Dans les méandres d’un passé lointain, au sein d’une pensée philosophique grecque ancienne connue sous le nom des Cyniques, une règle d’argumentation singulière voyait le jour. Nul ne pouvait se dresser en accusateur sans avoir d’abord su défendre le point de vue opposé avec autant de conviction. Cette exigence d’une vision à 360 degrés, embrassant à la fois la charge et la défense, offrait une chance rare de s’approcher de la vérité dans toute sa complexité.
Ce préambule éclaire l’intitulé de notre réflexion : Pièges et Bienfaits. Car ici, le piège ne s’oppose pas au bienfait comme un antagoniste irréconciliable. Il incarne plutôt le risque inhérent à l’ascension des grades ou à l’exercice des fonctions en loge, un danger subtil qui peut égarer celui qui s’y aventure, non par malice, mais par une dérive de l’usage. Remplacer « pièges » par « méfaits » aurait été injuste, car une fonction occupée avec droiture ou un degré élevé, même accompagné de périls, ne produit aucun mal en soi. C’est l’interprétation que l’on en fait, l’intention qui l’anime, qui peut se révéler néfaste, tant pour l’individu que pour la fraternité.

Ces mots sont ceux d’un Vénérable Maître au terme de trois années de mandat, une précision qui mérite d’être soulignée. Comme à la fin d’un repas, où l’appétit initial cède la place à une satiété qui altère la perception, l’expérience vécue transforme notre regard. Le désir ardent du début, parfois teinté d’illusions, peut fausser notre jugement, et un Vénérable Maître en fin de parcours n’est plus tout à fait le même qu’au premier jour. C’est dans cet esprit, mûri par le temps et l’introspection, que nous allons explorer les arcanes des grades et des fonctions, leurs promesses comme leurs embûches.
Les Grades : Une Échelle de Lumière ou un Piège d’Orgueil ?

Commençons par les grades, un terme puisé dans le lexique militaire, où ils évoquent des titres et des honneurs, une reconnaissance sociale gravée dans le marbre des hiérarchies. Pourtant, en tant que bâtisseurs héritiers de la tradition du Temple de Salomon, ne devrions-nous pas préférer le mot « degrés », résonnant avec la géométrie sacrée et l’ouverture du compas, cet outil symbolique de l’esprit élargi ? Les grades, tels des décorations, nourrissent l’orgueil, comme en témoigne l’humiliation publique du lieutenant-colonel Dreyfus, dégradé le 5 janvier 1895 sous de fausses accusations. Cette dégradation, spectacle cruel, illustre combien les grades relèvent d’une validation extérieure, dénuée de profondeur spirituelle.
Les degrés, en revanche, s’ancrent dans une tout autre logique. Ils évoquent l’ouverture du compas, cet acte d’étendre son esprit pour accueillir la lumière maçonnique. Cette ouverture n’est pas un simple geste mécanique : elle invite à une vision totale, profonde, où l’initié se place au centre pour observer avec recul et discernement les choses et les êtres. Ainsi, l’élévation des degrés n’est pas une récompense pour services rendus ni une médaille accumulée avec le temps passé en loge. Elle est un miroir, un indice extérieur reflétant l’ascension intérieure sur une échelle de sagesse et de savoir-être, loin des compétences techniques ou des honneurs mondains.
Mais cette ascension n’est pas sans périls. Voici les pièges que le maçon doit apprendre à déjouer en gravissant les barreaux de cette échelle symbolique :

