mer 18 juin 2025 - 20:06

Dans le miroir de Vivian Maier, il y a notre regard piégé

Le dernier album photo de Reporters Sans Frontières rend hommage à Vivian Maier, une des photographes les plus géniales du XXème siècle. Problème : elle n’a jamais voulu être photographe. Elle n’a jamais voulu faire ce qu’il aurait fallu pour ça : trianguler. 

C’est un autoportrait de 1953, de Vivian Maier à  New York. On la voit par reflet dans une vitrine, son appareil Rolleiflex calé sur son ventre, le regard distant. Depuis l’origine,  depuis la camera obscura, la photographie est un dispositif de triangulation, qui fonctionne sur la symétrie inversée (voir illustration). Globalement, la composition de l’image est la même que celle d’un tableau : cadre, construction des lignes, perspective, point de fuite, mais les moyens sont différents : la chambre noire, l’objectif, l’obturateur. Il faut différencier ce qui est dans le cadre et ce qui est hors-cadre, qui ne doit pas être vu.

Ici on remarque une double transgression. D’abord, la présence de l’appareil photo. Or, l’œil qui regarde ne doit pas être visible. C’est le principe du “quatrième mur” en théâtre, on fait comme si les spectateurs n’étaient pas là, alors qu’en réalité, le spectacle est donné pour eux. La deuxième transgression est celle de l’auto-référencement. Le photographe ne peut pas être lui-même le sujet de sa propre photographie. Bien sûr, l’autoportrait est un genre courant en peinture, et très prisé de certains peintres : Rembrandt, Courbet, Van Gogh…, mais justement parce qu’il est une transgression, il met en abyme l’art de la peinture lui-même. Dans les autoportraits de peintre, l’artiste se regarde droit dans les yeux et du même coup dans les yeux du spectateur.  Vivian Maier ne fait pas cela. Elle ne regarde pas dans l’appareil photo et donc pas dans les yeux du spectateur. Elle l’exclut. Elle regarde, en face d’elle, son reflet dans la glace. Vivian Maier photographe regarde Vivian Maier sujet de sa propre photographie. Sans complaisance. Ce n’est pas son œil qui prend la photo, elle semble absente, ce sont ses mains, ce sont ses doigts. 

Cette image montre en réalité un portrait inversé de Vivian Maier. Non pas telle que nous l’aurions vue si on s’était trouvé face à elle, mais inversée dans le miroir de la vitrine, telle qu’elle à l’habitude de se voir elle-même. Normalement, la photographie n’inverse pas l’image à l’horizontale, le miroir, si. Nos contemporains, lorsqu’ils prennent des selfies ou des vidéos d’eux-mêmes, choisissent d’inverser l’image, ils ne se filment pas comme un photographe objectif les verrait , comme les autres les voient, mais comme ils se voient eux-mêmes dans le miroir, le sujet impose sa vision à l’auteur. Le moi dans toute sa majesté. Ça en dit long sur notre époque. 

L’image doit toujours avoir un point de fuite, mais pas là, la perspective de la rue est masquée par le personnage principal. On devrait voir aussi quelque chose de ce qui se trouve  derrière la vitrine, à l’intérieur de la boutique, mais rien là non plus. Des reflets. Des immeubles, des voitures bloquées à un feu, qui semblent immobiles, un homme qui marche, simple silhouette floue, et qui regarde ailleurs. Et elle, seulement elle, le reflet de son reflet qui se reflète deux fois dans le miroir. C’est une mise en abyme, mais sans aucune profondeur. Une mise en abyme écrasée sur deux dimensions, celles de la seule surface où tout se passe. Une mise en abyme plate. Sans la troisième dimension qui permet de trianguler le regard. Il n’y a pas de profondeur et pas d’extériorité, aucune place pour le spectateur. S’il plonge dedans, son regard reste piégé à l’intérieur. 

