Dans la riche tapisserie de la pensée grecque antique, l’amour n’est pas un concept monolithique, mais une mosaïque de dix formes distinctes, chacune révélant une facette unique de la relation humaine et divine. De Pornéïa, l’amour charnel et transgressif, à Agapè, l’amour inconditionnel et sacré, ces déclinaisons explorent la complexité des liens affectifs, spirituels et philosophiques. Ces catégories, bien plus que de simples sentiments, sont des clés pour comprendre l’âme humaine et son aspiration à l’harmonie.
Dans la franc-maçonnerie, tradition initiatique qui puise dans les sagesses antiques, ces formes d’amour résonnent profondément, guidant les frères et sœurs dans leur quête de lumière, de fraternité et de perfection intérieure.

Cet article explore les dix formes d’amour grecques et leur lien avec la franc-maçonnerie, où l’amour devient un outil de transformation et un reflet de l’ordre cosmique.
1. Pornéïa : L’Amour Charnel et Transgressif

Pornéïa, racine du mot « pornographie », désigne un amour dévorant, pulsionnel, où le corps et la jouissance règnent en maîtres. C’est l’amour sans restriction, une célébration de soi à travers l’autre, un désir brut et sans morale. Cet amour, souvent associé à une autovénération, est une force vitale, mais aussi un feu qui peut consumer si mal maîtrisé. Dans la franc-maçonnerie, Pornéïa pourrait être vue comme une énergie brute, semblable à la pierre brute que l’initié doit tailler. Bien que la maçonnerie valorise la discipline et la sublimation des passions, cet amour charnel rappelle la nécessité d’embrasser toutes les facettes de l’humanité, même les plus instinctives, pour les transcender.
2. Pothos : L’Amour Dépendant et Fusionnel

Pothos est l’amour qui naît du besoin vital de l’autre, une soif d’exister à travers la présence de l’être aimé. Teinté de dépendance affective, il recherche la sécurité et la béatitude dans l’amour reçu. Cet amour fusionnel, presque addictif, peut enfermer autant qu’il libère. Dans la franc-maçonnerie, Pothos évoque le lien fraternel intense qui unit les membres d’une loge. Cette dépendance, lorsqu’elle est canalisée, devient une force de cohésion, mais elle invite aussi à l’équilibre pour éviter que l’ego ne prenne le pas sur la quête collective.
3. Mania Pathé : L’Amour Fou et Dévastateur

Mania Pathé, l’amour passionnel et obsessionnel, est une flamme ardente marquée par la jalousie et la souffrance. Cet amour, qui porte en lui une pulsion de mort, peut détruire les relations par son intensité dévorante. Dans le contexte maçonnique, Mania Pathé représente les passions incontrôlées que l’initié doit surmonter. Le cabinet de réflexion, avec son invitation à l’introspection, est un espace où l’on confronte ces pulsions pour les transformer en une énergie constructive, alignée avec la quête de la lumière.
4. Éros : L’Amour Érotique et Ludique
Éros, incarné par le dieu du désir, est l’amour du mouvement, du jeu et du plaisir renouvelé. Contrairement à Pornéïa, il n’est pas centré sur l’orgasme, mais sur l’érotisme, la promesse d’une vie vibrante et joyeuse. Dans la franc-maçonnerie, Éros se retrouve dans la créativité et l’élan vital qui animent le travail en loge. Le symbolisme maçonnique, riche en images et en rituels, est une forme d’érotisme spirituel, où l’initié est attiré par la beauté des mystères et la quête de la vérité.
5. Philia : L’Amour Amitié Désintéressé

Philia est l’amour amical, empreint de bienveillance, d’empathie et de compersion – la joie de voir l’autre heureux. Cet amour désintéressé célèbre l’authenticité de l’autre sans attendre de retour. Dans la franc-maçonnerie, Philia est au cœur de la fraternité. Les liens entre les frères et sœurs, fondés sur la tolérance et le respect, reflètent cet amour qui unit sans posséder. Les tenues maçonniques, où l’on partage idées et réflexions, sont des moments de Philia, où le bonheur collectif prime sur l’ego.
6. Storgê : L’Amour Platonique et Tendre
Storgê incarne la tendresse ultime, un amour contemplatif et attentif, où l’on se perd dans le regard de l’autre sans chercher à posséder. C’est l’amour des gestes simples, comme marcher main dans la main ou offrir un réconfort désintéressé. Dans la franc-maçonnerie, Storgê se manifeste dans la bienveillance des rituels, où l’initié est accueilli avec douceur et guidé avec soin. Le temple, espace sacré, devient un lieu de tendresse spirituelle, où l’on cultive une présence attentive à l’autre et à soi-même.
7. Harmonia : L’Amour Équilibré et Complémentaire