- La Satisfaction : Un maçon qui se contente d’un compas entrouvert, laissant filtrer juste assez de lumière pour s’extraire des ténèbres, se prive de l’essence de son travail. Comme l’expriment les mots rituels : « Nous n’aspirons pas au repos » ou « Gloire au Travail », l’immobilité est une trahison de l’idéal maçonnique.
- La Comparaison : Talleyrand, avec sa sagesse acérée, confessait : « Quand je m’examine, je m’inquiète. Quand je me compare, je me rassure. » Ce besoin de se rassurer, né de la peur d’affronter ses doutes, engendre une logique de compétition où émergent des vainqueurs et des vaincus, des bons et des mauvais. Pire encore, ce travers peut mener au mépris des « sans-grade », brisant l’esprit de fraternité. La comparaison, véritable cancer du maçon, corrode l’harmonie collective.
- La Suffisance : Entre fierté, vanité et orgueil, la confusion règne, même dans les dictionnaires comme Larousse, qui mêlent parfois ces notions. La fierté, satisfaction légitime d’un travail bien accompli, est la boussole du maçon, le ramenant à son centre. La vanité, elle, réclame le regard des autres, se nourrit de reconnaissance publique sans être nécessairement malveillante – souvent, elle cache un manque d’amour de soi. Quant à l’orgueil, il nie les autres, les réduisant à des marchepieds pour une supériorité autoproclamée. Sans centre, l’orgueilleux s’isole, s’opposant à la fraternité. Notre ego, bien utilisé, peut servir de baromètre pour ajuster notre juste attitude, à condition de ne pas le laisser nous dominer.
Ces pièges, bien qu’illustrés ici, ne sont qu’un aperçu. Ils ne dictent pas des règles de bienséance ou de morale, mais révèlent des lois universelles, immuables comme la gravité ou la lumière, qui guident vers l’harmonie. Gandhi, dans sa sagesse, le rappelait :

« Le bonheur est l’harmonie entre ce que tu penses, ce que tu dis et ce que tu fais. »
Cette harmonie exige d’accueillir éros et thanatos, vie et mort, comme deux faces d’une même réalité, sans s’y soumettre ni s’y comparer. Thich Nhat Hanh, récemment disparu, pointait trois complexes – supériorité, infériorité, égalité – tous nourris par la comparaison, ce piège ultime. Le maçon, pour ouvrir pleinement son compas, doit s’aligner sur ces lois cosmiques, sous peine de devenir un Don Quichotte s’épuisant en combats illusoires, fuyant sa place véritable.

Les degrés, à l’image d’un thermomètre, montent avec la chaleur du soleil intérieur. Mais qu’adviendrait-il si ce rayonnement faiblissait, si l’esprit se refermait ? Les degrés, tels des reflets éphémères, régresseraient. Imaginer un suprême conseil votant pour dégrader un maçon dont la lumière s’est éteinte serait presque amusant ! Pourtant, nombreux sont ceux qui considèrent leurs grades – ainsi nommés pour se rassurer – comme une rente éternelle, une légitimité acquise par les années en loge, à l’image d’un statut administratif. Or, les degrés ne sont valables que par un travail constant. Ils faiblissent dès que l’on croit l’ouvrage achevé, dès que l’on se compare, cherche une reconnaissance extérieure ou s’identifie à une fonction. Leur valeur réside en nous seuls et s’évanouit dès qu’ils sont exhibés comme des trophées.
Les Fonctions : Un Service Collectif ou un Risque d’Illusion ?

Passons aux fonctions, dont le nom même – « fonctionner » – indique une action, un rôle opérationnel au sein de la loge ou de l’obédience. Si les degrés reflètent un travail intérieur, les fonctions sont des charges collectives, votées par les maîtres pour animer l’organisation matérielle et rituelle. Elles incarnent le mouvement, l’énergie qui fait vivre l’atelier. On peut voir un 33e degré du Rite Écossais ou un 95e degré du Rite Égyptien s’asseoir avec les apprentis, ou un maître fraîchement élevé occuper un poste électif. L’ancienneté ou la sagesse n’y jouent aucun rôle. Parfois, des maçons élus à des sommets obédientiels, moins instruits que certains apprentis, brillent par leur savoir-faire politique, offrant l’illusion de compétence et de légitimité.