Cette photo, en réalité, n’a été vue par personne. Vivian Maier reprendra plusieurs fois ce thème de son reflet dans le miroir. En 1953, elle est à New York depuis deux ans, elle commence sa longue aventure avec la photographie. Mais elle est gouvernante d’enfants, elle le restera toute sa vie, elle n’est pas photographe. Elle pourrait l’être. Elle a appris cet art avec une des plus grands photographes de son époque : Jeanne Bertrand. Elle n’est pas “naïve” comme le douanier Rousseau, elle n’est pas profane. Mais elle n’est pas photographe. Elle ne se considère pas comme ça. Elle ne vendra ni n’exposera jamais aucune seule de ses œuvres. Elle enferme ses tirages et ses milliers de négatifs jamais développés dans des cartons qu’elle emporte avec elle. Il y en aura près de 150 000. En 2007, deux ans avant qu’elle ne meure, un quidam nommé John Maloof achète certains de ces cartons aux enchères, dans la liquidation d’un garde-meubles où elles les avait entreposées. C’est lui qui va s’instituer gardien de la mémoire et s’employer à faire connaître cette œuvre. Ou plutôt, il va la fabriquer. En commençant par la rendre publique. Puis par intéresser des amateurs d’arts, des collectionneurs comme Jeffrey Goldstein qui se mettent à reconnaître son travail comme véritablement de l’art à partir de 2008. Ensuite, c’est la folie, l’engouement. Posthume. Elle n’était plus en mesure de s’y opposer ni d’y participer. Sa stature d’artiste-photographe, sa légende, et son œuvre elle-même se sont construites sans elle. D’ailleurs, est-ce bien Vivian Maier ? Elle n’a pas choisi les clichés qui méritaient d’être publiés. Les photographes ne sélectionnent qu’à peine 1% de leur production pour le rendre public, le reste, ils le jettent. Elle n’a pas non plus assuré ni supervisé les tirages, les éventuels recadrages et les éventuelles retouches. Est-ce son regard qu’on publie avec les photos qu’on expose, ou sont-ce les choix de John Maloof ? Et qui a construit “Vivian Maier” et son œuvre si ce n’est pas vraiment elle ? Sa production photographique (photographie = écriture de la lumière) était condamné par elle à dormir dans l’obscurité, au fond de cartons dont elle ne donnait l’accès à personne. Disparition de la troisième dimension, mise en abyme de l’ombre et de la lumière, écrasement sur deux dimension,  puis sur une : le néant. 

Tout art fonctionne sur une série de triangulations : l’artiste / son œuvre /son public, ou bien : l’artiste / son art / son œuvre, ou encore : le “marché”de l’art, le champ artistique / l’œuvre de l’artiste, etc. Vivian Maier ne s’est jamais instituée artiste. Elle n’a jamais constitué une œuvre. Le monde de l’art ne l’a jamais connue. De son vivant. Mais à sa mort, le marché et le monde de l’art ont constitué une œuvre à partir du travail de Vivian Maier et ont inventé une artiste nommée Vivian Maier. 

On ne peut pas être franc-maçon tout seul. Il faut être reconnu par les siens. Pas seulement “reconnu”, mais co-construit, les autres participent à la construction du franc-maçon que nous sommes. Car nous sommes l’œuvre : operae lapidem. Nous ne pouvons pas le faire tout seul mais les autres ne peuvent pas non plus le faire sans nous. C’est à nous de mener le chantier.. Il faut aussi vouloir être franc-maçon pour l’être et se reconnaître soi-même comme tel. Dès qu’on cesse de se croire franc-maçon, on ne l’est plus. Les yeux dans le miroir, qui est ce franc-maçon qu’on vient d’initier ? 

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Pierre Gandonniere
Pierre Gandonniere
Membre du Grand Orient de France et du Grand Chapitre Général. Journaliste, consultant, enseignant Auteur d’une thèse sur l’Ecologie de l’Information Auteur de : "L'Humanisme en Tablier Vert -L'Ecologie est-elle une question maçonnique ?" Detrad, 2023
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