Vous êtes tous familiers des emblèmes majeurs de notre Art Royal : l’Équerre et le Compas. Il est probable que beaucoup d’entre vous attribuent à ces outils une origine exclusivement maçonnique, surgissant avec la rédaction des Constitutions d’Anderson au XVIIIe siècle. Permettez-moi de dissiper ce malentendu avec une humilité bienvenue : leur histoire remonte bien avant cette époque, plongeant ses racines dans des traditions millénaires. Préparez-vous à un voyage initiatique à travers le temps et les cultures, où ces symboles révèlent une profondeur insoupçonnée.
Une Origine Ancestrale : Les Lumières de la Chine Antique

Loin de l’Occident, il y a environ 5 000 ans, les Chinois utilisaient déjà l’Équerre et le Compas dans un cadre symbolique riche de sens. Une gravure datant de la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.) nous offre un témoignage saisissant : Fuxi et sa sœur Nuwa, figures mythiques fondatrices du mariage en Chine, sont représentés avec leurs corps inférieurs entrelacés en queues de serpent, incarnant l’union des contraires. Fuxi, tenant l’Équerre, symbolise la Terre, tandis que Nuwa, avec le Compas, représente le Ciel. Ces instruments peuvent aussi être substitués par la Lune et le Soleil, échos du Yin et du Yang, dans une danse cosmique d’harmonie et d’équilibre. Ces gravures sur pierre, parmi les plus anciennes connues, témoignent d’une sagesse universelle bien antérieure à notre tradition.
En guise de partage fraternel, je vous offre une anecdote personnelle : il y a quelques mois, un ami – compagnon de route des arts martiaux m’a offert une représentation de ce symbole sur un support minéral. Ce don provient de Georges Charles, successeur de l’école chinoise de boxe interne San Yi Quan, un lien qui illustre la continuité des savoirs à travers les âges. Cette connexion nous rappelle que la Franc-Maçonnerie ne crée pas ex nihilo : elle recycle, intègre et infuse de sens ces héritages pour les adapter à notre culture occidentale. Reconnaître cette origine chinoise nous invite à une humilité profonde, nous obligeant à relativiser toute prétention à une supériorité de notre Art Royal, qui n’est qu’une réinterprétation d’anciennes vérités éprouvées.
Le Triadisme Symbolique : Équerre, Compas et le Troisième Joyau

Dans nos assemblées, ces deux outils s’inscrivent dans un triadisme sacré, complétés par un troisième élément : la Règle ou le Volume de la Loi Sacrée, selon les Rites et les traditions locales. Concentrons-nous sur ce troisième joyau, souvent éclipsé, car il se trouve subtilement remplacé par une présence vivante : le Maçon lui-même. En intégrant les valeurs maçonniques – justice, harmonie, fraternité – le Maçon devient le porteur incarné de la Règle. L’Équerre, symbole du monde visible et matériel, s’élève aux côtés du Compas, représentant l’invisible, l’infini et les lois spirituelles. Ensemble, ils encadrent le Maçon, médiateur entre ciel et terre, dans une géométrie sacrée qui résonne avec les lois universelles.
Cette dualité évoque une image puissante : le Christ sur la Croix, figure accomplie de l’Homme, unissant la verticale de l’esprit à l’horizontale de la matière, porteur de la loi divine. De même, le Maçon, placé entre l’Équerre et le Compas, incarne cette synthèse. Mais attention : cette Règle n’est pas une soumission aux lois sociales ou aux diktats des clergés au service des pouvoirs temporels. Elle transcende les notions de bien et de mal imposées, invitant à une liberté intérieure.
La Quête de la Liberté Intérieure

