Cinq ans après, une philosophie de l’engagement et de la transformation
Le 5 août 2020, le philosophe français Bernard Stiegler nous quittait, laissant derrière lui une œuvre riche et provocatrice qui continue d’inspirer les penseurs, les militants et les acteurs du changement à travers le monde. Cinq ans après sa disparition, cet article rend hommage à cet intellectuel hors norme, dont les travaux sur la technique, la mémoire et l’émancipation humaine résonnent profondément avec l’esprit de la franc-maçonnerie, bien qu’il n’ait jamais été membre de cette fraternité initiatique.
À travers une exploration de ses idées, nous mettrons en lumière les parallèles entre sa philosophie et les valeurs maçonniques, notamment dans leur quête commune d’un perfectionnement individuel et collectif face aux défis de la modernité.
Bernard Stiegler : une vie au service de la pensée

Né en 1952, Bernard Stiegler a marqué la philosophie contemporaine par son approche unique, mêlant phénoménologie, anthropologie et critique de la technique. Ancien élève de Jacques Derrida, il forgea une pensée singulière, influencée par son expérience personnelle – notamment ses années d’incarcération dans les années 1970, où il découvrit la philosophie comme un outil de reconstruction. Fondateur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) et du collectif Ars Industrialis, Stiegler consacra sa vie à analyser les impacts de la technologie sur la société et à proposer des alternatives pour une « nouvelle critique de l’économie politique ».
Son œuvre, prolifique et interdisciplinaire, inclut des ouvrages majeurs comme La Technique et le Temps (1994-2001), De la misère symbolique (2004) et Qu’appelle-t-on panser ? (2018-2020). À travers ces travaux, Stiegler interroge la manière dont les technologies façonnent nos modes de pensée, nos relations sociales et notre capacité à « prendre soin » du monde.
Les piliers de la philosophie de stiegler

- La Technique comme Pharmakon : Au cœur de la pensée de Stiegler se trouve le concept de pharmakon, emprunté à la philosophie grecque et repris de Platon via Derrida. Le pharmakon désigne à la fois un poison et un remède, une ambivalence que Stiegler applique à la technique. Dans La Technique et le Temps, il soutient que les outils technologiques, des tablettes d’argile aux algorithmes numériques, ne sont ni intrinsèquement bénéfiques ni destructeurs : ils amplifient les capacités humaines tout en pouvant aliéner si leur usage n’est pas maîtrisé. Cette vision dialectique rappelle le rituel du pharmakos grec, où un bouc émissaire était sacrifié pour purifier la communauté, un thème que nous avons exploré dans un précédent article comme résonnant avec les rituels maçonniques de mort symbolique et de renaissance.
- La Mémoire et l’Individuation : Stiegler développe l’idée que la technique est une « mémoire extérieure » qui conditionne l’individuation, c’est-à-dire le processus par lequel un individu devient un sujet unique tout en s’inscrivant dans une communauté. Dans De la misère symbolique, il déplore la perte de cette individuation dans une société consumériste où les industries culturelles standardisent les esprits. Cette réflexion fait écho à la démarche maçonnique, qui encourage l’initié à se dépouiller de ses « métaux » (préjugés, passions) pour se construire en tant qu’individu conscient et engagé dans une fraternité universelle.
- Prendre Soin et Résistance au Capitalisme Algorithmique : Dans ses derniers travaux, notamment Qu’appelle-t-on panser ?, Stiegler appelle à « prendre soin » de l’humanité face à ce qu’il nomme l’« entropie anthropocène », une dégradation des systèmes sociaux et écologiques causée par un capitalisme numérique débridé. Il propose une économie contributive, où les individus participent activement à la création de savoirs et de pratiques collectives. Cette idée d’un engagement actif pour le bien commun résonne avec les valeurs maçonniques de fraternité et de travail pour l’amélioration de l’humanité.
Parallèles avec l’Esprit de la Franc-Maçonnerie
Bien que Bernard Stiegler n’ait jamais été franc-maçon, sa philosophie partage plusieurs affinités avec l’esprit maçonnique, notamment dans son approche initiatique, son emphasis sur la transformation individuelle et collective, et sa vision d’une société fondée sur la responsabilité et la solidarité.
- Une Quête Initiatique : La franc-maçonnerie repose sur des rituels initiatiques où l’individu traverse des épreuves symboliques pour accéder à une compréhension plus profonde de soi et du monde. De manière analogue, Stiegler considérait la philosophie comme une pratique transformative, un processus d’« individuation » qui nécessite un travail constant sur soi. Dans Philosopher par accident (2004), il raconte comment sa période d’incarcération fut une « initiation » philosophique, un moment de rupture et de reconstruction qui rappelle la chambre de réflexion maçonnique, où l’initié médite sur sa propre finitude.
- La Fraternité et le Collectif : La franc-maçonnerie promeut une fraternité universelle, un idéal d’unité et de coopération transcendant les frontières. Stiegler, à travers Ars Industrialis, militait pour des communautés de savoir contributives, où les individus collaborent pour contrer la « prolétarisation » (perte de savoir-faire et de savoir-vivre) induite par les technologies capitalistes. Cet appel à la coopération intellectuelle et sociale fait écho à l’engagement maçonnique pour construire une société plus juste, comme illustré par les travaux du Convent de Lausanne, qui cherchait à unifier les pratiques du Rite Écossais Ancien et Accepté.
- Le Pharmakon et le Symbolisme Maçonnique : Le concept de pharmakon chez Stiegler trouve un parallèle dans le symbolisme maçonnique, où les outils (équerre, compas) sont à la fois des instruments pratiques et des symboles de transformation. Comme le pharmakon, ces outils peuvent être utilisés pour construire ou détruire, selon l’intention de l’utilisateur. De même, le pharmakos grec, avec sa dualité sacré/impur, peut être comparé à l’initié maçonnique, qui doit « mourir » symboliquement pour renaître transformé, un thème exploré dans des ouvrages comme La Symbolique maçonnique de Jules Boucher (1948).
- L’Engagement Éthique : Stiegler insistait sur la nécessité de « prendre soin » face à la disruption technologique, une démarche éthique qui résonne avec le devoir maçonnique de travailler à l’amélioration de l’humanité. Dans Les Francs-Maçons et leur philosophie (2005), Daniel Beresniak souligne que la maçonnerie n’est pas une fin en soi, mais un moyen de construire une société plus harmonieuse, un objectif que Stiegler poursuivait à travers ses propositions d’une économie contributive.
L’Héritage de Stiegler en 2025