Harmonia est l’amour de l’équilibre, où deux êtres se respectent et s’accordent dans une relation d’égalité et de complémentarité. Cet amour, souvent atteint après avoir traversé les épreuves des autres formes, brille par son harmonie. Dans la franc-maçonnerie, Harmonia est symbolisée par le pavement mosaïque, où les carrés noirs et blancs représentent l’union des opposés. Les rituels maçonniques, rythmés et ordonnés, visent à créer une harmonie collective, où chaque frère ou sœur trouve sa juste place dans l’égrégore.
8. Eunoïa : L’Amour Sacrificiel et Altruiste
Eunoïa est l’amour dévoué, où l’on s’oublie pour le bien de l’autre, sans attendre de retour. C’est un amour sacrificiel, où le plaisir de l’autre prime sur le sien. Dans la franc-maçonnerie, Eunoïa se retrouve dans l’engagement des officiers de la loge, qui œuvrent pour le bien commun, et dans l’esprit de service qui anime les travaux maçonniques. Cet amour altruiste reflète la devise « donner sans compter », un idéal qui guide l’initié dans sa quête de perfection.
9. Charis : L’Amour de la Grâce et de la Célébration

Charis, l’amour de la grâce, est une célébration collective de l’amour, non sexualisée mais empreinte de joie et d’extase. C’est un amour respectueux, où l’on s’aime les uns les autres dans une tendresse partagée. Dans la franc-maçonnerie, Charis évoque les moments d’unité en loge, où l’égrégore transcende les individualités. Les banquets maçonniques, ou agapes, sont des expressions de Charis, où les frères et sœurs célèbrent leur lien fraternel dans une joie pure et sacrée.
10. Agapè : L’Amour Inconditionnel et Sacré

Agapè est l’amour ultime, la source divine qui englobe toutes les formes d’amour. Sacré et inconditionnel, il célèbre le corps, la joie et l’autre dans une délectation raffinée. Pour les Grecs, Agapè est une quête d’immortalité, un amour qui transcende la matière pour toucher l’éternel. Dans la franc-maçonnerie, Agapè est l’amour du Grand Architecte de l’Univers, l’aspiration à une lumière universelle qui unit tous les êtres. C’est l’amour qui anime la quête initiatique, où l’initié s’élève vers une compréhension plus profonde de l’humanité et du cosmos.
Le Rapport des Formes d’Amour avec la Franc-Maçonnerie
La franc-maçonnerie, en tant que voie initiatique, s’appuie sur des valeurs universelles comme la tolérance, la fraternité et la quête de la vérité, qui résonnent avec les dix formes d’amour grecques. Ces formes ne sont pas seulement des émotions, mais des principes philosophiques qui guident l’initié dans son travail sur la pierre brute, la construction du temple intérieur, et l’harmonie avec ses frères et sœurs. Explorons comment ces amours s’intègrent dans la franc-maçonnerie.
1. Pornéïa et la Reconnaissance de l’Humanité
Bien que Pornéïa puisse sembler éloignée des idéaux maçonniques, elle rappelle que l’initié doit accepter toutes les facettes de son humanité, y compris ses instincts. Le cabinet de réflexion, où l’on confronte ses ombres, est un espace où Pornéïa peut être reconnue et sublimée. La franc-maçonnerie enseigne à canaliser cette énergie brute pour la transformer en une force créatrice, alignée avec la quête de la lumière.
2. Pothos et la Fraternité Dépendante
Pothos, avec sa dépendance affective, trouve un écho dans le lien fraternel qui unit les maçons. La loge est un espace où l’on cherche la sécurité et la reconnaissance à travers la communauté. Cependant, la franc-maçonnerie invite à équilibrer cet amour pour éviter qu’il ne devienne une entrave, en cultivant l’autonomie spirituelle et la responsabilité individuelle.
3. Mania Pathé et la Maîtrise des Passions
L’amour passionnel de Mania Pathé est un défi pour l’initié. Les rituels maçonniques, comme l’épreuve de la terre, rappellent la nécessité de surmonter les passions destructrices. La jalousie et l’obsession, contraires à la fraternité, sont des obstacles que le maçon doit transcender pour atteindre l’harmonie et la sagesse
4. Éros et la Créativité Initiatique
Éros, avec son énergie ludique et créative, est omniprésent dans le symbolisme maçonnique. Les outils du maçon – l’équerre, le compas, le maillet – sont des instruments de création, où l’initié joue avec les symboles pour façonner son temple intérieur. Éros anime la passion pour la découverte et la beauté des mystères, un moteur essentiel du travail maçonnique.
5. Philia et la Fraternité Maçonnique
Philia est l’essence même de la fraternité maçonnique. Les tenues, où les frères et sœurs partagent leurs réflexions dans un esprit de bienveillance, incarnent cet amour désintéressé. La tolérance, valeur cardinale de la franc-maçonnerie, reflète Philia en permettant à chacun d’être soi-même, dans le respect et la joie de l’autre.
6. Storgê et la Tendresse du Rituel
Storgê se manifeste dans la douceur des rituels maçonniques, où l’initié est accueilli avec soin et guidé avec tendresse. L’initiation, avec ses gestes symboliques et ses paroles apaisantes, est un moment de Storgê, où la loge enveloppe le néophyte dans une présence attentive, propice à l’éveil spirituel.
7. Harmonia et l’Équilibre du Temple
Harmonia est au cœur de la franc-maçonnerie, où l’équilibre entre les opposés – lumière et obscurité, force et sagesse – est une quête constante. Le pavement mosaïque et les colonnes Jakin et Boaz symbolisent cet équilibre, où chaque maçon trouve sa place dans l’harmonie collective. Les rituels, orchestrés avec précision, reflètent cette recherche d’une harmonie universelle.
8. Eunoïa et l’Altruisme Maçonnique
Eunoïa, l’amour sacrificiel, est incarné par l’engagement des maçons pour le bien commun. Les officiers de la loge, qui consacrent temps et énergie au service des autres, vivent cet amour altruiste. Eunoïa rappelle que la franc-maçonnerie est une voie de don, où l’ego s’efface pour laisser place à la fraternité et à la quête collective.
9. Charis et l’Égrégore des Agapes
Charis, l’amour de la grâce, trouve son expression dans les agapes maçonniques, ces moments de partage joyeux où les frères et sœurs célèbrent leur unité. Ces instants, empreints de respect et de tendresse, transcendent les individualités pour créer un bain d’amour spirituel, où la loge devient un espace de grâce et de communion.
10. Agapè et la Quête de la Lumière
Agapè, l’amour inconditionnel, est le sommet de la démarche maçonnique. Il reflète l’aspiration au Grand Architecte de l’Univers, une force d’amour universel qui transcende les différences. Dans les hauts grades, où l’on explore la dimension spirituelle de l’initiation, Agapè devient la lumière intérieure que chaque maçon cherche à atteindre, un amour sacré qui unit l’humanité au divin.
L’Héritage Hermétique : Un Pont entre l’Amour Grec et la Franc-Maçonnerie