Le véritable chemin maçonnique ne réside pas dans l’obéissance aveugle à une autorité extérieure – qu’elle soit maçonnique ou profane. Le Maçon n’est pas un esclave de la Règle, ni un instrument des « élus » qui la revendiquent. Son rôle exclusif est de s’affranchir de toute tutelle pour intégrer en lui-même cette loi universelle, devenant ainsi pleinement Libre. Cette Règle se matérialise dans les lois qui animent notre cosmos – ce que certains appellent Dieu ou le Principe Créateur. La Maçonnerie, dépouillée de toute divinité personnifiée, repose sur une initiation solitaire, soutenue par les Maîtres et les lois immanentes de l’univers.
Ce parcours rappelle un principe universel : l’élève doit dépasser son Maître, tout comme le fils doit un jour s’émanciper de son père pour le devenir à son tour. C’est le cycle immuable de la vie et de la mort, une leçon que tout pratiquant d’un Art – martial, philosophique ou spirituel – reconnaît. Le Maçon, pont entre le carré terrestre de l’Équerre (90°) et le cercle infini du Compas (360°), totalise une somme symbolique de 450°, un clin d’œil amusant à notre journal maçonnique bien connu, 450.fm.
Médiation entre Matière et Esprit
Cette médiation entre matière et esprit est le cœur de notre Art. Définissons-les avec soin. L’Équerre représente la matière physique, perceptible par les cinq sens du Compagnon – vue, ouïe, toucher, goût, odorat – et symbolisée par le carré du tablier d’Apprenti, avec ses quatre angles ancrés dans le concret. Le Compas, en revanche, ouvre sur l’invisible : l’esprit, l’infini, la spiritualité. Ces deux principes ne s’opposent pas ; ils se complètent, à l’image du triangle de la bavette relevée au premier degré, qui s’élève au-dessus du carré au degré suivant, spiritualisant la matière.

Ce jeu d’entrelacement – l’Équerre dominant d’abord, puis le Compas prenant le dessus – reflète la progression initiatique. Le Maçon, au centre, incarne cette alchimie, où l’esprit transcende la matière sans la nier. Mais qu’entendons-nous par « esprit » dans une logique sacrée ? Deux formes de sacré émergent. Le sacré universel, que j’associe aux lois de création et de destruction de l’univers – Éros et Thanatos selon Freud –, un principe impersonnel animant toute vie. Puis le sacré subjectif, humain, né de la transcendance : une croyance, un objet, un acte, comme le sacrifice décrit par René Girard, ou le carré long tracé par les prêtres romains pour lire les auspices, repris dans le rythme du Maître des Cérémonies au premier degré.
L’humain, seul animal à intellectualiser sa spiritualité, lui donne un sens unique, qu’il exprime et verbalise, même si les animaux pourraient la ressentir intuitivement. Cette capacité distingue notre quête.
Vers l’Unité et la Lumière

En conclusion, nos symboles – Équerre, Compas, Fil à Plomb, Niveau, Lune, Soleil, Pavé Mosaïque – ne sont pas de simples ornements. Ils attirent notre attention sur les lois universelles qu’ils incarnent : gravité, fraternité, alternance, ternaire, palingénésie. Comprendre leur polysémie via le principe de substitution nous libère des apparences, nous reliant à l’impermanence de la vie et à l’unité du monde. Mais combien de Maçons atteignent cette compréhension ? Sans statistique précise, on déplore le silence de ceux qui éclairent ce chemin. Trop s’égarent dans la quête de titres, de charges ou d’un syndicalisme maçonnique, loin de l’invitation de Démocrite : « La vérité est cachée au fond du puits. »

Pour clore avec une touche légère, imaginons une métaphore : des millions de spermatozoïdes dans la course à la vie, quelques milliers atteignant les trompes, un seul fécondant l’ovule. Parmi les milliers initiés à la Lumière, la sélection se poursuit : certains s’égarent dans les titres ou les ambitions… et rares sont ceux qui approchent la vraie Lumière. Ainsi, « M’être entre Équerre et Compas » pourrait se lire comme « m’être » – être à soi-même, porteur des lois universelles, un avec l’UN du cosmos.
Que cette réflexion guide notre chemin initiatique, dans l’humilité et la fraternité, au-delà des structures et des apparences.