En somme, un compagnon travaillant son degré surpasse en utilité et en sagesse un grand maître absorbé par des réunions d’ordre ou des réceptions au Palais de l’Élysée. Les officiers de loge, eux, doivent éviter un écueil fréquent : placer les plus compétents aux plateaux pour optimiser les tenues, transformant l’atelier en startup californienne. Imaginez Monique, ancienne secrétaire d’un patron du CAC 40, devenir secrétaire de loge ; Roger, ex-DJ du Macumba, maître de la colonne d’harmonie ; Jean-Marc, chef étoilé Michelin, maître de bouche ; ou Christophe, ancien militaire, maître des cérémonies. Ce casting efficace prête à rire, mais combien de vénérables succombent à cette tentation de la compétence au détriment de l’expérimentation et de l’erreur créatrice ? La technique vise l’erreur zéro ; l’art, par ses tâtonnements, cherche l’illumination divine. La loge, laboratoire expérientiel physique et spirituel, repose sur l’égalité humaine, invitant chacun à explorer tous les plateaux, toutes les fonctions, pour progresser sur le chemin.
Le Voyage Symbolique des Fonctions

Prenons l’exemple d’un officier élu parcourant les charges comme un voyage cosmique. Initié, il accueille la lumière. Secrétaire, rattaché à la Lune et au lundi, il organise avec douceur. Maître des cérémonies, lié à Mercure et au mercredi, il guide avec sa canne, incarnant une énergie féminine d’attraction, comme les marées. Expert, associé à Saturne et au samedi, il pousse avec son épée, énergie masculine du Soleil. Second surveillant, sous Vénus et le vendredi, il laboure avec les apprentis. Premier surveillant, sous Mars et le mardi, il explore le tangible avec les compagnons. Vénérable maître, sous Jupiter et le jeudi, il unit visible et invisible. Couvreur, il se retire dans le silence de l’occident, puis, orateur, il diffuse la sagesse accumulée, tel un Soleil discret.
Quel orgueil tirer de ces charges électives ? Comme on n’applaudit pas une mère sortant de la cuisine ou un père rentrant de l’usine, le maçon accomplit son devoir sans attendre de gloire. Dans L’Avare de Molière, Harpagon, Valère, Cléante, Mariane ou Anselme – qui mérite plus de talent ? Chacun joue sa part, et c’est l’ensemble qui fait la pièce. Dans la loge, comme dans une famille ou une troupe, l’équilibre naît quand chacun occupe sa place sans comparer, offrant son cœur pur sans attendre de retour. C’est là que la magie opère.
Une Invitation à la Conscience

En conclusion, rappelons les premiers mots du Vénérable Maître : « Prenez place ». De quelle place s’agit-il ? Un siège réservé depuis vingt ans, ou un espace occupé par votre rayonnement intérieur ? Si chaque maçon méditait cette question, les querelles pour un plateau convoité s’évanouiraient. Le destin, ce que le Grand Architecte de l’Univers nous offre, échappe à notre choix. Mais ce que nous en faisons – une expérience riche et fructueuse – dépend de nous seuls.
Prenons l’exemple de Stephen Hawking, frappé à vingt ans par la sclérose latérale amyotrophique, paralysé mais devenu un explorateur des étoiles pendant plus de cinquante ans. Il affirmait préférer sa vie à une existence sans maladie. Nelson Mandela, emprisonné vingt-sept ans, en ressortit libre pour guider l’Afrique du Sud avec fraternité. Ray Charles, aveugle à sept ans après la mort de son frère, choisit de devenir un géant du jazz. Comme dit la sagesse chinoise :

« On n’est pas responsable de la tête qu’on a, mais de la tête qu’on fait. »
Cette leçon s’applique au cœur : face aux épreuves, chacun décide de construire une forteresse ou une auberge fraternelle.
Le maçon debout doit choisir :
être responsable de sa vie ou en être la victime. Méditons cette responsabilité, car c’est dans l’acceptation humble des lois universelles – gravité, lumière, amour, mort, vie – que se forge le chemin vers soi et vers les autres.