L’influence des formes grecques d’amour sur la franc-maçonnerie passe par l’hermétisme, une tradition philosophique qui synthétise les sagesses grecque et égyptienne. Hermès Trismégiste, figure syncrétique d’Hermès et de Thot, incarne l’amour sous ses multiples formes : Éros dans la transmission du savoir, Philia dans l’instruction des initiés, Agapè dans la quête de la lumière divine. La maxime hermétique « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » trouve un écho dans la franc-maçonnerie, où l’amour, sous toutes ses formes, relie le microcosme de l’initié au macrocosme de l’univers.Dans les rites égyptiens, comme Misraïm, l’influence de Thot, dieu du Verbe et de la magie, renforce le lien entre l’amour et l’initiation. Thot, en tant que gardien des archives et maître des métamorphoses, incarne Harmonia et Eunoïa, guidant les maçons vers l’équilibre et le service. Hermès, avec son caducée symbolisant l’union des opposés, évoque Charis et Agapè, un amour qui transcende les dualités pour atteindre l’unité.
L’Amour comme Voie Initiatique

Les dix formes d’amour grecques – de Pornéïa à Agapè – offrent une cartographie de l’âme humaine, où chaque facette, de la passion brute à l’amour divin, joue un rôle dans la quête de sens. Dans la franc-maçonnerie, ces amours deviennent des outils initiatiques, guidant l’initié à travers les épreuves de la pierre brute vers la lumière du temple intérieur. Philia et Storgê tissent les liens fraternels, Harmonia et Eunoïa structurent l’équilibre et l’altruisme, tandis que Charis et Agapè élèvent l’âme vers une communion universelle.Comme les Grecs voyaient l’amour comme une force cosmique, la franc-maçonnerie fait de l’amour un pilier de son édifice spirituel. Entre l’équerre et le compas, l’initié apprend à aimer – soi, l’autre, et l’univers – dans un voyage qui transforme la pierre brute en une œuvre d’harmonie et de lumière.
Ainsi, l’amour, dans toutes ses déclinaisons, devient le fil d’or qui relie le maçon au Grand Architecte, dans une quête éternelle de vérité et d’unité.
Sources :
- René Lachaud, L’invisible présence, Les dieux de l’Égypte pharaonique Kybalion.
- Inspiré des descriptions des dix formes d’amour grecques fournies.
- Pierre Gordon, Le Mythe d’Hermès.
- Françoise Bonardel, L’hermétisme.