Cinq ans après sa mort, l’héritage de Bernard Stiegler reste plus pertinent que jamais. Face à l’accélération des technologies numériques, de l’intelligence artificielle et des crises écologiques, sa philosophie offre un cadre pour penser la responsabilité humaine dans un monde en mutation. Son appel à une « bifurcation » – un changement radical de paradigme économique et social – continue d’inspirer des initiatives comme celles de l’IRI ou du mouvement des « Territoires en transition ».
En parallèle, la franc-maçonnerie, avec des événements comme la célébration du 150e anniversaire du Convent de Lausanne en septembre 2025, continue de promouvoir une réflexion sur les valeurs universelles dans un monde en crise. Bien que Stiegler n’ait pas été maçon, son insistance sur la nécessité d’une pensée critique et collective face à la technique fait écho à l’esprit maçonnique, qui invite ses membres à « tailler leur pierre » pour contribuer à un édifice commun.
Bernard Stiegler nous a quittés il y a cinq ans, mais ses idées continuent d’éclairer notre compréhension des défis contemporains. Sa vision du pharmakon, de l’individuation et du « prendre soin » partage avec la franc-maçonnerie une ambition commune : celle de transformer l’individu et la société à travers une démarche réfléchie et éthique.
En ce début août 2025, rendons hommage à ce penseur visionnaire en poursuivant son appel à construire un avenir où la technique, loin d’être un poison, devient un remède pour une humanité plus consciente et solidaire.
Références :
- Stiegler, Bernard. La Technique et le Temps, 1 : La faute d’Épiméthée. Galilée, 1994.
- Stiegler, Bernard. De la misère symbolique. Galilée, 2004.
- Stiegler, Bernard. Qu’appelle-t-on panser ?. Les Liens qui Libèrent, 2018-2020.
- Stiegler, Bernard. Philosopher par accident. Galilée, 2004.
- Boucher, Jules. La Symbolique maçonnique. Dervy, 1948.
- Beresniak, Daniel. Les Francs-Maçons et leur philosophie. Dervy, 2005.
- Burkert, Walter. Structure and History in Greek Mythology and Ritual. University of California Press, 1979.
- L’Edifice, « Le Convent de Lausanne », https://www.ledifice.net/P021-3.html.
- The Conversation, « Les crimes rituels au Gabon : un phénomène moderne », 3 août 2025.
J’ai eu le plaisir de travailler avec Bernard Stiegler dans le milieu des années 90 quand il était responsable de l’innovation à l’INA ( Institut National de l’Audiovisuel ).
Nous avons été souvent ensemble à Sophia Antipolis chez Digital Équipements pour les premiers tests de numérisation vidéo.
Cela donnera les premières conservations d’images de télévision totalement numériques.
Je garde le souvenir d’un intellectuel brillant qui s’exprimait avec une douceur et une bienveillance étonnante.