-personnel de permanence et d’éternité, et lieu des métamorphoses, la Nature était alors perçue dans toute la force de ses visages complémentaires. Les initiés goûtaient ainsi le don d’interférence que crée la relation authentique avec le cosmos, et ce ressenti les attachait puissamment par le cœur à leur vécu initiatique.

En somme, les deux Saint Jean et Janus symbolisent deux vécus initiatiques, les deux Saint Jean étirant et « passant » le temps comme des témoins passifs à le faire concorder aux saisons annuelles rythmant la vie matérielle et religieuse, et Janus contractant le temps à l’extrême dans une suite indéfinie de moments actifs vécus intensément comme étant au seuil de soi-même, dans la jubilation de passer en puissance dans un au-delà de soi-même spirituel hors du temps.

Plotin, qui vécut au IIIème siècle après J-C, philosophe romain de l’Antiquité tardive, est un des grands penseurs de cette dichotomie de l’être, où d’une part l’être est comme somnolent et passif dans sa vie ordinaire, et d’autre part présent et éveillé dans une vie spirituelle active extraordinaire. Ses mots « C’est aux Dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux » contiennent tout l’esprit de la grande tradition initiatique, et consolident une séparation entre deux mondes, le monde de ceux qui « croient » et le monde de ceux qui « sont ». Ils ne se réfèrent pas à l’homme ordinaire mais à l’homme spirituellement intégré.

« Dans l’antiquité romaine les Dieux étaient considérés comme des forces, et l’homme, lui aussi, comme une force. Entre les uns et les autres, il n’y avait qu’un intermédiaire, le « rite » compris comme une technique précise et objective, considérée comme capable de capter, d’empêcher ou de provoquer un effet donné des forces spirituelles, sans intrusion de sentiments ou comportements dévots, selon un simple rapport de déterminisme. Les maximes « C’est aux Dieux de venir à moi, non à moi d’aller à eux » et « Pour connaître les Dieux, il faut se rendre semblable à eux » donnent la clé d’une voie initiatique correspondant à ce qu’on appelait « initiation solaire » dans l’Antiquité. Il s’agissait de créer en soi une qualité agissant, pour ainsi dire, comme un aimant sur les pouvoirs supra-sensibles des Dieux, comme une force qui devait les attirer irrésistiblement.

Cette qualité et cette force se résumaient en un seul mot : « être », et en un unique précepte : « sois ». Alors, il se crée un état de certitude et de plénitude, qui fait que l’on ne demande plus rien, qu’il devient inutile de spéculer et de s’agiter, tandis que l’on ignore ce qui pourrait produire un plus grand changement dans l’intime de l’âme, et l’on commence à participer à un état de spiritualité totalement dominatrice, ce qui est l’attribut des « olympiens ». Plotin dit justement que cet être possède la perpétuité, quand il possède totalement sa propre vie ; étant seulement et superpersonnellement « soi », rien désormais ne pourrait lui être ajouté ou enlevé ni dans le présent, ni dans l’avenir. » (Julius Évola, Symboles et Mythes de la Tradition Occidentale)

Sous l’influence de cette puissance restaurée, le temps redeviendrait une matière malléable, tour à tour restructurée par la régularité des cycles omniprésents dans la nature symbolisés par les deux Saint Jean, et déstructurée par le passage dans une autre dimension de soi-même en conscience symbolisé par Janus. Les Maçonnes et Maçons célèbrent ces deux moments lors de leurs tenues et fêtes régulières communes, où ils travaillent à la fois ensemble et chacun(e) en soi-même, deux niveaux et temps d’œuvres collective et individuelle concomittantes et paradoxales, qui pourtant s’emboîtent l’une dans l’autre et continuent à les initier spirituellement toute leur vie.

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Patrick Carré
Patrick Carré
Patrick Carré est un poète, philosophe et franc-maçon français, connu pour son œuvre mêlant littérature, spiritualité et symbolisme maçonnique. Initié à 23 ans à la Grande Loge de France, passé membre de la Juridiction du Suprême Conseil de France, il est à présent à l'OIAPMM (Ordre Initiatique Ancien et Primitif de Memphis Misraïm) membre de la Loge de recherche Imhotep à l'Orient de Nice, Souverain Grand Inspecteur Général (33è degré), et Sublime Prince de la Maçonnerie, Grand Régulateur Général de l'Ordre (87è degré).. Son travail explore l’initiation traditionnelle et la quête spirituelle, notamment à travers des poèmes et textes philosophiques. En 2023, il publie L’épopée alchimique des Maçons et Maçonnes (LiberFaber, 228 pages, 25 €), un recueil de plus de 1000 vers qui retrace les degrés maçonniques du premier au dix-huitième, accompagné d’un CD de textes lus et mis en musique par Gérard Berliner. Patrick Carré a également écrit d’autres ouvrages maçonniques, comme Francs-Maçons Alchimistes et Nous sommes tous androgynes, enrichis de contenus multimédias sur le tarot (chaîne youtube Le Tarot de la Renaissance, 12h de vidéos et 800 illustrations). Son œuvre met en lumière les liens entre franc-maçonnerie et alchimie, célébrant la transformation personnelle et spirituelle. Il fut Itinérant en 1980 durant 6 mois à l'Union Compagnonnique des Compagnons du Tour de France des Devoirs Unis, et Potier tourneur 5 ans dans une poterie artisanale et Artisan créateur indépendant.
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